Par : Jenny Cartagena Torrico

Par l’intermédiaire de la radio, les femmes des communautés Quechua s’approprient les concepts d’autonomie, de droits, de démocratie.

« Nawpajman rinanchis tiyan » (« Allons de l’avant »). C’est par ces mots que Ruth  Rojas met un terme, avec émotion, à une série d’émissions de radio à destination des femmes indigènes.

Pendant 21 dimanches de suite Trifonia Tordoya, 63 ans, a animé cette émission de deux heures, en direct et en langue Quechua. Dans la petite cabine de la station de radio locale Ecológica, au cœur d’une vallée de la région de Cochabamba en Bolivie, ses filles Ruth, 25 ans et Tania, 30 ans – toutes deux institutrices – et Madeleine Pereira, sa petite-fille de 13 ans, prenaient aussi le micro à ses côtés.

Vingt et un dimanches pour débattre de questions liées à la politique et aux droits des femmes indigènes. Les quatre femmes y ont discuté de démocratie, de contrôle social, d’égalité de genre, de questions de droit… autant de sujets liés à leurs expériences de femmes indigènes dans le pays le plus pauvre d’Amérique du Sud. Le nom de l’émission était en lui-même tout un programme : « Wakichikuy wasiyuj allin kawsayta tarinapaj » (« Préparez-vous à vivre bien », en langue Quechua).

Cette initiative est née du questionnement de Trifonia Tordoya sur la participation des femmes aux activités et aux processus de décision dans son village de Villa El Carmen, une communauté rurale à l’écart de la ville de Ciza. Avec d’autres femmes, elle a participé au programme « Culture politique et diversité culturelle : autonomiser les populations de langue Quechua au Pérou et en Bolivie ». Ce programme, mené par l’ONG Ciudadanía: Comunidad de Estudios Sociales y Acción Pública, a pour objectif d’encourager le dialogue interculturel et de renforcer les valeurs démocratiques chez les femmes indigènes.

Concepts à définir

Pendant 3 ans, des femmes issues de 20 communautés rurales des vallées de Cochabamba ont travaillé à transcrire de l’Espagnol au Quechua des définitions et concepts relatifs aux droits, en s’appuyant sur leurs expériences. Au final, elles ont choisi 19 éléments, explique Olivia Román, la coordinatrice du programme. Parmi ces concepts : démocratie, légitimité, autonomie, droits, genre, violence, exclusion, discrimination, transparence, corruption ou justice.

Toutes les définitions n’étaient pas simples. « Nous avions entendus ces mots en espagnol, mais nous ne savions pas vraiment ce qu’ils signifiaient. Alors nous avons discuté, débattu, pour les définir en Quechua », explique Norah Claros, une autre participante au programme.

Elles ont par exemple décidé de traduire le concept d’égalité de genre par ‘qhari-warmi’, ‘homme-femme’. Et leur définition associée est : « les hommes et les femmes ont les mêmes droits, capacités et mode de vie, et s’aident l’un l’autre dans le travail et dans la vie ».

Pour revendiquer ses droits, il faut en avoir conscience. L’étape suivante a donc été de faire passer ces messages aux autres femmes, et de les aider à inclure ces concepts dans leur vie quotidienne. Pour cela, certaines participantes ont proposé des ateliers, d’autres des spots radiophoniques ou des émissions de radio. Dans les vallées de cette région principalement agricole, sur le versant est de la Cordillère des Andes, la radio reste le meilleur moyen d’atteindre les femmes dans leurs foyers, dans des villages reculés où la télévision est un luxe inconcevable, en raison du manque d’électricité, et où les journaux n’arrivent pas.

« Travail remarquable »

L’ONG a soutenu le projet d’émission de Trifonia Tordoya, et cette dernière a décidé d’impliquer ses filles et sa petite-fille. Madeleine, qui avait 10 ans à l’époque, a d’ailleurs participé aux travaux au côté de sa grand-mère, en prenant des notes pour elle. Car Trifonia, qui n’a été à l’école que pendant 5 ans, lit et écrit avec difficulté. Après avoir été abandonnée par son mari, elle a élevé seule ses six enfants, en cultivant un petit lopin de terre.

Les quatre femmes ont décidé de discuter d’un concept chaque dimanche, pendant 15 émissions de radio. Mais l’enthousiasme de leurs auditeurs a conduit à programmer 6 rendez-vous supplémentaires.

« L’audience a augmenté au fur et à mesure des émissions », souligne Roger Araoz, le directeur de la station qui appartient au réseau Educación Radiofónica de Bolivia (Erbol), lié à l’Église catholique. « Les auditeurs appelaient pour demander aux femmes de continuer, car elles faisaient un travail remarquable en expliquant les droits des femmes et en exprimant des critiques constructives à l’égard des autorités ».

Les quatre femmes estiment avoir atteint leur objectif : atteindre les foyers des communautés rurales autour de Ciza, et pousser les autorités locales à garantir les droits des femmes et l’exercice de la démocratie. Car l’idée que les femmes ne savent pas penser par elles-mêmes et ne devraient pas participer à la vie politique reste encore profondément ancrée dans les esprits. Pour cette raison, expliquent les filles de Trifonia, beaucoup de gens ont été surpris d’entendre trois femmes et une jeune fille s’emparer de ces questions, de façon si claire, à la radio.

Des ondes à la pratique

Tania et Ruth remercient leur mère de les avoir impliquées dans cette aventure qui les a aidées à prendre connaissance de leurs droits et de la façon de les exercer. Car bien qu’elles soient enseignantes elles-même n’en avaient pas pleinement conscience.

Et, plus important encore, l’émission a permis à de nombreuses femmes Quechua d’apprendre qu’elles avaient des droits et de demander le respect, dans leur foyer, leur communauté et la société en général. La petite Madeleine aussi s’appuie sur tout ce qu’elle a appris lors des ateliers et de l’émission : « Je le mets en pratique à l’école, j’explique aux autres élèves qu’elles ont des droits ».

De nombreuses autres stations de radio locales sont impliquées dans des programmes similaires d’autonomisation. En Bolivie, il n’existe pas de liste officielle des stations de radio communautaires, ou des stations dirigées par des syndicats ou des associations de paysans. Car la plupart ont une portée très limitée et émettent sans autorisation. Mais on estime leur nombre à au moins 2 000.

Leur impact dans les zones rurales et les quartiers pauvres des villes est indiscutable, en raison de leurs programmes en Quechua, Aymara ou Guaraní, les trois langues indigènes les plus parlées en Bolivie, où plus de 60% des 10,6 millions d’habitants appartiennent à l’un des 36 différents groupes indigènes. Dans certaines des zones, il existe des programmes bilingues, voire trilingues.

(FIN/IPS/2012)

SOurce : http://ipsnouvelles.be/news.php?idnews=11098