Par Jules Hermelin

Dans les montagnes du sud-ouest de la Colombie, les Nasas sont en lutte pour récupérer des terres promises par l’État il y a plus de 20 ans. Le gouvernement tergiverse, et les industriels installés sur ces terres n’ont pas l’intention de les restituer. Malgré les intimidations et les violences de la police et des groupes paramilitaires, 10 000 Nasas occupent ces terres depuis plusieurs mois. Rencontre avec Célia Umenza, « garde indigène », chargée de la protection de ce territoire autochtone.

Quand elle parle, Célia Umenza tient dans sa main le baston de mando (ou bâton de commandement), symbole de l’autorité chez les Nasas, peuple autochtone de Colombie. Pour autant, sa parole n’est pas celle d’une décideuse, encore moins d’une cheffe. Invitée par le festival pour la paix en Colombie, elle est là pour représenter l’Acin, une association qui réunit divers conseils indigènes de la région [1] et qui compte près de 165 000 membres. 8 000 de ces membres composent la guardia indigena (garde indigène), dont la mission est d’assurer la protection du territoire autochtone. Armés de bastones de mando, ils et elles arpentent les montagnes pré-andines. Leur rôle ? Prévenir les incursions des groupes armés et veiller à ce que les communautés ne manquent de rien.

« On nous appelle des leaders, mais pour nous ça ne signifie rien », explique Célia Umenza. Elle pense même que beaucoup de Nasas « jugeraient qu’un voyage à Paris est une perte de temps », au vu de leur actualité politique brûlante. Depuis décembre 2014, les communautés nasas sont lancées dans une vaste opération de« Libération de la Terre Mère ». 10 000 personnes occupent des terres promises il y a 15 ans par l’État colombien, en guise de dédommagement, pour un massacre commis par les forces de police et les paramilitaires. 21 personnes avaient été tuées lors d’une (très) violente opération d’expropriation. C’était le 16 mai 1991. Sanctionné en 2000 par la Cour inter-américaine des droits de l’homme, le gouvernement colombien s’engage à dédommager le peuple nasa en lui restituant 15 663 hectares.

En 2013, le gouvernement s’engage à nouveau à restituer 40 000 hectares au rythme de 10 000 ha par an. Finalement, les Nasas se voient proposer en 2014 de récupérer des terres situées à quelques centaines de kilomètres de leur territoire ! En février dernier, le ministre de l’Agriculture a carrément expliqué que 20 000 hectares représentent déjà une superficie exagérée et que le gouvernement n’est pas en mesure de satisfaire cette demande (cela correspond à 0,01% du territoire colombien). Et pourtant, les terres revendiquées appartiennent bel et bien aux Nasas, si l’on en croit les titres de propriété – toujours valides – octroyés au 18ème siècle par la couronne d’Espagne aux conseils nasas.

Industries minières et agro-alimentaires revendiquent les terres et sous-sols

Refusant qu’une partie de leur communauté soit déplacée, les Nasas prennent la décision de cesser les négociations en cours avec le gouvernement jusqu’à ce que ce dernier ne leur cède 20 000 hectares (l’équivalent de la superficie du département de Seine-Saint-Denis). Problème : les terres en question appartiennent aujourd’hui à de grands industriels sucriers colombiens, le sous-sol a été concédé à la multinationale minière sud-africaine AngloGold Ashanti et un projet d’aéroport à vocation militaire a vu le jour sur cette même zone.

Ces dernières semaines, le conflit s’est intensifié. Les Nasas sont entrés dans une phase d’action qu’ils nomment « minga permanente » : s’ils se font expulser, ils reviennent dans les champs de canne à sucre qu’ils rasent pour y pratiquer leur propre agriculture. Armés de leurs bâtons, de pétards et de fusées, les Nasas affrontent les forces de polices, les escadrons anti-émeutes ainsi que des contingents militaires. « L’État a réagi en réprimant très fortement », commente Célia. Selon les organisations autochtones, 151 Nasas ont été blessés. 16 le sont gravement et trois ont été touchés par des tirs d’armes à feu. Quatre autres sont en attente de jugement, accusés par la police d’être des guérilleros infiltrés.

Intimidations et violences

À cela s’ajoutent les menaces à l’encontre de l’organisation autochtone, et notamment de ses responsables, par les Rastrojos et les Aguilas Negras, deux groupes paramilitaires qui sont censés avoir été démobilisés en 2004. Les Nasas sont aussi accusés d’avoir des liens directs avec les Farc (forces armées révolutionnaires de Colombie) et sont menacés d’une « épuration sociale ». Ces intimidations sont monnaie courante dans la région. Le gouvernement et les paramilitaires ont l’habitude de prétexter une collusion entre le mouvement autochtone et les Farc pour justifier une intervention militaire, un massacre ou un assassinat. Les Nasas ont pourtant souffert pendant de longues années de la violence des Farc.

Célia Umenza explique ainsi qu’à partir de 2005 et jusqu’à très récemment, « l’indien qui descendait de la montagne jusqu’aux zones contrôlées par les paramilitaires était déclaré guérillero. L’indien qui montait depuis la partie basse jusqu’aux zones montagneuses contrôlées par la guérilla était déclaré paramilitaire. Dans un cas comme dans l’autre, on retrouvait son cadavre sur le bord d’une route ou dans un champ, découpé en morceaux ». Les coupables paieront-ils un jour ? Rien n’est moins sûr.

Le laisser-faire coupable du gouvernement

En 2000, en plus de la restitution de terres, la Cour inter-américaine des droits de l’homme a exigé du gouvernement colombien qu’il fasse tout pour éviter que les massacres ne se répètent. Mais entre 2000 et 2004, de nombreux assassinats ont été perpétrés par les paramilitaires. Citons la tuerie de Gualanday (2001, 14 morts), celle du Naya (2001, plus de 100 morts) ou encore celle de San Pedro (2002, 4 morts). De 2000 à 2014, l’Acin a répertorié 500 assassinats sélectifs, en plus des massacres commis par les forces armées officielles et les paramilitaires.

Face à ces hommes armés de pistolets et de machettes, l’Acin riposte avec les claviers et les blocs-notes de son « réseau de communication », ou de son observatoire des droits de l’homme. Leur objectif : « dire » les violences. Le voyage à Paris de Célia Umenza s’inscrit dans cette logique de mise en lumière des exactions subies par les Nasas et de leur lutte « pour la défense de la vie et du territoire ». Malgré la puissance de feu de leurs adversaires, et les risques qu’ils encourent, la détermination des militants nasas reste intacte. « S’il faut que nous mourrions sur place, nous mourrons. Mais, nous ne bougerons pas d’ici », martèle Célia Umenza.

Notes

[1Asociacion de los Cabildos Indigenas del Norte del Cauca.

L’article original est accessible ici