Par Hélène Ferrarini (L’âge de faire)

En 2012, le premier ministre du royaume a déclaré que le Bhoutan deviendrait « le premier pays 100 % biologique ». Mais sur place, tout le monde n’est pas convaincu de la faisabilité de la démarche. Après avoir été le premier pays à instaurer le « Bonheur national brut »comme indice de développement, le Bhoutan sera-t-il le premier 100 % bio ?

– Bhoutan, Reportage

« Nous travaillons à devenir le premier pays du monde à être 100 % biologique. » Par ces quelques mots soulignés par des applaudissements soutenus, le premier ministre bhoutanais Jigmi Y. Thinley créait la surprise dans un discours prononcé en 2012 à la Conférence Rio+20. L’annonce fut reprise par la presse internationale et depuis, elle revient sporadiquement dans les pages des journaux.

Entre temps, au Bhoutan, les élections de 2013 ont mené le parti d’opposition au pouvoir. Le nouveau ministre de l‘agriculture a maintenu cet engagement, mais sur le terrain, l’objectif du 100 % bio s’avère plus difficile à atteindre que n’est une déclaration internationale à formuler.

Les intrants chimiques ont été introduits au Bhoutan dès les années 1960, alors que le pays mettait en place ses premiers plans de développement. D’après la Banque mondiale, le Bhoutan utilisait 7,4 kg d’engrais chimiques par hectare de terres arables en 2004. En 2012, le pays en consommait 15 kg par hectare. A titre de comparaison, la même année, la France en utilisait 137 kg par hectare. Si l’usage d’intrants reste donc relativement faible au Bhoutan, il n’est pas inexistant. Et certains paysans s’y sont habitués.

Des produits chimiques livrés par le ministère

Karma Tenzin habite dans la vallée de Phobjikha, à 3 000 mètres d’altitude. Trop haut pour cultiver du riz, l’aliment de base au Bhoutan. Par contre, la pomme de terre s’est bien acclimatée aux pentes de cette large vallée himalayenne. Pour cette culture destinée à la vente, Karma utilise des fertilisants et herbicides, au prix de 20 000 ngultrums (300 euros) par récolte. Et il n’envisage pas de s’en passer. Il explique que les produits chimiques arrivent en camion depuis les stocks du ministère.

Au Bhoutan, l’Etat a en effet gardé la main sur la distribution d’engrais. « Actuellement, les fertilisants chimiques au Bhoutan sont distribués par le National seeds center [le Centre national des semences] par l’intermédiaire d’agents commissionnés dans les différents districts. Il importe ces produits d’Inde. Ça n’a pas été privatisé car le gouvernement est prudent », explique Norden Lepcha, cadre du National organic program, le Programme biologique national.

Norden Lepcha confie que « ce fut une surprise lorsque le précédent premier ministre a déclaré que le pays allait devenir 100 % biologique ! Bien qu’il y ait déjà eu des séminaires sur le sujet au Bhoutan, c’était inattendu. »

Établi en 2005, le Programme biologique national a pour but de « promouvoir l’agriculture biologique dans le pays. Nous formons les agriculteurs à l’agriculture bio, en leur expliquant quels en sont les principes de base, décrit Norden Lepcha. Nous leur fournissons des graines, des fertilisants et des pesticides biologiques, importés d’Inde dans un objectif promotionnel. Parfois, nous les aidons à construire des structures : des abris à compost, des lombricomposteurs… »

Parmi les bénéficiaires : Tshering Pelden, une agricultrice âgée de trente ans. Elle nous reçoit dans son champ, une casquette vissée sur la tête protégeant son visage du soleil d’hiver. Elle s’est lancée dans l’agriculture biologique il y a sept ans avec six collègues de la vallée de Bumthang, dans le centre du Bhoutan. De cette coopérative informelle, elles ne sont aujourd’hui plus que trois femmes à continuer à cultiver des légumes de manière biologique.

« Je suis heureuse d’être un exemple »

Comme la majorité de la population bhoutanaise, Tshering Pelden a toujours travaillé la terre. Il y a plusieurs années, elle a été séduite par l’agriculture biologique, dont elle entendait parler pour la première fois. « Avant, j’utilisais peu d’intrants pour la culture des légumes. Mais j’en utilisais beaucoup pour les pommes de terre », explique-t-elle en dzongkha, la langue nationale du Bhoutan.

Ses brocolis, choux, choux fleurs et pommes de terre poussent désormais sans le moindre intrant chimique. « Cela demande des efforts supplémentaires. Les agriculteurs qui utilisent des intrants ont des légumes plus gros, plus beaux, ils poussent plus rapidement. C’est un vrai défi pour nous. » D’autant plus que ses produits biologiques ne se vendent pas plus chers : « Parfois même, nous devons vendre moins cher que les autres produits. »

Plus d’efforts, moins de revenus… C’est par conviction que Tshering Pelden fait de l’agriculture biologique. « C’est difficile, mais je suis heureuse d’être un exemple. » Son exploitation reçoit régulièrement la visite de gens venus d’autres districts du pays, ainsi que de membres du gouvernement.

Pour les produits de l’entreprise Bio Bhutan, l’histoire est toute autre. « Avec la certification bio, nous vendons nos produits deux fois plus chers que les produits conventionnels », explique Ugyen Ugyen, directeur général de Bio Bhutan, unique structure à avoir obtenu des certificats biologiques à l’heure actuelle au Bhoutan.

Mais l’entreprise, qui commercialise des huiles essentielles, des cosmétiques et des épices, n’a pour l’instant pu faire certifier que des produits poussant à l’état sauvage. Depuis deux ans, Bio Bhutan travaille avec un organisme suisse qui a une antenne en Inde. « Tous les ans, un inspecteur vient sur le terrain. C’est une longue et coûteuse procédure », que seules les structures destinant leurs produits à l’exportation peuvent supporter. A l’heure actuelle, le Bhoutan ne dispose pas d’agence de certification.

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Tshering Pelden

Un objectif d’autosuffisance alimentaire

« Le règlement national de l’agriculture biologique est encore en cours de rédaction, explique Norden Lepcha, du National organic program. Il devrait probablement être finalisé en 2016. »Trois niveaux de certification seraient envisagés : local, national et international. « Il s’agit aussi d’un affrontement de politiques, entre l’objectif d’autosuffisance alimentaire et l’objectif du tout bio. Face à ces objectifs potentiellement contradictoires, il ne nous est pas donné de direction », commente Norden Lepcha.

Actuellement, le pays serait autosuffisant en nourriture à 80 % d’après Ganesh Chhetri, directeur adjoint du Département de l’Agriculture. Mais pour le riz, l’aliment de base au Bhoutan, la situation est plus préoccupante. Le pays doit importer la moitié de sa consommation, soit l’équivalent de 50 000 m3 par an.

Avec l’exode rural, de nombreux Bhoutanais ont quitté les champs et si les paysan(ne)s cultivent suffisamment de riz pour eux-mêmes, ils n’en produisent pas assez pour la consommation urbaine. Certains se tournent aussi vers des cultures plus lucratives, comme la pomme de terre, la cardamone ou les pommes, exportées vers l’Inde et le Bangladesh.

« Avoir une agriculture 100 % biologique ne sera donc pas un objectif simple à atteindre », reconnaît Norden Lepcha. Tshering Pelden, elle, reste confiante. « Avec les prix des intrants qui augmentent chaque année et les gens qui sont de plus en plus informés des bienfaits de l’agriculture biologique, avec le temps on devrait y arriver. » Ni le précédent, ni l’actuel gouvernement n’ont fixé d’objectif dans le temps pour un royaume 100 % bio.


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Source et photos : Article transmis amicalement à Reporterre par L’âge de faire.

 

 

L’article original est accessible ici