La nation, écrivait Ernest Renan en 1882, n’est pas un fait naturel ni une essence héritée, mais un acte : un « plébiscite quotidien ». Par cette formule, Renan déplaçait la nation du terrain du sang, de la race ou de la langue comprise comme substance, vers celui de la volonté collective et de la mémoire partagée. Pourtant, sa définition est souvent lue de manière incomplète. Le « plébiscite quotidien » ne se produit pas dans le vide : il a besoin de supports, de rituels, de formules, de mots. On pourrait dire, en suivant une intuition que Renan n’a pas développée mais qu’il a laissée ouverte, que la nation ne se vote pas seulement chaque jour : elle se répète. Et elle se répète, surtout, dans le langage ordinaire.
Depuis la fin du XXe siècle, une vaste constellation théorique a permis de penser la nation précisément à ce niveau : non comme un objet donné, mais comme un « effet discursif », comme une « pratique répétée », comme une « normalité sémiotique ». Benedict Anderson a montré que les nations sont des « communautés imaginées », produites historiquement par des technologies de communication, par des langues standardisées et par la répétition quotidienne de récits partagés. Homi Bhabha est allé plus loin en proposant que la nation n’est pas seulement racontée, mais « performée » : elle existe dans l’acte même de la dire, de l’actualiser, de la rejouer à chaque énonciation. Michael Billig, avec sa notion de « nationalisme banal », a franchi une étape décisive en soulignant que les nations modernes ne se soutiennent pas principalement par de grands gestes patriotiques, mais par une trame de rappels discrets, presque invisibles, qui les font apparaître comme naturelles. Rogers Brubaker, pour sa part, a mis en garde contre le risque de traiter la nation comme une chose, proposant de l’analyser comme une « catégorie de pratique », comme un mot et un cadre d’action utilisés par les acteurs et les institutions.
Ce croisement théorique permet de formuler une hypothèse centrale : les nations existent et se reproduisent grâce à un ensemble de « signes linguistiques et sémiotiques » qui, par leur répétition quotidienne, produisent de l’appartenance sans avoir besoin de la proclamer. Il ne s’agit pas uniquement de drapeaux ou d’hymnes, mais de mots courants, de tournures idiomatiques, de pronoms, de « déictiques », de silences partagés. À ce niveau, la nation ne s’enseigne pas : elle s’habite.
Le Québec offre un terrain particulièrement fertile pour penser cette hypothèse. Nation sans État souverain, minorité linguistique en Amérique du Nord, société marquée par une rupture profonde avec le pouvoir clérical au XXe siècle, le Québec a construit son identité moins par des déclarations solennelles que par une « sédimentation linguistique ». Dans ce contexte, un mot émerge avec une densité singulière : « tabarnak ».
« Tabarnak » n’est pas une simple insulte. Ce n’est pas non plus seulement un blasphème hérité du catholicisme. D’un point de vue sémiotique, il peut être classé comme un « signe de rupture historique » resignifié dans l’usage quotidien. Son origine renvoie au tabernacle, objet central du culte catholique, symbole de la présence divine et, par extension, du pouvoir moral de l’Église sur la société québécoise pendant des siècles. Sa transformation en exclamation profane n’a pas été un accident linguistique, mais l’effet d’une longue confrontation entre un peuple et une institution qui régulait non seulement la foi, mais aussi l’éducation, la morale, la sexualité et l’accès au savoir.
Dans le cadre de Billig, « tabarnak » fonctionne comme un « nationalisme banal » : il ne proclame pas la nation, mais il la signale. Il ne parle pas explicitement du Québec, mais n’a de sens plein qu’au Québec. Sa répétition quotidienne produit une forme de « reconnaissance mutuelle » entre locuteurs. Un exemple concret l’illustre : prononcé dans une conversation informelle à Montréal, « tabarnak » ne provoque ni scandale ni réflexion ; il produit de la complicité. Prononcé par un Français européen sans maîtrise du registre, il produit de l’étrangeté. Le signe ne réside pas seulement dans le mot, mais dans qui peut le dire, quand et comment. C’est là que s’active la « frontière symbolique » de la nation.
Un autre signe central de l’inventaire québécois est « icitte ». Du point de vue sémiotique, il s’agit d’un « déictique territorial marqué ». Ce n’est pas simplement « ici », mais « ici tel qu’il est vécu et prononcé au Québec ». Dans le cadre d’Anderson, « icitte » ancre la « communauté imaginée » dans un espace affectif. En termes de « nationalisme banal », il signale le territoire sans le nommer. Un exemple quotidien : lorsqu’un Québécois dit « icitte », il n’indique pas seulement une localisation ; il affirme une appartenance implicite, un être-chez-soi qui n’a pas besoin d’explication.
« Nous autres » constitue un autre signe clé. En tant que « pronom collectif marqué », il délimite un « nous » qui ne se présente pas comme universel. Du point de vue de Brubaker, il s’agit d’une « catégorie de pratique » : il ne décrit pas un groupe donné, mais le produit dans l’acte même de l’énoncer. Dire « nous autres », dans une conversation sur la politique linguistique ou l’immigration, active immédiatement un dedans et un dehors, même sans nommer l’autre. L’exemple est clair : « nous autres, on parle français icitte ». La phrase ne mentionne personne d’autre, mais les présuppose.
« Survivance », bien que moins présente dans la langue quotidienne contemporaine, continue d’opérer comme un « métarécit ». Sémiotiquement, c’est un « signe de mémoire longue ». Il renvoie au récit historique du XIXe siècle et du début du XXe, lorsque la survie culturelle et linguistique des Canadiens français semblait menacée. Dans le cadre de Renan, la « survivance » organise la « mémoire et l’oubli » : elle rappelle la fragilité, mais omet les divisions internes. Un exemple de sa persistance est son écho dans les débats actuels sur l’immigration et la langue, où la protection du français est implicitement justifiée comme la continuation de cette lutte pour survivre.
« Laïcité », au Québec, constitue un « signe politique resignifié ». Dans une analyse de discours critique, elle peut être lue comme une « parole-frontière ». Elle ne désigne pas uniquement la séparation entre l’Église et l’État, comme dans le modèle français, mais fonctionne comme un mot défensif, chargé d’expérience historique. L’exemple le plus clair se trouve dans les débats législatifs récents : la « laïcité » y est invoquée non comme un principe abstrait, mais comme une garantie contre le retour d’un pouvoir religieux perçu comme oppressif.
Enfin, le « français » lui-même, compris non comme une langue abstraite mais comme une « pratique vécue », constitue un signe national central. Dans la sociolinguistique critique, suivant Monica Heller et Kathryn Woolard, le français au Québec n’est pas seulement un moyen de communication, mais une « ressource politique et économique ». Parler français « icitte » n’est pas neutre. Un exemple quotidien : l’attente sociale d’être servi en français, y compris par les nouveaux arrivants, révèle que la langue fonctionne comme une « condition d’appartenance » plutôt que comme un simple outil.
De ce parcours se dégagent plusieurs conclusions qui renforcent la discussion bibliographique initiale. Premièrement, la nation ne se soutient pas principalement par des déclarations explicites, mais par une « grammaire quotidienne » de signes répétés. Deuxièmement, le « nationalisme banal » n’est ni faible ni résiduel, mais l’infrastructure qui rend possible à la fois la cohésion et le conflit. Troisièmement, des mots comme « tabarnak » ne sont pas marginaux pour l’analyse politique, mais centraux pour comprendre comment une nation se dit à elle-même sans avoir besoin de se nommer.
Au Québec, la nation ne se crie pas. Elle se glisse dans le langage ordinaire, dans le blasphème resignifié, dans le déictique affectif, dans le pronom marqué. « Tabarnak », loin d’être une vulgarité, est une « cicatrice linguistique » devenue signe d’appartenance. Dans sa répétition banale, le Québec renouvelle son « plébiscite quotidien » sans voter, sans proclamer, sans déclarer. Simplement en parlant.









