Faut-il spéculer pour ne pas s’appauvrir ? Voici la singulière question qui ressort des débats sur la mesure la moins connue de la loi Alur, celle qui pourtant a un potentiel révolutionnaire : les coopératives d’habitants.

La crise du logement, à laquelle la loi actuelle répond en partie, est fortement liée à la flambée du marché immobilier qui a plus que doublé en dix ans en France. L’encadrement des loyers et la garantie universelle des loyers sont des mesures qui visent l’accès à la location, mais il est indispensable de s’attaquer parallèlement à une autre racine du mal : la spéculation immobilière.

Le projet de loi crée, justement, un statut pour les coopératives d’habitants qui permet d’importer dans le domaine immobilier les principes d’intérêt général des coopératives. La démocratie : une personne = une voix, indépendamment du capital de chacun ; et la solidarité : entre les membres et envers la société, sans recherche de profit. C’est donc un moyen de développer l’habitat participatif, mais aussi d’aller bien plus loin en faisant du logement un bien qu’on utilise pour un besoin primaire – sans en faire un outil de spéculation. Cette propriété collective ouvre même une perspective révolutionnaire : la possibilité pour les plus convaincus de sortir leurs logements de la sphère marchande et d’en faire des biens communs comme le sont l’air, la connaissance ou l’internet [1].

La condition pour assurer la pérennité et l’équité de la coopérative, c’est de garantir qu’aucun coopérateur quittant le projet ne puisse exiger qu’on lui rembourse ses apports initiaux augmentés d’autant que la spéculation. Car si il avait apporté 10 000 € en 1998, la coopérative risquerait de devoir lui « rembourser » aujourd’hui 24 000 € [2], or elle ne pourrait le faire qu’à la condition de trouver un nouveau coopérateur ayant les moyens de payer une somme aussi considérablement gonflée. Par contre, si on applique le fonctionnement normal des coopératives, la revalorisation de ces parts sera indexée sur l’inflation : le coopérateur entrant n’aura donc à débourser en 2014 que 12 400 €, et le sortant récupérera le même pouvoir d’achat qu’il avait en 1998 avec cette somme – tout en ayant joui pendant quinze ans d’un logement économique, écologique et participatif.

Mais si le Sénat en voit tout l’intérêt, et a rédigé des amendements adéquats, l’Assemblée nationale bloque jusqu’à présent sur ce point. Certains élus expriment le souci que les petites gens puissent se constituer un « bas de laine légitime » en profitant de la hausse continue des prix du marché immobilier – sans quoi ils s’appauvriraient. Or, sans neutralisation de la spéculation, les ménages défavorisés seront justement encore et toujours condamnés à la location. Et pour ceux qui auront la chance d’y avoir accès, ils feront une culbute sur le dos de la génération à venir, qui devra à son tour payer le prix imposé par le marché. Ne pas garantir cette neutralisation de la spéculation, c’est donc à la fois encourager un transfert de dette intergénérationnel – une pyramide de Ponzi de long terme –, et réserver l’habitat participatif à ceux qui ont des capitaux tout en en excluant les démunis.

Pourtant, les coopératives d’habitants, avec leur clause anti-spéculative, offrent à tous les ménages, y compris modestes, la possibilité de se loger tout en leur permettant de se constituer une épargne à travers les parts sociales émises en échange du remboursement progressif du bien immobilier. A terme, ils peuvent donc récupérer leurs apports initiaux ainsi qu’une part de la valeur du bien collectif – mais limités à leur valeur réelle, non pas à celle dictée par la spéculation immobilière. C’est du reste ainsi que sont définis les statuts des coopératives d’habitants en Allemagne, en Norvège, en Suisse, etc.

Et pour ceux qui voudront vivre en habitat participatif tout en profitant de l’évolution du marché immobilier, la même loi Alur crée la société d’auto-promotion et d’attribution qui le permet. La liberté de choix est assurée. Il serait donc foncièrement insensé d’amputer les coopératives d’habitants de leur statut anti-spéculatif, ou d’en faire une simple option, alors que c’en est la dimension essentielle.

Si la commission mixte paritaire qui se tient mardi 11 février pour trancher cette question se saisit finalement de cette opportunité que sont les coopératives d’habitants et entérine l’amendement du Sénat, alors elle ne démissionnera pas devant le marché : au contraire, elle construira un levier d’action pour lutter contre la flambée immobilière, et pour ouvrir un nouvel espace entre propriété privée et location.

Signataires :

Collectif La Rotative, organisation des coopératives CoopFr, Coordin’action nationale des associations de l’habitat participatif, Fondation Copernic, DAL, Jeudi Noir, HALEM, Syndicat des Avocats de France, Community Land Trust France – pour un foncier solidaire, Habicoop, les Compagnons bâtisseurs.


[1] Lire « Habitat coopératif, verrou contre la spéculation », Le Monde diplomatique, décembre 2012.

[2] Augmentation de 140 % des prix du marché immobilier français sur la période, alors que l’inflation était de 24 % (Insee).