Jeudi 1er mars, à Berlin, au cours d’une soirée agréable et stimulante, l’écrivain humaniste et militant Thomás Hirsch ainsi que d’autres militants présents au “Haus der Demokratie und Menschenrechte » (Maison pour la démocratie et les droits de l’homme) ont mis à nu la réalité de l’état du Chili. L’image d’un pays en plein essor, jusqu’alors largement diffusée, a été remplacée par celle d’un pays en pleine révolte sociale.

Tomás Hirsch a, au cours d’une discussion libre et pleine d’humour, abordé le sujet de « L’état du Chili – L’échec d’un modèle; du triomphe du néo-libéralisme aux manifestations de masse ». Pendant longtemps, le Chili a été présenté au monde entier comme un exemple de la réussite du modèle néo-libéral. Celui-ci est par contre un échec total en termes de justice sociale, puisque seul un très faible pourcentage de Chiliens en ont tiré profit. Des centaines de milliers de Chiliens manifestent aujourd’hui. Ainsi la vérité est-elle dévoilée.

Les raisons et les étapes de cet échec ont été l’un des thèmes centraux de la discussion tenue avec Tomás Hirsch. Il a ainsi souligné qu’après 17 ans de dictature puis 20 ans de démocratie formelle, l’image de la réussite Chilienne a commencé à s’étioler il y a 3 ans. Il nous a également rappelé que le cas du Chili est très particulier, puisque le fonctionnement de la société y a été conçu comme une « expérience scientifique », d’après les propositions de Milton Friedman. Aujourd’hui, après 22 ans de démocratie formelle, la constitution Chilienne rédigée sous la dictature est toujours en vigueur.

Tomás Hirsch a également mentionné que si en termes macroéconomiques, le résultat du Chili s’améliore chaque année, le fossé se creuse entre ces chiffres et les conditions de vie de la population, qui deviennent très difficiles. D’après les chiffres du FMI et de la Banque Mondiale, environ 50% des Chiliens touchent aujourd’hui un salaire équivalent à celui d’un Angolais, bien que le résultat économique du Chili soit 10 fois supérieur à celui de l’Angola. Cette médiocre répartition des richesses place le Chili tout juste 11 places au dessus du pays le plus mal noté dans ce domaine.

Ainsi les gens se sentent trompés par un système corrompu : on les a pendant de nombreuses années poussés à accepter silencieusement les promesses d’une amélioration future, par une sorte de « contrat social tacite ». Voilà comment on leur présentait les choses : « Laissez nous, les riches, nous enrichir encore, et vos enfants pourront faire des études et améliorer leur condition, car grâce à notre richesse nous serons capables de leur accorder des prêts. Bien sûr leur instruction sera payante, mais une fois leurs diplômes obtenus, ils pourront facilement rembourser ». Le nombre d’étudiants a été multiplié par 10. Quand, leurs diplômes en poche, ils ont tenté d’entrer sur le marché du travail, ils n’y ont trouvé que le chômage, des salaires de misère, ou bien ils croulaient sous les dettes. Les gens se sentent trompés. Les premières grandes manifestations étudiantes ont eu lieu en 2006, et les lycéens en ont été les principaux acteurs. On leur a annoncé que le changement était imminent : une commission a été mise en place, mais rien n’a vraiment changé. Sur le plan social et personnel, toutes les récompenses bien méritées et la joie promise n’arrivèrent finalement pas.

2010 est arrivée, avec un nouveau gouvernement qui est quelque peu libéré de la demande sociale après les évènements d’un tremblement de terre dévastateur et la nécessité de secourir 33 mineurs pris au piège au fond d’une mine.

C’est une trêve pour le Chili tout entier, mais en 2011 un nouveau phénomène fait son apparition sur les réseaux sociaux Twitter et Facebook, cette fois autour des implications environnementales de la construction d’un barrage en Patagonie, qui doit être connecté à un réseau électrique de 3000 kilomètres de long, et fournir de l’électricité à des installations minières détenues par des multinationales dans le nord du Chili. L’approbation de ce projet fait complètement fi des estimations de son impact environnemental. Les réseaux sociaux se font le relais d’une intense mobilisation et d’une profonde indignation. Celles-ci sont d’un nouveau genre, très loin des formes politiques traditionnelles : elles sont non-violentes, horizontales, participatives et s’inspirent avec une grande réactivité des évènements à l’échelle mondiale, et notamment des révolutions arabes. Les Lycéens de 2006 sont en 2011 devenus étudiants, et ils ont maintenant le soutien de leurs familles ainsi que d’importants pans de la société.

En même temps, de gigantesques scandales financiers éclatent. Une importante chaîne de grands magasins a escroqué 1 million de Chiliens. Un groupe pharmaceutique a trompé 3 millions et demi de Chiliens. La crédibilité du gouvernement ainsi que du modèle néo-libéral s’effondre au Chili et dans le reste du monde. En d’autres termes, nous assistons à un effondrement prévisible depuis des années, et l’heure des mobilisations sociales est venue. Ces derniers jours, une région toute entière s’est mobilisée après que ses habitants aient découvert qu’ils ont payé tous leurs produits au double du prix affiché ailleurs dans le pays. Ceci est un exemple des nouvelles formes et caractéristiques de la protestation sociale : en effet, cette mobilisation est historique car elle a lieu en plein été. Deux autres régions apportent peu à peu leur soutien et les mouvements y gagnent de l’ampleur. La rentrée des classes vient d’avoir lieu. La mobilisation et l’espoir que les choses changeront ne peut que se renforcer.

Néanmoins, tout ceci ne suffit pas, ni ne garantit quoi que ce soit, à moins de réfléchir consciencieusement et profondément à la prochaine étape, qui est celle des changements structurels. Une réflexion sur les questions centrales telles que la démocratie réelle ou formelle, la violence ou la non-violence, le capital et le travail, la place du public et du privé, etc. est ainsi nécessaire. Elle doit assurer la continuité de ce processus de changement, ou nous finirons éclatés en une myriade d’intérêts différents. Nous savons que le système muselle, réprime et assimile les changements. Les prochaines étapes doivent être un tant soit peu organisées, dirigées, et porter le regard sur le futur.

Tomás Hirsch termine son énoncé par une image très amusante : il dit que nous regardons à l’horizon pour voir approcher les nuages, alors qu’en fait, les nuages se forment naturellement autour de nous lorsque certaines conditions sont réunies.

Cet évènement a été organisé par Welt ohne Kriege e.V. [www.worldwithoutwars.org](http://www.worldwithoutwars.org/) et le parc d’études et de réflexion Schlamau [www.parkschlamau.org](http://www.parkschlamau.org/)