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Qui veut commencer à comprendre la révolution vénézuélienne devra réapprendre à se perdre pendant quelques années dans des millions d’histoires comme celle du Tigre de Matanegra ou de l’enseignante de Las Uvitas, de ces milliers de citoyens qui discutent à voix basse depuis treize ans, loin des micros et des flashes, avec leur président. Treize ans de protocoles interrompus par la dignité des invisibles : l’image la plus exacte de la révolution bolivarienne. Celle qu’aucun grand média ne transmettra. [NdE, Voir photo plus haut]

T.D.

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Parmi ces invisibles d’hier que croisent José Roberto Duque dans son Blogil y a le Tigre de Matanegra.
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« De cette brève rencontre me sont restées quelques sensations et beaucoup d’information, mais j’en retiens la métaphore essentielle : le Tigre de Matanegra représente l’être  simple et honnête, né au Venezuela, qu’une élite a soumis à l’exclusion et à l’oubli mais pour qui, dès l’irruption de Chávez à l’horizon “nos yeux se sont ouverts” (mots du chanteur). L’histoire de ce chanteur est, fondamentalement, celle d’un peuple.

Grand et simple

Jesús Quintero, le Tigre de Matanegra, est né en 1943 à Camachero, près de  Santa Bárbara de Barinas et du village qui lui a donné son nom d’artiste. Fils et neveu de musiciens et de chanteurs, il fut témoin de beaucoup d’événements extraordinaires même s’ils ne le semblent pas. Enfant, il assistait aux fêtes rurales et regardait ses oncles gratter les vieux modèles de mandolines, “de tout petits machins, pas les gros culs d’aujourd’hui qui datent du jour où Anselmo López a commencé à jouer”. Avec ces mandolines, les guitares à quatre cordes et les maracas on dansait le « joropo » (années 40 et 50). A 12 ans, après la mort de son père, il fut recueilli par un certain Bernabé Márquez, natif de Pregonero (“comme il chantait bien ce vieux, et il n’a rien enregistré !” se souvient le Tigre). « Il me disait “Venez ici petit Silvan (mon père s’appelait Silvan), n’ayez pas peur. Vous allez être chanteur, vous avez une très bonne voix” qu’il me disait, et il me faisait chanter avec lui. Et il eut raison”.
Un jour le Tigre apprit qu’à Santa Bárbara allait chanter Juan de los Santos Contreras, “El Carrao de Palmarito” (photo); il se rappelle que ce fut quand il avait 12 ans, vers 1955. En arrivant il vit quelque chose de prodigieux : la première harpe de sa vie. C’est Luis Reyes qui en jouait, il est encore en vie. Soudain les gens ont commencé à demander au jeune Jesús de monter sur le podium pour faire le contrepoint avec le « Carrao » mais comme le le jeune homme ne bougeait pas, un homme du village le porta sur ses épaules et le déposa comme un coq sur l’estrade. “Les jambes m’en tremblaient », raconte Jesús. Le Carrao n’accepta pas de chanter avec lui mais le laissa chanter quelques uns de ses morceaux. “Quand il eut terminé de chanter il me tendit la main et me dit : ‘Je vous félicite, vous avez une grande voix, une grande oreille, bossez dur et un jour vous serez quelqu’un dans la chanson’”.
On écoute les chansons du Tigre de Matanegra, on écoute tant d’histoires et soudain on a face à soi la légende vivante. Dans toute sa simplicité. Celle, profonde, du paysan. On commence à comprendre la clef qui d’ailleurs n’a rien d’un mystère : l’authentique héros, le symbole qui perdure, c’est celui qui ne perd jamais le lien avec la terre ni avec les pauvres. Seuls les gens du peuple reconnaissent le peuple dans ses codes, rien qu’en regardant le visage et les gestes.
“A nous les sans le sou on nous enseigna à voter. Je votai pour  Copei parce que mes parents votaient pour Copei (parti démocrate-chrétien) mais je n’en ai jamais vécu” avoue-t-il avec une honnêteté qu’on voit rarement aujourd’hui. “En plus Rafael Caldera était un prétentieux. Un jour on nous a emmenés chanter dans une grande propriété de  Pedraza, l’homme était là tout près de nous et il ne nous a même pas regardés”. C’est le moment opportun de lui demander quand il s’est éveillé à la politique, quand il s’y est intéressé. “Dans mon cas, avec Chávez” dit-il.
Il avait 49 ans quand, à l’aube du 4 février 1992, il a vu avec son épouse le « Pour l’heure… la rébellion a échoué » prononcé par Chavez à la télévision. Il a dit à sa femme : “Cet homme, on va le mettre en prison et il n’en sortira plus jamais, le pauvre. Mais s’il sort et s’il se lance dans la politique, je vote pour lui ». Confirmation de la clef : quelques secondes lui ont suffi pour reconnaître dans ce jeune homme le compagnon de misères et de sang, l’opposé de cet aigri en frac, de ce premier président qu’il a vu en personne pour ne recevoir que son mépris.
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Yajuri Ruiz (photo de Gustavo Borges) est la seule enseignante qui donne cours dans l’École Nationale Las Uvitas (qui dépend du Gouvernement de l’État de Barinas), située dans le ce secteur de la parroisse Santa Lucía. C’est au sud de Barinas, au coeur du llano; presque dans l’état d’Apure. Elle s’occupe de 14 enfants qui suivent les cours de la première à la sixième année primaire. “Il y a des secteurs proches où je sais qu’il y a au moins 20 enfants de plus en âge scolaire mais en temps de pluie ils ne vont pas à l’école parce que les conditions du terrain les en empêchent ».
Cette enseignante a obtenu son diplôme à l’UNELLEZ, en éducation intégrale. Avant le diplôme elle donnait déjà cours, et quand elle a reçu son titre, au lieu de quitter la campagne natale, elle est revenue pour former les enfants. “Cette école fut fondée en 1958; c’est ici qu’ont étudié ma mère et mes soeurs, beaucoup de gens de la communauté y ont suivi les cours. Maintenant cette école est détruite, mais même ainsi nous donnons les cours, parmi les ruines”.
Dans cette zone, comme dans tout le llano, quand il pleut, il pleut vraiment, et le fleuve Pagüey déborde. “Le gouvernement a réparé la route plusieurs fois mais les pluies la détruisent à nouveau. Il n’y a pas de courant non plus”.
L’enseignante raconte qu’en saison de pluie elle se rend à dos d’âne à l’école. Si vous n’êtes jamais allé dans le llano à cette époque vous ne pouvez pas savoir ce qu’est une inondation ; dans ce secteur les gens la vivent, la subissent, l’affrontent : “Je mets 40 minutes pour arriver et parfois l’âne est dans l’eau jusqu’au cou. Il y a des enfants qui font des trajets plus longs pour aller à l’école et ne renoncent pas à leurs études. Mais pour d’autres c’est impossible, en saison des pluies ils ne vont pas à l’école, autrement dit ils perdent presque toute l’année”.
La situation administrative de l’enseignante mérite aussi d’être résolue : elle travaille depuis 8 ans sans qu’on lui octroie de poste fixe. Ses revenus sont inférieurs à ceux que mérite son effort. Elle fait partie de la commune récemment constituée “Victoria Popular Las Uvitas” et espère que cette organisation rendra plus facile la gestion du dossier.
Source : « Traccción de sangre », le Blog de José Roberto Duque, http://tracciondesangre.blogspot.com/
Traduction de l’espagnol : Thierry Deronne