« Çà et là, on commence quand même à comprendre que la « crise » n’est pas une fatalité de la modernité à laquelle il faudrait se soumettre, « s’adapter » sous peine d’archaïsme. »(Cornelius Castoriadis). Nous sommes dans l’âge de l’insignifiance, mais cela n’est pas une fatalité, alors agissons.


Le vent d’espoir, puis de tristesse, venu de Grèce m’a ramené à la lecture de Cornelius Castoriadis. En particulier, ses réflexions sur la montée de l’insignifiance datant des années 90 s’avèrent d’une actualité déconcertante :

« Ce qui caractérise le monde contemporain ce sont, bien sûr, les crises, les contradictions, les oppositions, les fractures, mais ce qui me frappe surtout, c’est l’insignifiance. »

La liberté d’innover… et de consommer…

La semaine dernière, un ami hongrois est venu vers moi pour me demander quel était le problème avec les Français. Choqué par les images venant de Paris, il voulait parler de la« violence des chauffeurs de taxis » face à « la liberté de consommer et d’innover d’Uber ».

J’ai essayé de lui expliquer que pour résumer, « on a donc des précaires qui se font enfler par un monopole du XXe siècle (les taxis) qui tapent sur des précaires qui se font enfler par une innovation du XXIe siècle (les Uber), sous les yeux d’un Etat régi par des compétences du XIXesiècle, qui se fait enfler par tout le monde puisqu’à la fois les monopoles et les précaires lui pissent à la raie. Notons au passage que les précaires se tapent dessus entre eux pendant que les monopoles prospèrent, youpla boom, c’est vachement bien foutu. »

Mais ce qui m’a le plus marqué, c’est l’imaginaire absurde et destructeur qu’il y a derrière toute cette affaire. Les propos de Thibaud Simphal, directeur général d’Uber France sont assez éloquents :

Question à Thibaud Simphal : « Après vous être comporté en cow-boy, comment pensez-vous être crédible pour proposer des mesures aux taxis ? »

Thibaud Simphal : « Les cow-boys, ce sont les gens qui lynchent des personnes sur la voie publique. Heureusement que des entreprises innovent ! »

Q : « Vous risquez une peine de prison. Avez-vous songé à quitter Uber ? »

T. S. : « Je ne suis pas près de quitter Uber ! On est probablement l’entreprise qui a grossi le plus vite dans l’histoire de l’humanité. Il y a encore de très belles choses à faire. Cette entreprise fait débat partout, cela vient du succès et de la puissance d’une idée. »

Nous sommes bel et bien dans l’âge de l’insignifiance qui consiste de manière aveugle, sans poser la question du sens et encore moins des conséquences de ses actes, à faire toujours plus de profits. Aveuglé par une pseudo liberté de consommer, on court vers le moins cher et on s’offusque lorsque cette liberté est questionnée.

Derrière, on retrouve le mythe du progrès et de l’innovation. Tout est récupérable et récupéré. Ici, c’est l’économie du partage qui est dénaturée

… mais pas pour tout le monde

L’actualité de ces dernières semaines en Hongrie est marquée par la question de l’immigration. Opportunément utilisée par Viktor Orban pour stopper son déclin inexorable, elle est devenue centrale.

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Centre de rétention temporaire dans le sud de la Hongrie

J’ai même participé à une émission radio sur cette question la semaine dernière :

« Tout le monde ne parle plus que de ça : de ces clandestins qui entrent en Hongrie par milliers. Plus de 60 000 depuis le début de l’année, essentiellement issus des zones de guerre en Syrie, en Afghanistan et en Irak. Ils transitent via la Turquie, la Grèce et remontent par la péninsule balkanique et la Serbie. La Hongrie n’est pour la très grande majorité d’entre eux qu’un pays de passage sur la route de l’Allemagne et de l’Ouest de l’Europe. Mais la Hongrie est un pays stratégique car c’est la frontière externe de la zone Schengen. Le phénomène est très peu visible en Hongrie, mais le gouvernement ne se prive pas de faire son beurre dessus : grande consultation nationale sur ’l’immigration et le terrorisme’, plans pour construire une clôture le long de la frontière entre la Hongrie et la Serbie, et une nouvelle législation qui devrait être votée dans les jours à venir permettant de refouler les migrants en Serbie. »

Cette propagande étant efficace, mon ami hongrois qui défend la liberté d’innover, s’oppose avec virulence à cette immigration massive qui viendrait voler le travail des Hongrois.

Là aussi, difficile d’expliquer les tenants et aboutissants : pour faire rouler nos taxis et autres Uber, il faut du pétrole que l’on trouve notamment en Irak et en Afghanistan. La Hongrie a participé à ces deux guerres illégales et se retrouve aujourd’hui face à ces conséquences ! La pseudo-liberté de consommer a un prix… mais tout le monde ne le paie pas de la même manière.

Heureusement, la solidarité s’organise, notamment avec nos vélos cargo mis à disposition de collectifs à Budapest pour distribuer de la nourriture aux migrants, et aussi avec humour à travers une contre-campagne d’affichage avec des slogans comme « Venez en Hongrie, on a déjà un job à Londres » (référence aux centaines de milliers de Hongrois travaillant en Angleterre)…

Je terminerai cette chronique en citant Castoriadis et en souhaitant que l’espoir grec rejoigne les dynamiques citoyennes que l’on retrouve dans les alternatives concrètes :

« Çà et là, on commence quand même à comprendre que la ’crise’ n’est pas une fatalité de la modernité à laquelle il faudrait se soumettre, ’s’adapter’ sous peine d’archaïsme. (…) La liberté, c’est une activité qui en même temps s’autolimite, c’est-à-dire sait qu’elle peut tout faire mais qu’elle ne doit pas tout faire. »

Nous sommes dans l’âge de l’insignifiance, mais cela n’est pas une fatalité, alors agissons.


Lire aussi : Castoriadis, philosophe de l’autonomie et précurseur de la décroissance


Source : Vincent Liegey pour Reporterre

Photos :
. Chapô : Wikipedia (Credit : Tom Pursey / Jubilee Debt Campaign / CC)
. Centre de rétention : Facebook Age of hope
. Panneau : Hvg Crédits : Olvasói fotó

L’article original est accessible ici