Avec Faut-il donner un prix à la nature ?, Jean Gadrey et Aurore Lalucq nous offrent des pages très claires sur un sujet technique. S’appuyant sur des exemples concrets, et avec une honnêteté à laquelle il faut rendre hommage, ils dressent un bilan de l’efficacité de la monétarisation de la nature dans le monde, pour conclure que « l’évaluation monétaire de la nature ne peut en aucune façon constituer l’outil dominant d’une politique de préservation de la nature ».

Si la Conférence de Paris sur le climat de décembre doit échouer, ce sera pour des questions de gros sous. Car sur le fond, tous les pays sont d’accord : plafonner la hausse des températures serait une bonne chose pour notre « maison commune » ; en revanche, lorsqu’il s’agit de mettre la main à la poche et d’aider les pays du Sud à se développer tout en maîtrisant leurs émissions de gaz à effet de serre, les choses se compliquent. Les promesses des pays riches s’évanouissent, preuve que si la nature et sa sauvegarde ont un prix, les Etats rechignent à s’en acquitter.

Jean Gadrey et Aurore Lalucq, les deux économistes qui cosignent le livre, rappellent un précédent qui aurait dû nous alerter. Il y a moins de dix ans, l’Equateur avait proposé de ne pas exploiter un gisement de pétrole découvert dans le parc naturel de Yasuni à la condition que les pays développés compensent le manque à gagner. La somme réclamée était de 3,6 milliards de dollars, soit la moitié environ des recettes attendues de l’exploitation pétrolière. Mais l’affaire a capoté. Devant l’impossibilité de mobiliser la communauté internationale et de réunir l’argent, l’Equateur a finir par ouvrir Yasuni aux compagnies pétrolières.

La valeur de la nature

En dépit de cet échec la question de savoir s’il faut donner un prix à la nature reste posée. A priori, la réponse est unanime et immédiate. La nature a une valeur en soi et ceux qui la détruisent doivent en payer le prix. Sauf que derrière les mots creux et les formules toutes faites, les choses sont moins simples qu’il n’y parait.

Car comment fixer « le prix de la nature » ? Comment déterminer, par exemple, la valeur d’un cours d’eau empoisonné par des déversements toxiques ou d’un paysage menacé par un ouvrage dit d’art ? Quelle compensation exiger d’une entreprise qui a fauté ? Un exemple donne la mesure du problème : il y a un quart de siècle, plus précisément en 1986, suite au naufrage de l’Exxon Valdez, des dizaines de milliers de tonnes de pétrole brut ont endommagé la côte de l’Alaska. Montant des réparations exigées de la compagnie Exxon : 5 milliards de dollars. La même année, c’est moins de 10 % de cette somme que la Cour suprême indienne a exigé du groupe Union Carbide à la suite de la catastrophe chimique de Bhopal qui fit plusieurs milliers de morts et continue à peser sur l’environnement par les infiltrations de pesticides dans le sous-sol.

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Opérations de nettoyage suite au naufrage de l’Exxon Valdez

Pour enfoncer le clou les auteurs s’interrogent sur la réalité du prix d’une forêt. Selon qu’elle est privée ou publique, qu’elle est exploitée pour son bois ou pour le gibier qu’elle abrite, qu’il s’agit d’une forêt primaire ou d’une forêt industrielle, qu’elle a une histoire ou pas… sa valeur variera du tout au tout. « Dans ce cas comme dans d’autres, il est illusoire de vouloir attribuer un prix à la nature », font-ils valoir.

Dire cela c’est mette le doigt sur une vérité trop souvent occultée : affecter un prix à la nature (ou à une composante de celle-ci) n’est qu’une construction artificielle, sans réelle valeur scientifique quoiqu’en disent de brillants esprits. Si les économistes ont malgré tout réussi à imposer cette notion, c’est dans un contexte historique et idéologique précis, celui qui a vu, à partir de la fin des années 1980 et la chute du mur de Berlin, le triomphe du marché et du libéralisme.

Auparavant, les gouvernements privilégiaient la norme, la règle avec une logique administrative contraignante ; aujourd’hui que l’économisme triomphe, le marché et la monétarisation de la nature s’imposent comme des articles de foi. D’où la création de ces outils financiers que sont« les droits à polluer » sous quelque forme qu’ils existent (marché carbone, écotaxes, bio-banques, etc.). Au final, tout s’achète et tout se vend, y compris le droit d’empoisonner la terre et ceux qui l’habitent.

Un bilan décevant

Pour quels résultats ? Dans des pages très claires, Jean Gadrey et Aurore Lalucq dressent un bilan de l’efficacité de la monétarisation de la nature à travers une dizaine d’exemples. Avec une honnêteté à laquelle il faut rendre hommage ils concluent que dans quelques cas bien précis le résultat semble positif. Aux Etats-Unis, le mécanisme d’échange de quotas d’émissions de dioxyde de soufre et d’oxyde d’azote, mis en place il y a une vingtaine d’années pour lutter contre les pluies acides, a donné de bons résultats.

Mais l’Europe a fait mieux, précisent-ils, en imposant des normes plus sévères aux industriels, sans passer par le marché. En Suède, qui a instauré de longue date une taxe carbone (d’un montant élevé), « les résultats semblent bons », reconnaissent également les auteurs. Dans les autres pays, en revanche, le bilan est décevant.

Au final, concluent Jean Gadrey et Aurore Lalucq, l’expérience prouve que, plutôt que de s’en remettre au sacro-saint marché et à la finance, la sauvegarde de la nature est avant tout affaire d’éducation, de démocratie, de pédagogie et de temps.

« L’évaluation monétaire de la nature ne peut en aucune façon constituer l’outil dominant d’une politique de préservation de la nature, écrivent-ils au terme de l’ouvrage. Elle doit être un outil d’aide à la décision, parfois elle constitue une partie de la solution, mais en aucun cas elle n’est la recette miracle mise en avant par les libéraux. »

Faut-il donner un prix à la nature ?, de Jean Gadrey et Aurore Lalucq, Collection Politique de la transition, Ed. Les petits matins,


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Source : Jean-Pierre Tuquoi pour Reporterre

Dessin : © Red ! pour Reporterre
. Photo : Wikipedia

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