Par Katrina vanden Heuvel et Stephen F. Cohen

Le siège du Donbass, mené par Kiev et soutenu par l’administration Obama, constitue une escalade dans une crise déjà périlleuse.

Comme signalé à plusieurs reprises par The Nation, l’impensable peut désormais se produire à tout moment en Ukraine : pas seulement la nouvelle Guerre froide déjà en cours, mais une guerre bien réelle entre l’Otan, conduite par les États-Unis, et la Russie. L’épicentre en est le Donbass, territoire à l’est de l’Ukraine, grande région industrielle avec une forte densité de citoyens ukrainiens russophones et étroitement liée à son grand voisin par des décennies de relations économiques, politiques, culturelles et familiales. Le crash de l’avion de ligne malaisien MH17, abattu le 17 juillet, aurait dû obliger le gouvernement de Kiev, soutenu par les États-Unis, à déclarer un cessez-le-feu prolongé et stopper ses attaques terrestres et aériennes sur les villes proches afin de rendre hommage aux 298 victimes ; à donner aux enquêteurs internationaux un accès sécurisé au site de l’accident , et à entamer des pourparlers de paix. Au lieu de cela, Kiev, avec le soutien de Washington, a immédiatement intensifié ses attaques contre ces zones résidentielles, faisant de nouvelles victimes innocentes, pour “libérer” ces zones des “terroristes” pro-russes, selon l’étiquette que Kiev se plaît à coller sur le dos des membres du mouvement de résistance dans l’est de l’Ukraine. En réponse, Moscou se préparerait, selon certaines sources, à faire parvenir des armes lourdes aux résistants du Donbass.

Selon un article du New York Times du 27 juillet, la Maison-Blanche pourrait fournir à Kiev des informations sensibles provenant des services de renseignement, qui permettraient de localiser et de détruire ce matériel russe, et entraînerait par là, toujours selon l’article du Times, un risque “d’escalade avec la Russie”. L’administration Obama encourage cette escalade en affirmant, sans preuve concrète, que la Russie “procède déjà à des tirs d’artillerie depuis son territoire en direction de l’Ukraine”. Cependant, des tirs répétés de l’artillerie ukrainienne en direction du territoire russe ont tué un habitant le 13 juillet et n’ont pratiquement pas été rapportés par la presse. En fait, Kiev est depuis des mois l’intermédiaire militaire de Washington contre la Russie et ses “compatriotes” dans l’est de l’Ukraine. Depuis que la crise politique a commencé, le Secrétaire d’État John Kerry, le Directeur de la CIA John Brennan et le Vice-Président Joe Biden (par deux fois) se sont rendus à Kiev, précédant des “membres haut placés du ministère de la Défense US”, des équipements militaires américains et des aides financières. De plus, un haut responsable du département de la Défense US a informé un comité sénatorial que les “conseillers” du département sont maintenant “intégrés” au ministère de la Défense ukrainien.

En effet, Kiev ne peut mener cette guerre contre ses propres citoyens – un porte-parole de l’ONU affirme que près de 5 000 civils ont été tués ou blessés, ce qui pourrait constituer des crimes de guerre – sans le soutien politique, économique et militaire de l’administration Obama. Ayant provoqué l’exode de centaines de milliers de personnes, l’Ukraine est en faillite, ses infrastructures industrielles sont endommagées, sa situation politique est chaotique, elle utilise des milices ultranationalistes et mobilise les hommes jusqu’à l’âge de soixante ans.

Tout cela se déroule dans le contexte de la désinformation pratiquée par Washington, amplifiée par les médias grand public, qui décrit la crise ukrainienne comme la conséquence de  ”l’agression” du président russe Vladimir Poutine. En réalité, le rôle de celui-ci a été essentiellement réactif.

En novembre 2013, l’Union Européenne, avec le soutien de la Maison-Blanche, déclenchait la crise en rejetant l’offre de Poutine d’un plan financier associant l’Union Européenne, Moscou et les États-Unis, et en confrontant le président élu de l’Ukraine, Viktor Ianoukovitch, à un choix inutile entre un “partenariat” soit avec l’Europe, soit avec la Russie.

À ces propositions s’ajoutaient des mesures financières sévères, aussi bien que des obligations “militaires et de sécurité”.

Sans surprise, Ianoukovitch choisit l’offre financièrement largement plus favorable de Poutine. Imposer un tel choix au président d’un pays déjà profondément divisé constituait une provocation inutile.

En février, les manifestations de rue contre la décision de M. Ianoukovitch avaient pris un tour si violent qu’un accord de compromis fut négocié, grâce à la médiation des ministres des Affaires étrangères européens et avec le soutien tacite de Poutine. Ianoukovitch devait former un gouvernement de coalition ; les milices de rues de Kiev devaient être désarmées ; l’élection présidentielle à venir devait être avancée au mois de décembre ; et l’Europe, Washington et Moscou coopéreraient afin de sauver l’Ukraine de l’effondrement financier. Cet accord a été renversé en quelques heures par un déchaînement de violence urbaine de la part des ultranationalistes. Après la fuite de Ianoukovitch, un nouveau gouvernement a été formé, et la Maison-Blanche a rapidement apporté son soutien à ce coup d’Etat.
S’il y avait eut un service de renseignement sérieux à Washington, la réaction de Poutine aurait été prévue. Des décennies d’expansion de l’Otan vers la frontière de la Russie, et l’échec en 2008 d’une proposition américaine  d’incorporer  l’Ukraine dans l’Otan à “marche forcée”  , l’avait convaincu que le nouveau gouvernement pro-américain de Kiev avait l’intention de s’emparer de toute l’Ukraine, y compris la Crimée, province historique de la Russie abritant sa plus importante base navale. En mars, Poutine annexait la Crimée.
Tout aussi prévisible, la réaction du Kremlin face à l’évolution de la situation à Kiev a renforcé les mouvements de rébellion dans le sud-est de l’Ukraine qui s’étaient constitués contre le coup d’état de février. En l’espace de quelques semaines, l’Ukraine s’est trouvée plongée dans une guerre civile qui menaçait de devenir internationale.
Depuis avril, Poutine et son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, n’ont cessé d’appeler à un cessez-le-feu et à des négociations entre Kiev et les rebelles. Kiev, soutenue par l’administration Obama, a refusé d’adopter aucun cessez-le-feu suffisamment long pour permettre aux négociations d’avoir une chance d’aboutir, et a au contraire intensifié sa guerre contre ses propres citoyens, les qualifiant de ”terroristes”. Selon un article du Times, la Maison Blanche envisage une nouvelle escalade pouvant avoir des conséquences encore plus désastreuses.

Cela, aussi, est une question d’être un peu mieux “éclairé”, si tant est que Washington soit prêt à écouter. Pour des raisons historiques, nationales et géopolitiques, Poutine – ou tout autre dirigeant du Kremlin – ne peut permettre que la région du Donbass tombe aux mains de Kiev et donc, comme on le pense à Moscou, aux mains de Washington et de l’Otan. Si Poutine fournit des armes lourdes aux défenseurs du Donbass, c’est peut-être parce que c’est sa seule solution alternative à une intervention militaire russe directe, étant donné que les propositions diplomatiques de Moscou ont été rejetées. Cette option pourrait être limitée au déploiement d’avions de combat russes pour protéger l’est de l’Ukraine des forces terrestres et aériennes de Kiev, ou peut-être pas. Car les faucons du Kremlin, homologues de ceux de Washington, disent à Poutine de combattre aujourd’hui au Donbass, ou demain en Crimée. Ou, comme le résume le directeur du Carnegie Moscow Center, ”ce n’est plus seulement une lutte pour l’Ukraine, mais une bataille pour la Russie”.

Si les faucons des deux bords l’emportent, cela pourrait bien signifier une guerre à grande échelle. A-t-on jamais vu, dans l’histoire récente de la démocratie américaine, surgir une si terrible perspective sans qu’aucune voix ne s’élève dans le public, ou qu’un débat ne  s’ouvre  dans les médias du système ? Toutefois, la porte de sortie est évidente pour tout observateur informé : un cessez-le-feu immédiat, qui doit commencer à Kiev, permettant des négociations sur l’avenir de l’Ukraine, les contours généraux de ces négociations étant bien connus de tous les acteurs de cette funeste crise .

Source : The Nation , traduction collective par les lecteurs du blog www.les-crises.fr

Source en français : http://www.les-crises.fr/washington-risque-guerre-russie/