Une mortalité infantile en hausse, des cancéreux laissés sans soins, des diabétiques incapables de se payer leurs médicaments… L’austérité a durement impacté le service public de santé grec. Pour faire face à la crise sanitaire en cours, la solidarité s’organise. Une quarantaine de cliniques autogérées et gratuites ont vu le jour à travers le pays. Reportage à la clinique communautaire d’Helliniko qui a reçu gratuitement près de 40 000 personnes depuis son ouverture fin 2011.

Athènes, reportage

Une femme élégante à la manucure parfaite. Un homme aux cheveux blancs, aux souliers et au sourire usé qui manipule avec méthode les boules d’un chapelet, imperturbable malgré le bébé hurlant à ses côtés dans les bras de sa mère impuissante. Ces femmes et ces hommes qui patientent dans la salle d’attente de la clinique communautaire d’Helliniko sont les visages de l’austérité, les victimes de la guerre économique imposée à coups de statistiques à la Grèce par ses créanciers. Dans cette clinique autogérée située dans la banlieue sud d’Athènes, des médecins et des pharmaciens bénévoles dispensent gratuitement des soins et des médicaments à ceux, de plus en plus nombreux, qui ne peuvent plus se les payer.

Chaque jour, près de cent patients passent la porte de l’établissement. Derrière un long bureau, trois femmes sortent de lourds classeurs d’un placard, décrochent les téléphones qui ne cessent de sonner et enregistrent les patients qui s’entassent à l’accueil. Chacun a sa fiche sur laquelle est indiquée le médecin qui les suit, le traitement prescrit et la posologie. « On est tous bénévoles mais c’est une organisation professionnelle », explique fièrement Martha, ancienne banquière, qui vient ici quatre heures par semaine pour trier les boîtes de médicament.

Comme elle, ils sont plus de deux-cents à se relayer pour faire tourner l’établissement. Les soignants (médecins généralistes, dentistes, cardiologues, gynécologues, psychologues, pédiatres, reflexologues, pharmaciens…) représentent la moitié des troupes, l’autre moitié aide à l’accueil, à la communication ou encore à la logistique. Martha m’invite à patienter pendant qu’elle va chercher Vassilia, ancienne professeure de français. Les deux amies seront mes deux guides pendant les quelques heures que je vais passer sur place.

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Vassilia devant les boîtes de médicaments qu’elle s’occupe de trier

C’est par l’intermédiaire d’un article paru dans le International Herald Tribune que ces retraitées ont entendu parler de l’initiative. L’idée est née sur la place Syntagma, occupée en 2011 pendant plusieurs semaines par des milliers d’indignés grecs. Un petit groupe de personnes qui pressentait ce qui allait arriver décide alors de s’organiser pour que personne ne soit privé de soin faute de revenus. Quelques mois et nuits blanches de travail plus tard, l’équipe de bénévoles s’installait dans ce local mis à disposition par la mairie de la ville.

Solidarité en temps de crise

« On n’a pas hésité longtemps. Quand on voit ce qui se passe, on ne peut pas rester sur son canapé », explique Martha. Depuis 2009, le budget de la santé a baissé de près de 50 % en Grèce. Les effectifs des hôpitaux ont fondu et les remboursement de certains médicaments coûteux ont été diminués, laissant près d’un tiers des grecs dans l’impossibilité d’accéder aux soins faute d’assurance maladie. Ces ajustements comptables ont eu des conséquences terribles : hausse des suicides, des dépressions, des contaminations au VIH, hausse de la mortalité infantile, réapparition de maladies disparues faute de vaccination…

La quarantaine de cliniques solidaires comme celle-ci qui ont vu le jour ces dernières années tentent comme elles peuvent d’endiguer la crise sanitaire que connaît la Grèce. « On avait besoin de faire quelque chose. On passe quatre heures par semaine mais certains passent leur vie ici », disent-elles avec l’humilité qui caractérise les personnes impliquées dans des actions de solidarité que j’ai pu rencontrer.

Aujourd’hui, l’ambiance est détendue dans la salle d’attente, on entend même parfois quelques éclats de rire. Mais ce n’est pas toujours le cas. « Certaines personnes sont en situation de stress terrible. Ils ont perdu leur emploi et leur assurance. Parfois le ton monte quand des médicaments manquent ou que le médecin qui doit les soigner est retenu à l’hôpital pour une urgence. Il arrive que des patients oublient qu’on est bénévoles et qu’on fait ce qu’on peut », regrette Vassilia. Mais pour ces volontaires, la joie procurée par l’entraide les aide à tenir. « Si on ne sentait pas bien ici on ne serait pas là depuis trois ans. On préfère être là, ensemble, plutôt que de courir les cafés ou de jouer aux cartes », dit Martha en lançant un sourire complice à son amie.

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L’accueil de la clinique

Avec l’enthousiasme d’enfants tout juste revenues de colonie de vacances, elles me racontent les innombrables exemples de solidarité dont elles sont actrices autant que témoins. « Tu te rappelles du bébé allergique qui avait besoin d’un médicament à 75€ que nous n’avions pas et que les parents ne pouvaient pas payer ? », commence Martha. « On a lancé un appel et des caisses entières sont arrivées. Des miracles comme ça il y en a tous les jours », poursuit Vassilia. Ainsi, quand les enfants sous-alimentés ont commencé à affluer à la clinique, il ont ajouté le lait en poudre dans la liste des besoins urgents affichée sur leur site internet. Depuis,« il en arrive suffisamment chaque semaine pour remplir une grande armoire », se félicite Martha. Elle raconte, émue et dépitée, l’histoire de cette femme reçue en urgence parce qu’elle ne pouvait pas payer son accouchement à l’hôpital et qui a donné naissance à une petite fille dans la clinique.

Une humble générosité

En plus de batailler pour la survie de leurs compatriotes, ces volontaires reçoivent sans discrimination quelques-uns des milliers de migrants qui arrivent chaque semaine sur les plages du pays. Généreux dans leurs souffrances, ils envoient également des médicaments et des bénévoles à Gaza, à Kobane et aux camps de réfugiés syriens. Plutôt que de parler de leur engagement, les deux femmes préfèrent évoquer l’altruisme de ceux qui le rendent possible. Car tout le matériel et les médicaments proviennent de la solidarité locale et internationale. « Cette crise a eu ceci de bon qu’elle nous a poussé à être plus solidaires et à travailler en équipe », positive Vassilia. Et cette solidarité dépasse le cadre médical. Des membres de la clinique ont ainsi aidé plusieurs SDF a trouver un toit et mettent parfois sur pied des distributions de nourriture.

Pour faire face à ses besoins financiers, la clinique organise deux fois par an un bazar car elle n’accepte que les donations en nature. « On ne veut pas manipuler de l’argent, on est pas une entreprise, on n’est pas des comptables », explique Martha. Malgré cette quasi absence de moyens financiers, ils sont parfois mieux lotis que les hôpitaux publics grecs.

« Voici ce dont nous sommes le plus fiers », me dit Vassilia en m’entraînant vers une porte dont l’accès est réservé aux bénévoles. A l’intérieur de cette vaste pièce, quelques personnes, dont certaines en blouse blanche, déambulent parmi les étagères remplies du sol au plafond de médicaments. « On a voulu informatiser cela mais on a vite abandonné, il y a plus de 10000 boites qui passent ici chaque semaine », me fait-elle savoir. Pour stocker les vaccins, il leur fallait des frigos. Là encore, la solidarité a fait son œuvre. « On est allés voir les kiosquiers du coin pour qu’ils nous donnent leurs anciens réfrigérateurs », m’explique Martha en me montrant l’un d’eux qui servait à garder des cannettes de soda au frais.

Leurs récits sont des concentrés de souffrance et de joie, de détresse et d’altruisme. A l’écoute de l’une de leurs histoires, je ne peux contenir mes larmes. « Un jeune atteint du cancer est arrivé. Il lui fallait en urgence des médicaments très coûteux. Nous avons envoyé un message à nos soutiens. C’est une vieille dame, elle aussi atteinte du cancer, qui a répondu en proposant de partager avec lui ses médicaments car elle considérait que ce jeune homme en avait plus besoin qu’elle. »

Quand l’entraide remplace la charité

Des usagers ou des soutiens de la clinique, reconnaissant du travail réalisé, proposent spontanément d’aider à leur tour. Une quincaillerie a repeint la façade, des femmes de ménage viennent nettoyer le lieu, un charcutier des environs offre des plats pour le bazar… « Chacun participe à sa façon », raconte Martha. Ainsi, la charité se transforme en entraide. « Notre objectif est d’offrir les soins de première nécessité à ceux qui en sont exclus, mais c’est aussi une action politique », précise-t-elle. Ainsi, chaque mois, des bourses d’échanges de services permettent aux patients de se rencontrer, de nouer des liens et de s’échanger des coups de main. Un travail d’information est également mené auprès des patients et en-dehors des murs sur les conséquences sanitaires des différents « plans d’aides à la Grèce ».

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Machines offertes par un couple allemand « qui se sentait mal par rapport à ce que faisait son gouvernement », selon Martha

Le fonctionnement de la clinique est en lui-même une utopie en actes. Les décisions non médicales sont prises lors d’assemblées qui permettent à chacun « de savoir ce que font les autres et de comprendre l’ensemble du processus », note Martha. Le mode d’organisation est basé sur l’égalité de chaque participant-e, et cela Vassilia l’a bien intégré. « S’il n’y avait pas les médecins, rien ne serait possible. Mais que feraient les médecins sans les pharmaciennes et les secrétaires, les femmes de ménage et nous qui rangeons les médicaments. Tout le monde est nécessaire. Chacun aide à son échelle, sans fanfare. »

Mes deux interlocutrices qui n’ont rien de militantes libertaires sont ravies de cette expérience de démocratie directe : « On rêvait sans le savoir de ce mode d’organisation horizontale », dit Martha. « Même si on n’est pas toujours d’accord en assemblée, chacun essaie de faire de ce lieu un meilleur endroit », abonde Martha.

Mais bien que leur engagement à la clinique leur apporte beaucoup de joie, elles commencent à perdre patience. Elles souhaiteraient que le service public de santé puisse offrir à tous les soins nécessaires. « On pensait que ça allait durer deux ans, le temps que la situation s’améliore… Mais on est en train de devenir la béquille d’un État défaillant et on ne veut pas jouer ce rôle. »Sauf que pour l’instant, la crise sanitaire s’aggrave et, malgré les déclarations d’intention du ministre de la Santé promettant des changements, les non-assurés sont toujours exclus du système public de santé. La clinique solidaire se retrouve à alimenter les hôpitaux publics d’Athènes en médicaments, seringues et matériel de stérilisation. Le monde à l’envers. Des partenariats ont été créés avec les hôpitaux publics dont certains médecins acceptent de rester le soir pour recevoir bénévolement les patients envoyés par le dispensaire qui ne dispose pas de certains équipements.

Les deux femmes ne se réjouissent pas d’avoir réussi à mettre sur pieds une clinique autogérée mieux organisée et achalandée que les établissements publics. « On voudrait devenir inutiles et disparaître. Tout le monde devrait avoir accès aux soins gratuitement. En politique rien n’est éternel, la situation va se retourner », dit Vassilia sans vraiment y croire. En attendant un improbable retour à la normale, les structures et les liens de solidarité qui se sont créés dans la douleur en Grèce semblent être les seuls à pouvoir empêcher le pays de sombrer dans le chaos.


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Source : Emmanuel Daniel pour Reporterre

Photos : © Emmanuel Daniel/Reporterre

L’article original est accessible ici