Longtemps enfermée dans un débat idéologique, la question du poids économique des sans-papiers en France mérite d’être examinée à la lumière des faits. Entre contribution discrète et exploitation organisée, leur rôle dans l’économie nationale dépasse largement les clichés politiques.
Une main-d’œuvre indispensable : entre 300 000 et 600 000 personnes
Selon les estimations de l’INED et de l’OCDE, la France compterait entre 300 000 et 600 000 travailleurs sans papiers. Une population difficile à mesurer précisément, car elle évolue dans l’ombre, mais dont la présence dans des secteurs clés est indiscutable.
« Sans cette main-d’œuvre, une partie de nos chantiers s’arrête demain matin », confie un entrepreneur du BTP d’Île-de-France, sous couvert d’anonymat. Même constat dans la restauration : selon l’Union des Métiers et des Industries de l’Hôtellerie (UMIH), près d’un poste sur dix dans certaines grandes villes serait aujourd’hui occupé par une personne non déclarée ou en situation irrégulière.
Un apport économique sous-estimé
Contrairement aux idées reçues, plusieurs études montrent que les sans-papiers contribuent plus à l’économie qu’ils ne lui coûtent.
1. Des cotisations sans droits
Selon le ministère des Finances, près de 350 millions d’euros de cotisations sociales et d’impôts seraient payés chaque année par des personnes sans titre de séjour, souvent via des identités empruntées.
Ils paient :
- des impôts sur le revenu quand ils travaillent sous alias,
- la TVA sur toute leur consommation,
- des cotisations vieillesse dont ils ne bénéficieront jamais.
« C’est une main-d’œuvre qui contribue à l’assurance vieillesse sans pouvoir toucher une seule pension », rappelle l’économiste François Héran.
2. Une réponse à la pénurie de main-d’œuvre
Dans l’agriculture, la Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA) estime que 15 à 20 % des travailleurs saisonniers sont en situation irrégulière.
Sans eux, certaines récoltes pourraient être laissées au sol.
« Il y a un décalage entre ce que l’opinion croit et ce que nous vivons sur le terrain. Sans les migrants, légaux ou non, une partie du secteur s’effondre », constate le président d’une coopérative agricole du Sud-Ouest.
3. Un effet indirect sur les prix
En acceptant des emplois précaires, mal payés et physiquement difficiles, les sans-papiers permettent, malgré eux, de maintenir une certaine compétitivité dans :
- le bâtiment,
- la livraison,
- l’hôtellerie,
- le nettoyage.
Selon une étude de Sciences Po (2023), la suppression totale du travail non déclaré ferait augmenter le coût de certains services de 5 à 15 %.
Un coût public limité : l’AME représente 0,47 % du budget de la Sécurité sociale
Du côté des dépenses publiques, l’Aide Médicale d’État (AME) constitue la principale ligne utilisée par les sans-papiers.
Son budget annuel était de 1,2 milliard d’euros en 2024, soit 0,47 % de l’ensemble des dépenses de la Sécurité sociale.
« L’AME est d’abord un outil de santé publique, pas un dispositif de confort », rappelle Patrick Pelloux, urgentiste.
Elle permet d’éviter que des maladies non traitées ne deviennent des urgences plus coûteuses.
Quant à l’école, le ministère de l’Éducation indique que moins de 1 % des élèves scolarisés sont des enfants de parents sans titre de séjour.
Un paradoxe français : dépendance économique mais invisibilité sociale
La France vit un paradoxe : elle dépend de travailleurs qu’elle refuse officiellement de reconnaître.
Les régularisations pour raisons professionnelles existent, mais restent marginales : 9 091 régularisations par le travail ont été accordées en 2023, selon l’Inspection générale des finances.
Pour les associations, cela entretient une forme de « précarité organisée ».
« Le système repose sur une hypocrisie : la France utilise leur travail, mais refuse de leur donner des droits », dénonce la Cimade.
Vers une évolution nécessaire ?
De plus en plus de voix, y compris dans le monde économique, demandent une régularisation mieux encadrée.
Les économistes de l’OFCE estiment qu’une régularisation partielle permettrait :
- d’augmenter les recettes fiscales,
- de réduire le travail au noir,
- d’améliorer la productivité.
Un rapport du Sénat évaluait déjà en 2021 que l’intégration des sans-papiers dans l’économie formelle pourrait générer plusieurs centaines de millions d’euros de recettes supplémentaires.
Un poids réel, mais surtout un potentiel immense
Les sans-papiers ne sont ni un fardeau ni une solution miracle. Ils sont un maillon essentiel de pans entiers de l’économie française.
Aujourd’hui encore, leur contribution est masquée par leur invisibilité administrative.
La question n’est plus seulement économique : elle est aussi morale et politique.
« Il s’agit de savoir si la France veut continuer à profiter d’eux sans les voir, ou les intégrer pleinement à la société », conclut un sociologue du CNRS.









