« Peu moral serait le monde sans la faculté d’oubli. » Friedrich Nietzsche

Les barbouzes de la Grande muette et ceux de la maison Poulaga ont désormais leurs « historiens de l’instant ».
Comme se sont joliment qualifiés les trois mousquetaires, Roger Faligot, Jean Guisnel et Rémi Kauffer, qui viennent de publier aux éditions « La Découverte », « L’Histoire politique des services secrets français ; de la Seconde Guerre mondiale à nos jours ».

Il y a eu les reporters embarqués, dans les cockpits d’hélicoptère, en Irak ou Afghanistan – voire prisonniers des talibans – voilà maintenant, sur le plancher des vaches, des journalistes intégrés qui écrivent l’œil éclairé par un cyclope nommé Hélios (1) et la main guidée par de nombreux anciens de la « crèmerie » qui leur accordent pleine confiance.

Signe qu’on est ici dans le secret des dieux, nos trois obligés n’écriront pas une ligne sur les quelque 210 essais nucléaires pratiqués, de 1960 à 1995, au Sahara et en Polynésie (2).

Les aventures nucléaires, civiles ou militaires, qui sont au cœur des institutions de la IVe et Ve républiques et de la relation particulière à l’Afrique ne sont pas évoquées un instant, dans ce gros livre de 733 pages.

Comme si nos « honorables correspondants » qui banquettent auprès de nos crapules galonnées avaient fait sienne la doctrine israélienne de l’ambiguïté à ce sujet.

Exit donc la course aux armements qui a caractérisé le déploiement de l’industrie française au Moyen-Orient, de 1956 à 1981, et les règlements de compte entre Mossad et gouvernement lors, par exemple, du transfert technologique, du savoir-faire nucléaire à l’Irak de Saddam Hussein (3).

Ce livre faute d’éclairer les choix stratégiques de la France, ses moments de crise comme le Putsch d’Alger ainsi que les doctrines militaires, issues des expériences coloniales, exportées vers l’Amérique du sud, donnent l’impression de raconter seulement ce que souhaite révéler « la Piscine »…

Bien sûr, on ne parle pas, la bouche pleine, des figures de la DST ou de la DGSE qui, un pied dans l’institutionnel et un pied dans les affaires, cachetonnent auprès de puissances étrangères.

Au reste tout ce qui touche aux motifs de la sortie de l’OTAN et de l’OTASE (4) ainsi que la fermeture des bases US sur le territoire national puis la réintégration progressive du pays dans le dispositif atlantique sont proprement éludés.

Totem et tabou

« A la Piscine, on aime les références au Far West : Bison, c’est la base de recrutement des honorables correspondants ; Totem, le système d’échanges entre services spéciaux et par extension, dans le jargon du Service, un « totem » est l’homme (ou la femme) chargé de cette liaison. Rien de surprenant à ce que le totem ait été érigé aux Etats-Unis. » page 605, chapitre « Les années Sarkozy (2007-2012) »

On ne peut être plus clair sur l’allégeance affichée de nos trois « honorables correspondants ».

C’est à Léon Blum, ex-président du Front populaire, à qui nos journalistes intégrés attribuent, en 1946 (5), la vassalisation des services spéciaux civils et militaires du gouvernement à la puissance tutélaire.

En échange de quoi, l’un des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale offrait aux prolétaires français le plan Marshall,« introduisant au passage le cinéma américain sur nos écrans !» notent, avec un brin d’humour, nos reporters aux armées…

Il est vrai que les soviétiques et les américains s’étaient partagés le monde à Yalta ; ces derniers ayant débarqué avec force monnaie, nouvelle administration et pro-consul sur le vieux continent.

Auparavant les futurs dirigeants de la CIA, Allen Welsh Dulles, basé à Berne, et Franck Wisner, à Bucarest (6), plantaient un réseau comprenant des centaines d’informateurs et de techniciens, couvrant toute l’Europe, en particulier la France (7).

Combien de français de la France libre, se battant sous uniforme anglais, ou membres du gouvernement de Vichy, ont-ils fait partie de ce que d’aucuns appelleront, plus tard, « un Komintern de droite » ou « les réseaux Gladio » (8) ?

Combien de coups d’état, de partis et de syndicats achetés, d’élections truquées – notamment en Italie – , pour empêcher les communistes d’arriver au pouvoir ?

Les auteurs de « L’Histoire politique des services secrets français, de la Seconde Guerre mondiale à nos jours » ne répondent pas.

Paradoxalement, l’homme politique le plus cité dans l’ouvrage est le général De Gaulle.

Or, curieusement l’attentat à l’encontre du Totem de la Ve république, le 22 août 1962, au Petit-Clamart, n’y figure pas (9)…

Est-ce parce que participait à cette tentative de « régicide » le dénommé Lajos Marton, espion de l’OTAN, recruté, en 1956, à Budapest ?

Les effaceurs d’instant

Cette histoire politique des services spéciaux semble sortie tout droit du bureau de la censure, avec plein de trous noirs et marques de ciseau.

Éludant certains crimes, commis par l’OAS ou le SAC, nos messieurs sont peu loquaces sur les passerelles qui existaient entre militaires putschistes et le SDECE auxquels nombre d’anciens factieux du 1er REP et 11e Choc dissous doivent leur réintégration avec soldes, retraites et décorations sous la présidence de François Mitterrand.

Par exemple, on retrouve selon le journal« L’Express » (10), l’obscur Lajos Marton, à un âge avancé, conseiller de la DGSE au Tchad, pour chasser le Kadhafi, en juillet 1983…

Mais le plus choquant dans cette histoire politique, revue et corrigée, ce sont les salades racontées à propos de prétendues déstabilisations de l’Espagne franquiste par le SDECE et de pseudo aide apportée à Salvatore Allende…

Franco n’a pas du trop souffrir de ces déstabilisations puisque, mort dans son lit, il est resté près de quarante au pouvoir.

Le bras armé du franquisme, la « Guardia civil », a pu compter, du reste, par la suite, sur nos brillants services, voire l’épopée sanglante des GAL où des voyous accoquinés à des policiers ont assassiné, dans la grande tradition de la « Main rouge », quelque 34 militants ou sympathisants de l’ETA (11).

Quant au président du Chili, Allende, « la main gauche ignore ce que fait la main droite » : à la même époque, nos stratèges en « gégène » comme Paul Aussaresses enseignaient la guerre psychologique à l’école de jungle, à Manaus, au Brésil ; d’autres à l’ESMA (école supérieure de mécanique de la Marine) de Buenos Aires en Argentine.

Ah ! L’école française

Il eut été passionnant que Faligot, Guisnel et Kauffer nous parlent de la trajectoire de quelques officiers qui, bien que s’étant mis en marge violemment de la république, ont constitué, non seulement les hommes de main mais les penseurs de la lutte contre la subversion.

Charles Lacheroi, fondateur de l’OAS (12), David Galula dont les œuvres complètes ont été traduites en anglais pour les cadets de West Point, Roger Trinquier, Salan, etc.

Dans leur combat au corps à corps, dans les jungles indochinoises puis dans les djebels d’Afrique du nord, ces coloniaux ont appris et singé « la guerre révolutionnaire » dans ce qu’elle a de pire.

D’aucuns disent du « fascisme » qu’il est une contrefaçon perverse du socialisme…

On pourrait en dire autant de nos capitaines qui ont imité voire en certaines occasions dépassé les commissaires politiques de la Guepéou, en matière, disons, de maintien de l’ordre…

Ces techniciens français du meurtre qui ont lu Lenine, Mao tsé toung, Giap ou Guevara, ont excipé du concept de guerre populaire son principe – le peuple – ; et n’ont gardé de la méthode que la terreur.

Ils auraient formé ce que la journaliste Marie-Monique Robin, nomme « L’école française » (13), donnant des cours de guerre asymétrique, de mise sous pression des populations et d’attentat sous faux drapeau.

La fascination de l’ennemi communiste a été très loin chez ces militaires de carrière chargés de le combattre.

L’opération « Stade », par exemple, prévue par les services secrets français, pour parquer 50 000 étudiants « gauchistes », au cours du mois de mai 1968 – finalement annulé – aurait connu un franc succès en Amérique latine, dans les années soixante-dix…

Leurs concepteurs de génie seraient, par ailleurs, à l’origine de l’opération Condor (14) laquelle devait éliminer, au pinacle des dictatures sud-américaines, jusqu’aux années 80, les dissidents politiques partout où ils se trouvent. Même en France.

La main à la plume vaut la main au révolver

Si le propos des auteurs est d’élever un monument, près de Saint-Tropez, aux barbouzes, morts en mission, les noms des victimes de l’impérialisme français, les civils et membres du Viêt-Minh tués en Indochine, les martyrs de Madagascar et les « crevettes Bigeard », les pieds lestés par du béton, largués d’hélicoptère, au large d’Alger, n’ont pas ici le droit d’être cité.
Pas plus que les militants révolutionnaires occis sur le territoire national.

Henri Curiel, pourtant sous surveillance de la DST, est abattu le 4 mai 1978 à Paris ; Pierre Goldman, le 20 septembre 1979.

Selon le commissaire Lucien Aymé-Blanc, ils auraient été assassinés par des anciens de l’OAS et un commandant du SDECE qui formeront plus tard les GAL (15) qui exécuteront, de 1983 à 1987, de 27 à 34 personnes !

Dans le livre, toutes ces personnes sont rayées de l’histoire politique des services comme si elles n’avaient jamais existé.

Alors pourquoi un tel ouvrage qui égrène quelques meurtres et coups tordus, révélés par le scandale d’un échec, la forfanterie d’un agent ou par des journalistes dont la probité est discutable ?

Peut-être pour rendre dicible et acceptable qu’un président de la république élu puisse, sans consulter l’Assemblée ni le Sénat, décider de l’assassinat du colonel Kadhafi dont les auteurs nous racontent, en pointillé dans le livre, le mitraillage et la traque depuis les années 80…

Pour justifier ce crime atroce, les auteurs n’hésitent pas à appeler à la rescousse les mannes de la Résistance : dans le premier chapitre intitulé, « Les Temps Héroïques (1940-1958) », ils racontent comment à l’été 1937, le chef de la section allemande du contre-espionnage, le commandant Paillole, proposa d’exécuter Adolf Hitler à Edouard Dalladier ; le président du conseil aurait répondu : « On n’assassine pas le chef d’un pays voisin ! »

La morale, aujourd’hui, n’habite plus le chef des armées françaises qui jubile après le lynchage et la sodomie à coups de barre de fer de son semblable.

Les services spéciaux seraient-ils autre chose qu’un bureau des assassinats qui devancerait les désirs du chef ?

Les barbouzes n’ont qu’un dieu : l’argent

La figure la plus célébrée dans le livre est feu Bob Denard. « le corsaire de la république ».

« Qui tient l’Afrique tient le monde ! » s’exclament, la bouche en cœur, Faligot, Guisnel et Kauffer.

C’est dire la ligne politique suivie par nos correspondants…

Le passage de plus en plus massif des fonctionnaires de la DST et des militaires de la DGSE au privé confirme la tendance.

La guerre c’est, avant tout, de l’argent. Beaucoup d’argent en mouvement. Un puits sans fond avec beaucoup d’aléas.

« Les mecs ont besoin d’à peu prêt 20 000 $ pour tenir en munitions entre 2 à 4 heures de baston. » écrivait le dernier photographe tué en Syrie, Olivier Martin (16).

Aussi est-il préférable que les crapules qui s’y adonnent soient directement reliées aux multinationales qui convoitent la région où l’on « révolutionne ».

Fini le temps où les « affreux » du Katanga, militants du SAC, collaient, le matin, les affiches du RPF et, l’après-midi, braquaient le Crédit Agricole, avec une carte tricolore en poche.

Aujourd’hui, les services spéciaux montent des sociétés militaires privées, et s’en vont braquer, en Afrique et ailleurs, des pays entiers ; et ce appuyé par la Légion étrangère et les banquiers.

Sans presque aucun risque.

Comme au Mali, où l’on ratatine le touareg à coups de napalm et de munitions à uranium appauvri – on ne sait jamais, les populations qui les soutiennent pourraient repousser après le carnage…

Et si l’intervention présentait un risque comme en Syrie, on avance masqué avec des mercenaires dits « islamiques » et une partie de la population à qui l’on vend des armes.
Il n’y a pas de petits profits dans une guerre : en Indochine, le Deuxième bureau trafiquait la piastre, vendait de la drogue et prostituait les filles ; là nos services spéculent déjà sur les réserves de pétrole et de gaz que les multinationales achèteront au prix fort après la victoire.

Nos requins d’aquarium appellent cela « l’intelligence économique »…

Écoutons ces canailles pour conclure :

« A travers notre livre et les décennies qu’il couvre, on a vu disparaître l’usage d’aigrefins et même de gangsters issus des règlements de comptes de la turbulente après guerre et qui avait, jusqu’à la fin des années 1960, provoqué des dérives qui firent le délice des auteurs de polars, conférant du même coup à la Piscine sa légende noire. Or le renseignement est ce métier de voyous que seuls peuvent exercer des gentlemen. C’est qu’il faut un sens moral hors du commun, une solidité personnelle que ne partagent pas tous nos concitoyens, pour être à même d’user sans y perdre son âme de méthodes que la morale et les lois réprouvent. »

Bref, il nous faut être banquier ou chef d’entreprise du CAC 40, ayant comme on sait un sens sublime du bien public, pour applaudir aux exploits de nos espions aux pieds palmés.

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1. Hélios II est un satellite militaire qui fournit des images de jour comme de nuit au ministère de la Défense.

2. Lire « Les Irradiés de la république » de Bruno Barrillot.

http://www.obsarm.org/spip.php?article40

3. « Le Lobby de la Mort ; comment l’Occident a armé l’Irak » de Kenneth R. Timmerman.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polit_0032-342x_1992_num_57_1_4109_t1_0184_0000_2

4. L’OTASE, l’organisation de l’alliance du sud est asiatique dont faisait partie la France.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_du_trait%C3%A9_de_l%27Asie_du_Sud-Est

5. Accord Byrnes-Blum.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Accord_Blum-Byrnes

6. « Des Cendres en héritage » de Tim Weiner.

http://www.anteios.org/Des-cendres-en-heritage-L-histoire

7. « La CIA en France ; 60 ans d’ingérence » de Frédéric Charpier.

http://www.laprocure.com/cia-france-ans-ingerence-affaires-francaises-frederic-charpier/9782020818810.html

8. « L’Affaire Gladio » de Jean-François Brozzu-Gentile.

http://www.wikistrike.com/article-le-reseau-gladio-armees-secretes-d-europe-video-102373354.html

9. Attentat du Petit-Clamart 22 août 1962.

http://www.ina.fr/video/AFE85009640

10. Lajos Marton assassin de De Gaulle, travaillant vingt ans après pour la DGSE.

http://www.lexpress.fr/actualite/politique/je-n-ai-jamais-regrette-d-avoir-participe-a-l-attentat-du-petit-clamart_1150629.html

11. GAL.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Groupes_antiterroristes_de_lib%C3%A9ration

12. Colonel Charles Lacheroi, fondateur de l’OAS, et théoricien de la guerre subversive.

http://nice.algerianiste.free.fr/pages/portraits/lacheroy.html

13. Marie-Monique Robin, auteur des « Escadrons de la mort ; l’école française ».

http://fr.wikipedia.org/wiki/Marie-Monique_Robin

http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article4464

14. Opération Condor.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Op%C3%A9ration_Condor#France

15. Lucien Aymé-Blanc, auteur de « L’indic et le commissaire ».

http://www.evene.fr/livres/livre/lucien-aime-blanc-l-indic-et-le-commissaire-20179.php

http://fr.wikipedia.org/wiki/Lucien_Aim%C3%A9-Blanc#Assassinat_de_Henri_Curiel

16. Dernière lettre écrite par le photographe, Olivier Martin, tué en Syrie, alors qu’il couvrait les combats du côté des rebelles.

http://www.glamourparis.com/snacking-du-web/articles/la-derniere-lettre-d-olivier-voisin-photoreporter-decede-en-syrie/17865