L’économie virtuelle consomme une énergie bien réelle. Les « data centers », qui regroupent les serveurs indispensables à la navigation sur le Web et à la circulation des 300 milliards de courriels, pourriels, photos ou vidéos envoyés quotidiennement, peuvent consommer autant d’énergie qu’une ville de 200 000 habitants. Sans compter le coût environnemental de la fabrication d’équipements toujours plus nombreux. De quoi relativiser l’apport apparemment écologique de l’économie dématérialisée, avec ses « télé-réunions », son commerce en ligne ou ses téléchargements.

Envoyer un mail, transférer ou répondre à un message… Autant de banals clics qui génèrent pourtant une quantité non négligeable d’émissions de CO2. L’envoi de courrier électronique dans une entreprise de 100 personnes équivaut à quatorze allers-retours Paris – New York (13,6 tonnes de CO2) chaque année. Quant aux requêtes Internet, via un moteur de recherche, elles représentent en moyenne 9,9 kg de CO2 par an et par internaute. Soit un total d’environ 450 000 tonnes de CO2 pour les 46 millions d’internautes français [1]. Apparemment virtuel, le web inclut des équipements très concrets qui consomment beaucoup d’énergie, à commencer par les serveurs et les centres de stockage des données. Ces ordinateurs sur lesquels s’accumulent les centaines de milliers de textes, images et vidéos postés chaque jour, ont besoin de beaucoup d’électricité pour fonctionner mais aussi pour être refroidis.

« On estime qu’un data center moyen consomme autour de quatre mégawatts par heure, ce qui équivaut environ à la consommation de 3 000 foyers américains », remarquent les auteurs de La face cachée du numérique [2]. Ces consommations génèrent d’importantes émissions de gaz à effet de serre. Car 46% de la production électrique mondiale repose sur le charbon et 23% sur le gaz. En Inde, la multiplication des centres de stockage est devenue l’un des principaux facteurs de demande en diesel, indispensable pour alimenter d’énormes groupes électrogènes.

Le poids de la Toile dans la consommation énergétique mondiale pourrait paraître négligeable aux côtés de celui des transports ou du chauffage. « A l’échelle mondiale, les data centers représentent 1,5% de la consommation électrique, soit l’équivalent de la production de 30 centrales nucléaires », rappelle cependant Fabrice Flipo, co-auteur de La face cachée du numérique. L’Europe abrite environ sept millions de serveurs. Google en possède à lui seul près de 900 000. Ceux-ci sont regroupés par centaines ou milliers dans des data centers, dont le plus gros consomme autant qu’une ville de 200 000 habitants. « Avec l’essor spectaculaire du stockage en ligne, ces chiffres sont appelés à croître sans cesse, précise Fabrice Flipo. La production de données pourrait être multipliée par 50 dans le monde d’ici à 2020 ».

Réduire la part des énergies fossiles

Greenpeace, qui fait partie des rares organisations qui travaillent sur l’impact environnemental des technologies de l’information et de la communication (ou TIC) [3], a rappelé à leurs responsabilités les géants du secteur : Apple, Microsoft, Google, Facebook et Amazon. Elle leur a demandé de réduire la part des énergies fossiles dans la production d’électricité nécessaire au fonctionnement de leurs fermes de données. C’était en 2010.

Trois ans plus tard, et suite aux pressions de centaines de milliers d’internautes, les mastodontes du net ont apparemment accompli de vrais progrès, quelles que soient leurs motivations réelles, écologiques ou financières. Certains groupes, dont Google, investissent massivement dans les énergies renouvelables et signent des contrats à long terme avec des fournisseurs d’électricité propre. En mai 2013, Apple promet que ses fermes de données deviendraient progressivement « sans charbon ». Facebook a construit en Suède un date center pouvant être entièrement alimenté par des énergies renouvelables.

Des calculs de consommation difficiles

Les méthodes de calculs de l’empreinte écologique des TIC suscitent de nombreux débats, parfois passionnés. En août dernier une étude américaine financée par les lobbies des industriels du charbon, (évoquée par Basta ! ici) a ainsi fait grand bruit parmi les experts en annonçant des consommations d’énergie très élevées, à partir de données que certains spécialistes jugeaient très surestimées [4]. De ce côté-ci de l’Atlantique, la Commission européenne reste sur les résultats d’un rapport qu’elle avait publié en 2008 pour estimer la contribution des TIC aux émissions de gaz à effet de serre [5] : les nouvelles technologies représentent « officiellement » entre 2,5% et 4% des émissions de dioxyde de carbone des pays de l’Union et entre 8 et 10% de la consommation électrique du vieux continent.

« Le travail d’estimation des consommations d’énergie devrait se faire avec les grands opérateurs mais ils sont peu enclins à diffuser leurs données », remarque Françoise Berthoud, ingénieur en informatique et directrice du groupe de recherche Ecoinfo [6]. Quand les études sont produites par des constructeurs, sans regard indépendant, elles semblent avoir tendance à minimiser leur impact.« De plus, il est difficile de connaître le champs des études. Tiennent-elles compte de la fabrication des différents équipements qui servent à se connecter ? De la mise en place du réseau ? De la fin de vie ? Tout cela rend l’analyse très compliquée. »

La fabrication, une phase très polluante

« Actuellement, reprend Françoise Berthoud, les TIC représentent environ 10% de la consommation d’électricité dans le monde ». Mais ce chiffre ne concerne que la phase d’usage. Il n’inclut pas la phase de fabrication, dont le bilan environnemental est pourtant très élevé, notamment à cause de l’extraction des minerais nécessaires. « Les analyses de cycle de vie montrent que sur les quatre étapes du cycle (fabrication, transport, utilisation, rebut), c’est la fabrication qui domine très largement dans sa contribution à l’ensemble des impacts environnementaux », soulignent les auteurs de La face cachée du numérique.

La fabrication concentre plus de 80% des impacts, selon les variables considérées (épuisement des ressources, effet de serre, destruction de la couche d’ozone, consommation d’énergie, etc.). « La pollution générée par l’extraction des matières premières et la fabrication des équipements est très importante », insiste Françoise Berthoud. Les métaux lourds et certains perturbateurs endocriniens contenus par exemple dans les retardateurs de flammes posent de sérieux problèmes de santé publique. En Chine et Thaïlande, aux Philippines ou encore au Mexique – pays où sont fabriquées cartes mères et puces –, des taux très élevés de pollution aux phtalates, solvants chlorés et métaux lourds sont enregistrés. En particulier dans les eaux de rejet.

Ailleurs, l’extraction de silicium, utilisé pour fabriquer les écrans de portables et d’iPad nécessite beaucoup d’eau, ce qui oblige les riverains des mines à s’approvisionner beaucoup plus loin. Quand aux 180 étapes parcourues par nos puces, elles sont très coûteuses en énergie. Pour une puce de 2 grammes, il faut brûler une quantité de combustibles fossiles plusieurs centaines de fois supérieure à ce poids. Rallonger la durée de vie des équipements de haute technologie, ou faire en sorte qu’ils soient réutilisés, amoindrirait leur impact environnemental.

Le coût écologique est invisible

« Actuellement, les appareils sont renouvelés tous les 18 mois en moyenne, alors que leur durée de vie technique est de 7 à 8 ans », déplore Fabrice Flipo. Qui relève que « côté consommateur, les TIC ne sont pas perçues comme étant un problème, au contraire. Nous avons l’impression que cela consomme très peu au regard des services rendus. Le coût écologique est invisible ». « Nos sociétés restent fondamentalement basées sur la croissance. Or, s’il y a un secteur en croissance en ce moment, c’est bien celui des TIC », renchérit Françoise Berthoud. « On essaie donc de le mettre en avant, et d’en souligner les avantages, on maximise leurs effets positifs, et on omet le reste. »

« On ne cesse par exemple de s’extasier sur les progrès en terme de consommation électrique de chacun de nos petits gadgets [7], en oubliant ce que l’on appelle « l’effet rebond ». » L’effet rebond ? C’est quand les progrès réalisés en matière de performance énergétique d’un bien sont annulés par la quantité croissante de biens consommés. Voire même lorsque cela annule les efforts réalisés dans d’autres secteurs. En France, par exemple, selon le cabinet d’étude Carbone 4, le fait que l’empreinte carbone des Français ait stagné, et non baissé, ces cinq dernières années est en grande partie due au poste « informatique », dont les consommations augmentent, contrebalançant entièrement les gains réalisés sur la consommation d’énergie des logements.

C’est l’équipement des Français en smartphones et tablettes qui fait exploser la note. Quasi inexistants en 2008, 3,6 millions de tablettes et 15 millions de smartphones sont sur le marché en 2012. Autre aspect de « l’effet rebond » : la performance accrue des logiciels dont le fonctionnement demande des machines de plus en plus puissantes et énergivores. Windows 7 et Office 2010, de Microsoft, nécessitent ainsi quinze fois plus de puissance processeur, 71 fois plus de mémoire vive et 47 fois plus d’espace disque que leurs ancêtres, Windows et Office 97… De quoi réduire à néant tous les efforts en matière de performance énergétique des microprocesseurs depuis un demi-siècle ! « Les logiciels libres, plus légers permettent de faire durer les appareils », relève Fabrice Flipo.

Peu de contre-pouvoirs

Au quotidien, on peut penser à éteindre ses équipements, précise Françoise Berthoud. Éviter les écrans de veille en 3D qui consomment beaucoup, ou encore taper directement l’adresse url plutôt que de passer systématiquement par Google. Lequel doit, pour donner une réponse rapide, dupliquer le web tout entier sur ses deux millions de serveurs ! Autre source d’économie potentielle : la rationalisation de l’usage des mails, parmi lesquels on compte entre 80 et 90% de spams. Envoi, stockage et tri de ces « pourriels » engendrent d’importantes émissions de gaz à effet de serre (GES).

« Le poids environnement pourrait aussi être revu à la baisse avec le recyclage », affirme Françoise Berthoud. L’extraction des matières premières de nos vieux ordinateurs émet dix à vingt fois moins de GES que l’extraction de nouvelles ressources. Mais tant que les matières premières restent bon marché, il n’y a aucun intérêt économique à pousser au recyclage. Sur ce dossier, la balle est dans le camp des producteurs et des décideurs politiques. Mais ceux-ci ne sont pas très motivés pour bousculer un secteur économique qu’ils cajolent, compte tenu de ses belles courbes de croissance.

« Dans le domaine de l’exigence environnementale vis-à-vis des TIC, les contre-pouvoirs sont faibles », regrette Françoise Berthoud. On compte quelques ONG, et de petits groupes indépendants, rares et assez faibles. Leur puissance de frappe est infiniment moindre que celle des poids lourds du secteur. Le discours est donc assez déséquilibré et peu d’actes sont réellement posés. Le récent échec de tentative d’encadrement de l’obsolescence programmée, sur lequel le groupe EcoInfo avait travaillé, illustre parfaitement ce rapport de force très favorable aux industriels.

Nolwenn Weiler

Notes

[1] Présentés par l’agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) en juillet 2011, ces chiffres sont basés sur une méthodologie de l’analyse du cycle de vie, qui prend en compte de nombreux éléments tels que l’exploitation des matériaux nécessaires à la fabrication des « terminaux » que sont les ordinateurs et autres portables et tablettes, la durée de vie de ces terminaux ou encore l’énergie nécessaire au fonctionnement et refroidissement des centres des stockage où sont amassées les milliards de données disponibles sur le net.

[2La Face cachée du numérique, l’impact environnemental des nouvelles technologies, par Fabrice Flipo, Michelle Dobré et Marion Michot, aux éditions L’Échappée.

[3] A voir notamment : « How dirty is your data »

[4] 19 kWh pour un Go de données vs 2 kWh par Go, par exemple.

[6] Ecoinfo est un groupement de service qui réunit des ingénieurs et des chercheurs (CNRS, INRIA, ParisTech, Institut Mines Télécom…) travaillant sur la réductions des impacts écologiques et sociétaux des TIC. En 2012, ils ont publié un ouvrage très complet intitulé Les impacts écologiques des technologies de l’information et de la communication. On peut le commander ici.

[7] La consommation électrique des microprocesseurs a été divisée par quarante en soixante ans, et le nombre de calculs effectués par kilowattheure double tous les dix-huit mois depuis 1946.