Une centaine de festivals qui disparaissent, des théâtres, des conservatoires de musique, des orchestres prestigieux menacés : l’année 2015 s’annonce mortifère pour la culture. En cause, la baisse des dotations de l’État aux collectivités locales, qui les répercutent sur leurs territoires en supprimant des subventions. Le tout, sur fond de discours populistes contre une « culture élitiste » et de démantèlement d’une politique de décentralisation culturelle de plus d’un demi-siècle. Les artistes se mobilisent pour limiter la casse.

Par Martin Brésis

C’est une véritable hécatombe que va connaître la création artistique en 2015. Des festivals, des théâtres, des cinémas, des musées, des conservatoires de musique voient leur existence menacée par la baisse ou la suppression de subventions publiques. Tout le territoire est concerné. D’un côté, les pressions d’artistes et de certains élus locaux se multiplient pour limiter la casse. De l’autre, la très faible mobilisation citoyenne, médiatique et politique, notamment durant la campagne des élections départementales, n’aide pas à inverser la tendance. Une première alerte a été donnée le 10 décembre 2014, au Théâtre national de la Colline, à Paris.

Rassemblés à l’initiative du Syndeac (Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles), plusieurs centaines d’artistes et responsables d’institutions ont interpellé la ministre de la Culture, Fleur Pellerin, dans une « Lettre ouverte » : « Ce que nous voyons, c’est une baisse constante de toutes les aides accordées à la création et à la diffusion artistiques, ce que nous voyons, c’est que les méthodes d’évaluation de nos subventions sont décidément ordonnées par une idéologie du profit commercial. »

Une centaine de festivals supprimés

Dans la foulée, des ensembles musicaux prestigieux annonçaient la suppression de la subvention de la ville qui les héberge, parfois depuis plus de vingt ans : les Musiciens du Louvre à Grenoble, les Arts Florissants à Caen, le Concert d’Astrée à Lille. Même Paris s’y met : Jérôme Clément, l’ancien patron d’Arte, a démissionné le 19 février 2015 de la présidence du conseil d’administration du Théâtre du Châtelet, parce qu’il n’avait reçu aucune garantie financière de la municipalité. « Nous n’avons toujours pas d’idée sur le prochain budget, nous ne savons pas s’il permettra de faire de la création », explique-t-il. Une « cartocrise », créée par Emeline Jersol, médiatrice culturelle au Centre national des arts de la Rue de Valenciennes (Nord), recense de son côté plus d’une centaine de festivals dont la fin a été annoncée.

En octobre 2014, un document publié par l’Association des petites villes de France (APVF) laissait pressentir l’ampleur des dégâts : « Enquête sur les coupes budgétaires à venir dans les petites villes. » Il révélait que la part des communes qui prévoyaient de toucher à la culture en 2015 était de… 95 % ! Si les mairies sont à la manœuvre pour décider et pratiquer ces coupes (et dans une moindre mesure les départements et les régions), leur cause est à chercher ailleurs. Dans la baisse des dotations de l’État aux collectivités locales : 11 milliards d’euros en moins sur trois ans (2015 à 2017).

Des milliards pour les entreprises, l’austérité pour les artistes

« Dans l’endettement global du pays, les collectivités locales ne représentent que 10 %, or avec ces baisses de dotations, on leur fait porter 20 % de l’effort, regrette Olivier Dussopt, député-maire (PS) d’Annonay (Ardèche), et président de l’APVF. De plus, les maires doivent faire face à des dépenses supplémentaires, dues, entre autres, à la hausse de la TVA, à la réforme des rythmes scolaires ou à la revalorisation des salaires des fonctionnaires de catégorie C, nombreux dans les communes. Revalorisation justifiée par ailleurs. Dans un tel contexte d’austérité, nous n’avons aucune visibilité sur nos budgets à moyen terme. »

Le mot est lâché : austérité. C’est en son nom que les baisses de dotations ont été décidées. Alors certains élus s’étonnent de voir le gouvernement accorder 50 milliards d’aide aux entreprises, avec le pacte de responsabilité. A l’image d’Olivier Dussopt : « J’aimerais que l’on exige des contreparties aux entreprises, en échange de ces 50 milliards. Et pour nous, que l’on étale les baisses de dotations sur plus de trois ans. »

Malgré cette forte diminution des ressources, certaines villes ont préservé leur budget culture pour 2015. A l’image de Cran Gevrier, 17 500 habitants, commune de tradition populaire et ouvrière de l’agglomération d’Annecy. « On se prépare à la rigueur budgétaire depuis plusieurs années, en réduisant les frais de fonctionnement, explique Fabien Géry, adjoint (PS) à la culture et aux sports. Forcément, c’est plus long et compliqué que de supprimer des subventions, et ce n’est pas toujours populaire, car ça suppose des réorganisations de services et des non remplacements de départs à la retraite. Mais à long terme, c’est plus efficace. »

La mort de la décentralisation culturelle

L’État lui-même a annulé sa participation aux conservatoires de musique régionaux et départementaux, soit une centaine d’établissements. Quelques-uns ont dû supprimer des postes d’enseignants. C’est le cas à Orléans, dans les classes de piano, trompette et flûte. « Nous sommes en train de faire une évaluation globale des effets de toutes ces coupes budgétaires en termes d’emploi, explique Hélène Cancel, vice-présidente du Syndeac, et directrice de la scène nationale de Dunkerque, le Bateau feu. Mais nous n’aurons des chiffres précis que dans un an au moins, car les procédures de licenciement peuvent prendre du temps. »

Derrière l’argument budgétaire, c’est aussi la fin d’une politique culturelle ambitieuse, lancée dès 1946, qui s’annonce. Celle qui a permis une vaste décentralisation de la création et de la diffusion. Cette politique, que Jean Vilar appelait « l’élitisme pour tous », a toujours eu des détracteurs. Ils reviennent aujourd’hui en force, sur un large éventail politique. « Il y a une nouvelle génération d’élus qui considère la culture avec des critères comptables, se désole Hélène Cancel. Ils n’ont pas été portés par cet élan né au sein du Conseil national de la Résistance. C’est l’une des explications de la situation désastreuse actuelle. »

Subventionner Miss France plutôt qu’un théâtre

A l’extrême-droite, ce sont des critères identitaires plutôt que budgétaires qui s’appliquent. Sur le très mince échantillon de villes dirigées par le FN, petites pour la plupart, les subventions sont réorientées : vers l’identité régionale, nationale, catholique, etc. A l’exemple du maire de Cogolin (Var) qui a récemment interdit un spectacle de danse orientale en expliquant : « On est en Provence, pas en Orient »(lire ici).

A droite, à quelques exceptions près, les élus locaux n’ont jamais vraiment fait de la création artistique une priorité politique. « Durant les dernières municipales à Cran Gevrier, le candidat d’opposition avait promis de supprimer le service culture de la ville s’il était élu », rapporte Fabien Géry. A Tourcoing (Nord), le maire Gérald Darmanin (UMP), qui avait qualifié Christiane Taubira de « tract ambulant pour le FN », a retiré sa subvention de 76 250 euros au Théâtre du Nord. Avant de déclarer qu’il était prêt à accueillir la cérémonie Miss France 2016, pour un coût de 400 000 euros… Le basculement de nombreuses villes à droite lors des dernières élections municipales a d’ailleurs contribué à accentuer les baisses de subventions.

« Culture élitiste » contre « culture populaire » ?

Mais la gauche n’est pas à l’écart. A côté de ceux de Grenoble, Lille ou Paris, le maire de Poitiers, Alain Claeys (PS) s’est lui aussi distingué : il a mis en vente le théâtre municipal, qui pourrait devenir un centre commercial… Certains vont même jusqu’à reprendre des couplets néo-poujadistes sur « l’élitisme » des artistes. Sans jamais préciser le sens qu’ils donnent à ce mot.

Dans un entretien accordé au quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung, le 23 février 2015, Fleur Pellerin expliquait que sa mission « ne consisterait pas seulement en la promotion d’une culture parfois élitiste » (contactée par Basta !, la ministre n’a pas souhaité répondre à nos questions). Philippe Saurel, proche de Manuel Valls, maire (ex PS) de Montpellier, où de nombreuses structures sont menacées, a déclaré lorsqu’il a été nommé adjoint à la culture en 2011 : « Je ne souhaite une culture ni élitiste ni populiste, mais populaire et de grande qualité. »

Fin de l’« expansion formidable de la création artistique » en France ?

A ces discours qui veulent opposer « culture élitiste » et « culture populaire », certains artistes apportent une réponse cinglante par leur parcours. C’est le cas d’une comédienne qui figure parmi les premiers signataires de la « Lettre ouverte » à Fleur Pellerin : Caroline Proust. Populaire, elle l’est sans conteste, en tenant le rôle principal d’une série télévisée lancée il y a dix ans sur Canal +, qui bat des records d’audience saison après saison, et qui a été vendue à plus de 70 pays : Engrenages. Or Caroline Proust est aussi une comédienne de théâtre, formée au conservatoire de Montpellier.

Elle répète actuellement « Vu du pont », d’Arthur Miller, qu’elle jouera en octobre prochain au Théâtre de l’Odéon. Et se sent redevable à tous ces lieux, aujourd’hui menacés, qui ont nourri sa carrière. « La décentralisation a permis une expansion formidable de la création artistique dans chaque ville de France, explique-t-elle. Ces coupes budgétaires rendent impossibles les créations telles qu’on les a vécues ces quarante dernières années. Pour moi qui ai pu apprendre mon métier gratuitement dans des écoles d’État, le sens que portent les réclamations des acteurs de la culture doit être écouté comme un signal d’alerte. Il est impératif que l’État continue de soutenir les théâtres ! Mon premier professeur au conservatoire de Montpellier était un des papes de la décentralisation, Gabriel Monnet. Un « Monsieur » éminemment respectable, qui doit aujourd’hui se retourner dans sa tombe ! »

L’article original est accessible ici