Akhenaton, Image : Wikimedia Commons

Suivant les mentions faites précédemment à l’article de Pressenza sur le syndrome d’Akhénaton (où il est expliqué que la mort d’un réformateur enthousiaste est souvent suivie par un retour à l’étape précédente, et parfois à une situation encore pire), il est intéressant, après que le pape François a été présenté comme un réformateur, de citer quelques paragraphes de L’Histoire de la philosophie occidentale de Bertrand Russel liés à Saint François d’Assise, inspirateur du pape actuel. Le but de cette référence n’est pas de décourager la réforme ou la révolution, mais plutôt d’examiner les éléments nécessaires pour que l’innovation puisse persister dans le temps.

« En matière de sainteté, François a eu ses égaux ; ce qui le rend unique parmi les saints, c’est son bonheur spontané, son amour universel, et ses dons de poète. Sa bonté semble toujours exempte d’effort, comme s’il n’avait aucun vice à surmonter. Il aimait tous les êtres vivants, non seulement en tant que chrétien ou homme bienveillant, mais aussi en tant que poète. Son hymne au soleil, écrit peu avant sa mort, aurait presque pu être écrit par Akhénaton, l’adorateur du soleil, mais pas vraiment : le christianisme nous l’informe, bien que de manière peu explicite. Il sentait qu’il avait le devoir d’aider les lépreux, pour leur bien et non pour le sien ; contrairement à la majorité des saints chrétiens, lui était plus intéressé par le bonheur d’autrui que par son propre salut. Il n’avait jamais affiché le moindre sentiment de supériorité, même devant l’individu le plus humble ou le plus méchant. Thomas de Celano dit de lui qu’il était plus qu’un saint parmi les saints : il était pécheur parmi les pécheurs.

Si Satan existait, ce qu’était devenu l’ordre depuis sa fondation par saint François lui aurait apporté la plus exquise des satisfactions. Frère Élias, successeur immédiat de François à la tête de l’ordre, se vautra dans le luxe et permit un abandon total de la pauvreté. Dans les années qui suivirent la mort de François, les Franciscains jouèrent principalement le rôle de sergents de recrutement dans les guerres amères et sanglantes entre les guelfes et les gibelins. L’Inquisition, fondée sept ans après la mort de François, était menée principalement par les Franciscains, dans plusieurs pays. Une petite minorité, les Spirituels, restèrent fidèles à leur enseignement, et beaucoup d’entre eux furent brûlés pour hérésie lors de l’Inquisition. Ces hommes soutenaient que le Christ et les Apôtres ne possédaient rien, pas même les vêtements qu’ils portaient ; cet avis fut jugé hérétique en 1323 par Jean XXII. Le résultat net de la vie de saint François fut la création d’un nouvel ordre, plus riche et corrompu, renforçant la hiérarchie, et facilitant la persécution de tous ceux qui brillaient par leur honnêteté morale ou par leur liberté de pensée. Au vu de ses propres objectifs et de son caractère, il est impossible d’imaginer un résultat plus amer et ironique. »

Je suis convaincue que les choses ont beaucoup changé depuis le Moyen-Âge, mais cette histoire est une mise en garde, semblable à l’histoire d’Akhénaton (mentionné par hasard dans l’un des paragraphes) en guise d’introduction à la question de la réforme ou de la révolution.

« L’Obamamanie » a succombé à la réalité de la hausse de l’activité militaire dans la politique extérieure des États-Unis, la hausse du budget des armes nucléaires, la hausse des meurtres par drones, le fait que le camp de Guantanamo soit toujours ouvert, et le non-changement du rôle de l’économie américaine dans l’arène internationale : suite à cela, le champ était libre pour qu’un autre sauveur idéalisé vienne prendre place dans les espoirs et les désirs d’une population mondiale ressentant tout le poids d’un système déshumanisant et insensé. Nous appellerons ce mouvement « Panchomanie » (Pancho étant le surnom traditionnel pour « François »). Mérité ou pas, un tel niveau d’expectative et d’idéalisation d’une seule personne, qu’importe la quantité de pouvoir dont elle puisse disposer pour changer les choses, reflète rarement les vraies possibilités de cette personne : en effet, ces individus fonctionnent dans des structures qui ont leur propre dynamique. Mais même si la réforme pouvait se concrétiser, sa qualité descendante fera qu’elle sera reçue bien mais passivement par les uns et catégoriquement rejetée par les autres ; elle manquera souvent de force pour prospérer au-delà de la vie du leader charismatique.

Le changement véritable et durable est une fonction des transformations qui s’opèrent dans les esprits et les cœurs des peuples, qui se reflète, sans doute, dans l’élection de ses dirigeants. Ceux qui tentent de promouvoir une révolution non violente, à la fois personnelle et sociale, s’inquiètent de la diffusion d’instruments pour les gens, pour tout le monde, fin qu’ils développent leur propre référence interne. Le pouvoir tend à concentrer le pouvoir ; l’argent tend à concentrer l’argent. Ni l’un ni l’autre n’est l’instrument correct pour créer une société fondée sur l’égalité des droits et des chances pour tous, une société humanisée. Il n’y a qu’avec la réflexion sur nos actions, la cohérence, la paix intérieure et la solidarité avec autrui, en les traitant comme on voudrait qu’ils nous traitent, que l’on pourra ouvrir la porte à un nouveau genre d’existence humaine.

Les médias puissants aiment beaucoup les « manies » : cette fureur presque messianique, qui accompagne la découverte d’une énième idole, est comparable à un coup de foudre : en tombant amoureux, nous projetons massivement sur la personne aimée une image complète de notre couple idéal, seulement pour découvrir plus tard que la personne n’est pas ce que nous pensions, avec la sensation d’être déçu par cette personne. Nous « tombons amoureux » donc de la nouvelle idole, en raison de la propagande de célébrité des médias, qui sont très conscients des désirs et espoirs de la population. Ils devraient déjà les connaître, puisque c’est eux qui ont forgé ces désirs. Et nous les projetons dans cette nouvelle idole, sans connaître les contenus de notre propre conscience !

Les dirigeants peuvent être source d’inspiration ; et pourtant, le moment d’inspiration, nécessaire pour un changement profond et durable dans toutes les structures et chez chaque individu, requiert le contact avec une source d’inspiration bien plus personnelle : la flamme sacrée qui brûle au plus profond de la conscience humaine, mais obscurcie et réduite au silence par le bruit du combat quotidien et les attentes matérielles imposées. Cette flamme se réveille et se fait entendre parfois ; et puis un âge d’or mène un groupe humain dans un sursaut vers une existence plus remplie, seulement pour décliner et laisser ensuite la place à l’inspiration suivante, à la civilisation qui vient après.

Mais aujourd’hui, quelque chose a changé : nous vivons dans un monde interconnecté, et nul n’est à l’abri de la douleur et de la souffrance des victimes de la violence généralisée sous toutes ses formes, ni de la vague d’inspiration qui émerge, qui se diffuse, qui s’étend, avec l’espoir d’arriver à temps pour donner vie à la Nation humaine universelle, avant que le Nouvel âge sombre de l’esprit ne puisse s’établir. D’une vision simpliste, cela pourrait faire penser à la vieille bataille allégorique entre le Bien et le Mal, mais plus utile pour le processus de réveil d’une existence véritablement humaine. Nous sommes ici en présence d’un choix : soit une vie mécanique, comme réaction face à l’Histoire humaine et à notre propre histoire, et face à des conditions externes ; soit une vie intentionnelle, guidée par des utopies, des idéaux, des rêves et tous ces buts qui peuvent sembler inatteignables de là où nous sommes, mais qui établissent la direction de notre action vers l’unique sens merveilleux et quasiment suggéré.

Traduction de l’espagnol : Thomas Gabiache