Par Jean-Marc Bikoko , Salaheddine Lemaizi

Jean-Marc Bikoko est président de la Centrale Syndicale du Secteur Public (CSP) au Cameroun. Il est également le Coordinateur de la Plate Forme d’Information et d’Action sur la Dette du Cameroun, organisation membre du réseau CADTM. Ce syndicaliste chevronné nous présente sa lecture de la situation économique et sociale de son pays. Il revient également sur l’état des résistances au Cameroun. Interview.

Entretien réalisé par Salaheddine Lemaizi, militant d’ATTAC/CADTM Maroc

Quelle évaluation faites-vous de la situation économique au Cameroun ?

Le pays est en période post-ajustement structurel. Nous avons un taux de croissance qui a de la peine à atteindre les 5%. Malgré les belles déclarations, le gouvernement n’arrive pas à réaliser le budget voté annuellement. En 2006, le Cameroun a atteint le point d’achèvement de l’initiative Pays pauvres très endettés (PPTE), avec un allégement substantiel de sa dette. Ainsi, le Cameroun a retrouvé son éligibilité auprès des bailleurs. Sauf que le pays s’est lancé dans un processus de réendettement inquiétant. Surtout que ce réendettement se fait de manière irrationnelle. Ces dettes sont contractées sans cohérence entre les secteurs. Nous ne savons pas non plus le but poursuivi à travers cette politique.

À qui profitent ces dettes ? 
Ces dettes servent les intérêts des entreprises étrangères de Chine et de Turquie dans les infrastructures (barrages et routes), l’Inde dans l’agriculture et le Maroc dans la distribution de l’eau et des banques. En plus de ces pays, il y a les bailleurs traditionnels que sont la France et le Royaume Uni.

Le gouvernement vient de lancer sa stratégie Émergence 2035. Quelle lecture faites-vous de cette feuille de route ? 
Cette stratégie pour « La croissance et l’emploi » ne correspond pas à la réalité des PME camerounaises qui se trouvent handicapées par les contradictions du gouvernement. Ce dernier a fait cavalier seul en signant un Accord de partenariat économique (APE) avec l’Union européenne (UE) |1| en novembre 2013. Cette ouverture de nos frontières à la concurrence internationale va laminer l’économiecamerounaise dominée par le secteur informel. En plus, l’agriculture n’a pas été modernisée pour améliorer les rendements. Dans ces conditions, cette stratégie n’a pas de chances de réussir.

Quel est l’effet de cette situation sur la société camerounaise ?

Le Camerounais vit dans la précarité. D’un côté, nous avons une minorité de riches qui se compte sous le bout des doigts. De l’autre, nous avons l’écrasante majorité de la population qui vit dans la pauvreté. J’inclus dans cette catégorie même les cadres de la fonction publique. Il faut savoir que le SMIG camerounais est un des plus faibles au monde (28 216 FCFA), ce qui fait que les citoyens n’arrivent pas à se payer les biens et services nécessaires. En un mot : la pauvreté est généralisée. Conséquence de cette situation, la corruption devient la norme. Les services publics sont monnayés. Les hauts dirigeants sont empêtrés dans des affaires de détournement des deniers publics. La gestion des RH est basée sur le népotisme. D’ailleurs, il y a un proverbe local qui résume ce fléau : « Quelqu’un est quelqu’un derrière quelqu’un qui est quelqu’un derrière quelqu’un ». La plupart des Camerounais compétents sont sur le carreau, à leur place se trouvent des médiocres. Tous ces éléments créent des injustices et un chômage endémique chez les jeunes.

Vous êtes enseignant, comment se porte le système éducatif ?

Le système éducatif est bloqué. Le système de formation est en décalage avec l’évolution de l’économie. À cela s’ajoutent les conditions précaires des enseignants. La baisse de 70% des salaires décidée il y a vingt et un (21) ans dans la fonction publique a contribué à la baisse du pouvoir d’achat des enseignants.

Dans ce contexte économique et social difficile, quel est l’état des lieux des luttes menées par les mouvements sociaux camerounais ?

Les luttes manquaient de coordination il y a quelques années. Syndicats, associations, groupes religieux, chacun évoluait de son côté et de façon cloisonnée. En 2005, une plateforme appelée « Dynamique citoyenne » |2|/ est mise en place. Ce collectif est composé de 200 organisations. Parmi nos actions : le suivi indépendant du budget, le respect des slogans affichés pour la lutte contre la pauvreté, etc. Par la suite, il y a eu la création d’un autre collectif à vocation thématique, qui est la Plateforme nationale pour les organisations de la société civile camerounaise (PLANOSCAM). Nous travaillons sur la dette, la défense de l’environnement, etc. Sur chacune de ces thématiques, nous menons des mobilisations. Ces actions se font malgré les interdictions et les pressions des autorités. Ces efforts sont mis à mal par certains bailleurs de fonds qui n’aiment pas voir une société civile forte. Malgré toutes ces contraintes, des dynamiques existent et font leur petits pas…

Pour en savoir plus sur la Plate forme camerounaise sur la dette, membre du réseau CADTM visitez : www.plateformedette.org/

Cameroun. Fiche du pays :

Population : 22 millions d’habitants
Taux de pauvreté : 39,9%
Taux de chômage (au sens du BIT) : 4,3%
PIB par habitant : 1.180 USD
Indice de développement humain : 0.495 ( au 150 rang sur 187 pays)
Taux de scolarisation au primaire : 82.6%
Taux d’alphabétisation de 15-49 ans : 73%
Taux de prévalence du VIH dans la population de 15 à 49 ans : 4.3%
Proportion de la population ayant accès à une eau potable : 59.8%
Superficie des aires protégée (hormis les réserves forestières) : 8%
Principaux produits d’exportation : Pétrole brut ; Cacao ; Café ; Coton – fibre ; Bois – grumes, sciages
Croissance du PIB : 4,6%
Dette publique : 19,3%/PIB
Structure de la dette : 68,6% est extérieur et 31,4% est intérieur
Dette odieuse : 200 millions USD
Sources : PNUD, Banque mondiale, Caisse autonome d’amortissement du Cameroun et CADTM.

Notes

|1| Les APE sont des accords commerciaux visant à développer le libre échange entre l’Union européenne et les pays dits ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique). La négociation est toujours en cours pour certains pays, mais d’autres ont signé des accords intérimaires (Botswana, Swaziland, Lesotho, Mozambique en Afrique australe, Cameroun en Afrique centrale et Côte d’Ivoire en Afrique de l’Ouest) ou complets (Caraïbes) (2009). Sur les dangers de ces accords, lire : http://cadtm.org/Les-Accords-de-par…

|2http://www.dynamiquecitoyenne.org

Source : http://cadtm.org/Entretien-avec-Jean-Marc-Bikoko-L