En Autriche, il ne se passe pas une semaine sans qu’une tentative de féminicide soit recensée. Mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg des violences masculines faites aux femmes. Barbara Blaha nous explique où tout commence.
par Barbara Blaha (moment.at)
Toutes les dix minutes, une femme est tuée par un homme dans le monde, presque toujours par une personne de son entourage. En Europe, les femmes ont deux fois plus de risques que les hommes d’être victimes d’une agression mortelle commise par leur (ancien) conjoint. Depuis des années, l’Autriche figure parmi les pays de l’UE où les femmes sont touchées de manière disproportionnée par ces meurtres. Ces chiffres sont choquants, mais pas surprenants au regard des recherches sur la violence.
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Car depuis les années 1980, la violence faite aux femmes est appréhendée comme un phénomène continu. La sociologue britannique Liz Kelly a forgé ce terme en 1988 : la violence n’est pas un événement isolé. Un féminicide ici, un viol là, perpétrés par des individus déséquilibrés et déviants ? Non. Il s’agit d’un système interconnecté qui structure toute notre société. Il existe un lien entre la plaisanterie « inoffensive » – on a certainement encore le droit de la dire – et le meurtre d’une femme. La violence se manifeste à de multiples niveaux : symbolique, structurel, institutionnel. Chaque niveau de violence renforce le suivant.
À la base même se trouve la violence symbolique, fondement culturel qui nous permet d’accorder aux hommes la domination sur les femmes.
Le danger dans la vie quotidienne
L’auteure Kate Manne appelle cela la discipline quotidienne des femmes. Blagues sexistes, dévalorisation de l’expertise féminine, publicité sexualisée, « compliments », harcèlement de rue, attente que les femmes soient attentionnées, conscience empirique que nous pouvons être scrutées, jugées et touchées de manière inappropriée dans les espaces publics.
Même les filles sont socialisées à percevoir la rue comme une zone potentiellement dangereuse : si vous demandez aux femmes ce qu’elles font pour se sentir en sécurité en rentrant chez elles, vous obtiendrez une liste interminable : leurs clés entre les doigts, marcher accompagnées, ne pas faire de jogging trop tard, éviter le contact visuel, ne pas porter d’écouteurs. Si vous posez la même question aux hommes, la réponse est : rien. Parce qu’ils n’en ont pas besoin.
Tout cela peut sembler anodin au premier abord. Pourtant, il n’en est rien. Les pays où le sexisme ordinaire et les rôles de genre rigides sont largement répandus sont plus enclins à accepter la domination masculine et les transgressions des limites, et présentent également des taux nettement plus élevés de violences graves à l’égard des femmes . Ce constat demeure valable indépendamment de la religion, du revenu ou du niveau d’éducation.
La violence symbolique est donc le fondement de tout le système. Elle inculque à tous, hommes et femmes confondus, l’idée que les femmes ont moins droit à l’espace, à la sécurité, à l’argent, au temps et au respect. Dès cette première étape, une chose est établie une fois pour toutes : la domination masculine est la norme.
Là où la violence se manifeste
À cela s’ajoute la violence économique. La violence n’est pas seulement un acte physique ; elle se manifeste aussi dans notre ordre économique :
- Les femmes sont moins bien payées pour un travail identique.
- Les secteurs d’activité où les femmes sont nombreuses sont systématiquement dévalorisés. Cette baisse de prestige s’accompagne d’une diminution des salaires.
- Les femmes sont moins souvent promues, par conséquent, elles sont beaucoup moins nombreuses à occuper des postes de direction.
- Les femmes effectuent les deux tiers du travail non rémunéré à domicile et ont donc moins de temps pour un travail rémunéré. Par conséquent, elles ont :
- Moins de revenus, moins de pension, moins de pouvoir économique.
Tout cela les rend plus vulnérables. Car des études montrent clairement que la dépendance économique double, voire triple, le risque de subir des violences et complique la fuite. Je dois pouvoir me permettre de quitter mon agresseur.
Il y a ensuite la violence institutionnelle. La violence faite aux femmes existe partout où les institutions faillissent. Lorsque la police classe les plaintes sans suite au lieu de les poursuivre avec vigueur ; lorsque le parquet abandonne les affaires par crainte de complications ; lorsque les tribunaux font preuve d’indulgence envers les auteurs de violences ; lorsque les médias instrumentalisent la violence pour excuser les agresseurs et susciter la compréhension ; alors se crée un système qui exonère les agresseurs et fait peser un fardeau sur les victimes.
Des enquêtes menées à l’échelle européenne révèlent que :
– Une femme sur trois est victime de violences physiques ou sexuelles.
– Une femme sur deux est victime de harcèlement sexuel.
– La plupart des agresseurs sont des hommes qui connaissent les victimes.
– Le taux de signalement est extrêmement faible, ce que les recherches internationales attribuent à un manque de confiance envers les institutions, à la honte et à la culpabilisation.
Les actes de violence sont fréquents, les condamnations sont rares
Un seul chiffre : en Europe, le taux de condamnation pour viol est inférieur à dix pour cent dans de nombreux pays, dont l’Autriche. Les recherches criminologiques montrent que l’absence de crainte de conséquences accroît le risque de récidive et d’escalade de la violence. L’inaction institutionnelle n’est donc pas un dysfonctionnement du système ; elle fait partie intégrante du continuum des violences faites aux femmes.
C’est seulement ici que commence la phase visible, toutes ces formes que nous reconnaissons habituellement comme « violence », violence interpersonnelle : contrôle, harcèlement, menaces, violence psychologique, agression sexuelle, agressions physiques et, enfin, féminicide. Mais la violence ne débute pas là. La violence grave n’apparaît presque jamais soudainement. Elle est l’aboutissement d’une escalade progressive : contrôle, dévalorisation, dépendance économique, menaces, coups et blessures, puis meurtre. Chaque féminicide a un processus qui le précède . Et un processus long et complexe.
Escalade prolongée
Les recherches sur les auteurs de féminicides montrent que la grande majorité d’entre eux ont commencé bien avant par des transgressions des limites socialement tolérées ou minimisées. Les féminicides ne sont pas un incident isolé qui a dégénéré, mais bien la conséquence logique d’un système qui crée et perpétue les inégalités à tous les niveaux. Ils ne surviennent pas malgré notre ordre social, mais à cause de lui.
Ces analyses s’accompagnent souvent de la phrase : « Pas tous les hommes ». Or, les études sur la masculinité montrent qu’il ne s’agit pas d’une culpabilité individuelle, mais d’une question de positionnement structurel. La violence envers les femmes est une option socialement accessible aux hommes dans les systèmes patriarcaux car elle est tolérée, minimisée et rarement punie.
Et tandis que les femmes doivent élaborer quotidiennement des stratégies pour éviter le danger, les hommes bénéficient simultanément de l’ordre structurel qui permet la violence.
Tous les hommes en bénéficient
La sociologue Raewyn Connell appelle cela le dividende patriarcal. Tous les hommes, même les « bons », bénéficient de la hiérarchie des sexes, même s’ils ne la créent pas activement. Eux aussi sont mieux payés, perçus comme plus compétents, plus susceptibles d’être écoutés et crus, ils doivent effectuer moins de travail non rémunéré sans craindre de répercussions sociales, et ils sont beaucoup moins susceptibles d’être sexualisés ou menacés.
Ce dividende structurel explique aussi la stabilité du continuum : la violence n’est pas seulement reproduite par des individus, mais aussi par les cadres institutionnels et culturels. On ne peut comprendre la violence à l’égard des femmes sans prendre au sérieux ses premières étapes. Et on ne peut la prévenir sans modifier les conditions sociales qui la favorisent.
L’égalité salariale pour un travail égal contribue à la prévention de la violence. La revalorisation des professions féminines contribue à la prévention de la violence. Un meilleur renforcement des forces de l’ordre contribue à la prévention de la violence. Un État-providence solide contribue à la prévention de la violence. Le congé de paternité obligatoire contribue à la prévention de la violence. La lutte contre la domination masculine contribue à la prévention de la violence.
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