Nos développements technologiques s’accompagnent d’une destruction environnementale majeure. A bien y regarder, le bien-être de l’humain semble aussi s’étioler. Que penser de ce « progrès » ? Pourrions-nous l’aiguiller ?

© Samuel Guigues
Nos avancées sont-elles de réelles évolutions bénéfiques ou de nouvelles contraintes au profit de certaines valeurs discutables ? « Quel est la vraie raison du progrès ? » questionne le Dalaï Lama dans le documentaire Progress, a new millennium, de Peter Engberg. Grands moteur de l’occident… le progrès est tout autant sa problématique. Et s’il semble inéluctable, la question reste à savoir si nous devons le subir ou si nous avons le pouvoir de l’orienter. L’ultime maitre bouddhiste insiste alors sur le fait que toute avancée devrait être au service de « la satisfaction de l’humain ». « Les critères qui définissent le progrès devraient inclure la dimension humaine », surenchéri Mikhael Gorbachev, ancien président de l’URSS. Cependant le constat est là : l’humain se perd dans l’emballement socio-économique actuel et détruit sur son passage les écosystèmes dont il est pourtant dépendant. « En juste 40 ans, nous avons perdu la moitié des espèces vivantes », rappelle le documentaire En quête de sens de Marc de la Ménardiere et Nathanael Coste. Que faisons-nous au nom de quel progrès ?

La main du marché

« Quand nous voyons des petits magasins locaux remplacés par de gros supermarchés dans les villages, nous pensons presque que cela a été ordonné par Dieu », pointe Helena Nordberg-Hodge, fondatrice de l’International Society for Ecology and Culture (ISEC). Manquons-nous de discernement en ce qui concerne la nature d’une réelle avancée ? Ayant longtemps travaillé au Butan et au Tibet cette anthropologue spécialiste de l’impact de l’économie mondiale sur les cultures locales, souligne combien le progrès n’arrive pas dans la plupart des pays en voie de développement comme un phénomène naturel. « Il est le fruit d’investissements colossaux par des firmes étrangères qui veulent extraire des richesses et créer des marchés », témoigne l’anthropologue. A qui ou quoi sert le progrès ? « Le changement est confisqué par les multinationales qui transforment tout en marché et en produits », complète Vandana Shiva, docteur en philosophie des sciences, lauréate du prix Nobel alternatif en 1993. Si en occident nous sommes entrés plus ou moins progressivement dans l’ère moderne, ce n’est pas le cas de la grande majorité du reste du monde. Le contraste est ainsi plus flagrant, le prix à payer et les pots cassés plus évidents. « Je pense qu’il faut urgemment faire la différence entre une évolution naturelle et les politiques économiques qui servent des intérêts spécifiques », alerte Helena Nordberg-Hodge.

Le progrès occidental, trop souvent mû par des intérêts financiers, ne semble pas forcément impliquer un bienfait pour l’humain et son écosystème. Chantiers de construction massifs, déforestation, exploitation des richesses du sols, surconsommation et pollution d’une part. Surtout, mutations sociales et philosophique profondes… « L’arrivée des valeurs occidentales changent le mode de vie de ces peuples d’une manière radicale. Les enfants commencent à penser qu’il faut devenir un genre de personne urbaine qui a une voiture et plein d’équipements technologiques, beaucoup d’argent et de pouvoir. De plus, cela leur donne l’impression que leur propre culture est arriérée et primitive », poursuit Helena Nordberg-Hodge. L’american way of life envoute les jeunes générations et nous sommes mal placés pour leur dire de ne pas faire comme nous. Une population mondiale croissante est en train de s’engouffrer dans un mode de vie non-soutenable écologiquement.

Une sagesse en voie de disparition ?

« Nous avons pourtant tant à apprendre des soit disant peuples primitifs », témoigne l’ethnologue Dr Thos Heyerdahl, dont les travaux sont inscrits au Registre de la Mémoire du monde de l’Unesco. Il n’est pas question ici d’idéaliser le « bon vieux temps » et de nier nos avancées. Il s’agit d’envisager que ces peuples sont détenteurs de savoir-faire pertinents dont nous ne devrions peut-être pas trop nous éloigner. L’impact environnemental de leur mode de vie est minime. Ils détiennent des connaissances surprenantes sur les rouages de la nature et une sagesse quant à la juste place de l’homme dans l’univers. « Nous ne pouvons pas avoir une croissance économique illimité sur une planète limitée. Nous devons nous inspirer de la nature pour créer une économie cyclique », soutient Satish Kumar, activiste indien devenu fondateur de l’Université Schumacher en Angleterre.

Et les anthropologues attirent aussi l’attention sur l’importance du facteur « bonheur » dans une société. « Pour avoir travaillé avec des groupes sociaux avant que le monde moderne ne pénètre leur conscience, j’ai pu constater que ces peuples se sentaient profondément en paix avec eux même et avec leur environnement. Ce n’était pas le paradis, mais je dois dire que je n’ai jamais rencontré de gens plus heureux », complète Helena Nordberg-Hodge. « La vie m’a montré à mainte reprise que ces peuples sont animés d’une grande sagesse et d’une grande joie », partage le Dr Heyerdahl. « J’ai rencontré bien trop de personne hautement développées dans le soi disant monde sous-développé et beaucoup trop de personnes sous-développées dans le monde soit disant développé pour que l’on puisse continuer à utiliser ces adjectifs qui ne veulent rien dire », argumente Peter Ustinov, producteur de cinéma et ambassadeur pour l’Unesco. Notre progrès pourrait être en train de balayer toute une richesse humaine, à la fois pratique et spirituelle.

Revoir nos priorités

De nombreux experts haut placés en appel alors fortement à une prise de conscience des valeurs à l’œuvre derrière notre développement occidentalisé. « Nous sommes sous l’emprise d’un mythe. Ce mythe est basé sur le fait que les êtres humains sont là pour jouir des fruits de la terre, que c’est leur planète, qu’il la possède. Et nous pensons que nous allons tout obtenir par la technologie. Ce qui n’est pas raconté, c’est le coté fallacieux du mythe : il considère notre développement seulement en des termes matériel. Le progrès technologique fait-il avancer notre esprit, nos valeurs et notre gentillesse ? », questionne le Dr Rashmi Mayur, conseillé auprès des Nations Unies et organisateur du Sommet de la Terre de Johannesburg. « Nous sommes aveuglés avec le progrès et la technologie et nous avons perdu de vue l’essentiel », constate Marc de la Ménardière après son périple planétaire retracé dans En quête de sens. Trop souvent le monde moderne nous fait oublier que nos dimensions intérieures sont primordiales pour notre bien-être et que nous vivons en symbiose avec un écosystème vivant dont nous devons prendre soin. « Il y a une intelligence à l’œuvre dans le monde. Le problème est que nous avons rompu avec cet ordre d’intelligence », observe Pierre Rabhi, philosophe et expert en agro-écologie.

La bonne nouvelle est qu’un nombre grandissant d’individus, d’associations et même d’entreprises essaient aujourd’hui d’opérer autrement. Partout dans le monde des réunions, forum, congrès internationaux ont pour but de favoriser une nouvelle façon de gérer notre économie. « Ma vision d’une nouvelle économie est que partout les individus deviennent des producteurs, des créateurs de biens. Il est temps de relocaliser l’économie un peu partout. Nous sommes dans un monde fou ou tout doit être produit en Chine alors qu’ailleurs les gens sont sans emploi », s’étonne Vandana Shiva. Cette activiste, ayant réussi à faire condamner plusieurs multinationales au tribunal international de La Haye, est fondatrice de l’ONG Navdanya qui permet aux agriculteurs indien d’accéder à des micro-crédit et des semences non modifiées génétiquement. En France, le mouvement Colibris, l’association Kokopelli, le réseau des Amap (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) – pour ne citer qu’eux – s’activent pour assurer que de la semence au consommateur, une nourriture soit produite et distribuée de manière respectueuse de l’environnement.

Vous pensez que ces alternatives sont anecdotiques ? En 2008, une étude à révélé qu’autour de 35% de la population nord américaine seraient constituée de « créatifs culturels » – des individus qui intègrent à leur quotidien des valeurs holistiques comme recycler ses déchets, manger bio, consommer et penser le monde autrement. Jeremy Rifkin, conseiller politique auprès de grands chefs d’état comme Angela Merkel et dont l’influence sur la politique américaine est reconnue, signale qu’un changement profond de consommation est en route. « En l’espace de 5 ans nous avons vu toutes sortes de petites structures collaboratives, qui partagent leur énergie et fonctionnent démocratiquement, mettre à mal les 4 ou 5 grosses entreprises énergétique allemandes », informe-t-il dans le cadre d’un grand entretien publié dans Inexploré Hors-Série n°3 « Les forces vives de l’espérance ». Si le monde semble s’engager dans un mode de vie non-soutenable écologiquement, doucement mais sûrement certaines valeurs changent aussi. « Je me suis rendu compte qu’avec un peu d’engagement, il y a tellement de chose qu’une personne peut changer », rappelle Vandana Shiva. A nous de créer le monde de demain.

Pour aller plus loin :

“Progress, a new millennium”, documentaire de Peter Engberg

“En quête de sens”, un film documentaire de Nathanaël Coste et Marc de la Ménardière

“Avenir économique : la spiritualité ou le chaos”, article de Maxime Hanssen