Nous partageons cet article approfondi de Félix Abt, initialement paru dans Monthly Review, car il met en lumière les tendances économiques et géopolitiques actuelles et futures. Il mérite toute notre attention.
Pendant des décennies, les États-Unis ont défendu le libre marché et la concurrence loyale, jusqu’à ce qu’ils perdent leur avantage. Aujourd’hui, des oligarques comme Peter Thiel, figure clé de l’appareil sécuritaire américain et fondateur de Palantir, le géant de la surveillance et du profilage financé par les contribuables et créé avec le soutien de la CIA, affirment que la concurrence est « mauvaise pour les affaires ».
Dans le monde de Thiel, le monopole est non seulement acceptable, mais constitue le véritable moteur de l’innovation et du profit, rompant radicalement avec l’idéal américain de marchés ouverts. En réalité, l’« engagement » de Washington envers le libre marché n’a jamais été qu’une vaine promesse. Les États-Unis ont constamment cherché à éliminer les concurrents les plus performants de leurs grandes entreprises. La guerre économique n’a rien de nouveau.
Prenons l’exemple de Toshiba : selon un article du Los Angeles Times d’août 1992, l’entreprise était le premier fabricant de puces au Japon dans les années 1980, détenant 80 % du marché mondial de la mémoire vive dynamique (DRAM) en 1987. À l’instar de Huawei aujourd’hui, Toshiba est devenue une cible des États-Unis sous couvert de « sécurité nationale ».
Après que Toshiba et une entreprise norvégienne eurent vendu des fraiseuses de pointe à l’Union soviétique en 1986, à l’instar d’autres entreprises européennes, Washington a pris des mesures drastiques. Un embargo total de deux à cinq ans a été imposé sur tous les produits Toshiba, invoquant une menace pour la sécurité nationale américaine. Ce coup dur a ouvert la voie aux fabricants américains de puces, tandis que d’autres entreprises étrangères vendant des équipements similaires à l’URSS sont restées impunies.Prenons l’exemple d’Alstom, jadis considérée comme le fleuron de l’industrie française. Leader mondial des technologies de l’énergie et des transports, l’entreprise était en concurrence directe avec le géant américain General Electric au début des années 2010. Puis vint l’intervention de Washington : en 2013, Frédéric Pierucci, cadre d’Alstom et auteur de *The American Trap : My Battle to Expose America’s Secret Economic War Against the Rest of the World* [ la trappe américaine: Ma bataille pour faire connaître la guerre économique américaine secrète contre le reste du monde] (https://www.youtube.com/watch?v=svVOcrtVesU), fut arrêté à l’aéroport de New York pour des accusations de corruption liées à un contrat en Indonésie. Pierucci expliqua qu’on lui avait proposé un choix cruel : plaider coupable et être libéré en quelques mois, ou risquer 125 ans de prison. Plusieurs autres dirigeants d’Alstom furent également arrêtés, et les tribunaux américains infligèrent une amende de 772 millions de dollars. Face à cette forme de coercition et à cette pression juridique incessante, Alstom a été contraint en 2014 de vendre ses divisions principales dans le domaine de l’énergie et des réseaux électriques à General Electric, démantelant ainsi un concurrent européen majeur.
Ce schéma se répète ailleurs. Sous la pression intense des États-Unis, la Suisse a été contrainte d’abolir le secret bancaire et ses comptes numérotés anonymes, qui constituaient depuis longtemps la pierre angulaire de son secteur financier. Parallèlement, les États américains ont discrètement maintenu leur propre système de sociétés écrans anonymes, faisant des États-Unis le premier paradis fiscal mondial pour le blanchiment d’argent et la fraude fiscale. Le pays est devenu le refuge privilégié des cartels de la drogue latino-américains pour y dissimuler leurs profits illicites.
Les centres financiers extra-territoriaux du Panama, de Singapour et des Caraïbes ont été secoués par des fuites et des scandales, contrairement aux institutions américaines. Ce n’était pas un hasard : la NSA [Agence nationale de la sécurité] et les autres agences de renseignement américaines se concentrent sur les banques étrangères, et non sur les banques américaines.Les États-Unis ont percé le secret bancaire suisse comme une passoire, tout en transformant leurs propres institutions financières en forteresses impénétrables. [Source : bbc.com]
Qu’il s’agisse de Toshiba, d’Alstom ou du secteur bancaire suisse, le constat est le même : Washington instrumentalise le « droit », la « sécurité » et « l’éthique » pour éliminer ses rivaux, puis adopte les pratiques qu’il condamne à l’étranger. Mais Huawei – et, par extension, la Chine – constitue une cible différente. Contrairement au Japon, à la France ou à la Suisse, la Chine ne se laisse pas facilement contraindre à la soumission. Au contraire, la campagne américaine contre Huawei risque fort de se retourner contre ses auteurs et de se transformer en une défaite décisive pour les agresseurs occidentaux, comme nous le verrons dans la suite de cet article.
Le champ de bataille économique : comment les États-Unis ont ciblé Huawei
Avant le 29 août 2023, le monde a assisté à une lutte digne d’un film : les États-Unis, première puissance mondiale, menant une guerre économique contre une seule entreprise privée. Huawei, géant émergent des télécommunications, a subi des sanctions dévastatrices, des blocages paralysants de sa chaîne d’approvisionnement, des batailles juridiques acharnées et l’arrestation très médiatisée de sa directrice financière, Meng Wanzhou, au Canada, sur la base d’accusations largement infondées. De nombreux pays ont été contraints d’exclure Huawei des réseaux 5G, et l’entreprise a été officiellement qualifiée de « menace pour la sécurité nationale ». Aux yeux des observateurs extérieurs, Huawei semblait au bord du gouffre.
Puis vint le 29 août 2023. Discrètement, sans tambour ni trompette, Huawei mit en ligne le Mate 60 Pro sur son site web. D’abord perplexes, puis surpris, les experts du secteur furent finalement incrédules. Ce smartphone élégant renfermait le Kirin 9000S, un système sur puce gravé en 7 nanomètres et avec une capacité 5G complète. Pour le profane, ce n’était qu’une puce. Pour ceux qui suivaient la rivalité technologique sino-américaine, c’était un message fort : Huawei avait non seulement survécu, mais avait riposté. Le Mate 60 Pro s’est vendu à plus de 14 millions d’exemplaires en Chine, alliant triomphe technologique et fierté nationale.
Renaître de ses cendres : le parcours de Huawei vers le leadership national
La guerre économique contre Huawei et d’autres entreprises chinoises a alimenté une vague de consommation patriotique dans toute la Chine. De nombreux consommateurs délaissent les produits occidentaux au profit des marques nationales, soutenant ainsi l’innovation locale, stimulant les industries indigènes et renforçant la dynamique de la Chine vers l’autosuffisance technologique. The Economic War Against China Turns Chinese Into Patriots [La guerre économique contre la Chine transforme les Chinois en patriotes].
L’ingénieur implacable : de la pauvreté au sommet de Huawei
Ren Zhengfei, fondateur de Huawei, n’était pas un PDG comme les autres. Né en 1944 dans la région rurale pauvre du Guizhou, il a grandi dans une famille confrontée à de graves difficultés économiques. Sa jeunesse a été marquée par la Révolution culturelle, l’emprisonnement de son père et de longues périodes d’adversité. Ces difficultés ont façonné sa philosophie du chī kǔ, « manger l’amertume », une mentalité qui définira plus tard la culture d’entreprise de Huawei.
Après avoir travaillé pendant des années comme ingénieur dans le Corps des ingénieurs de l’Armée populaire de libération, Ren a fait partie des nombreux officiers contraints de se reconvertir dans la vie civile lorsque les réformes radicales de Deng Xiaoping dans les années 1980 ont réduit la taille de l’armée afin de réorienter les ressources vers la croissance économique. Faute d’autres opportunités professionnelles, il s’est lancé dans les affaires afin de mettre à profit ses compétences techniques et de gagner sa vie.
En 1987, avec seulement 21 000 yuans (environ 5 000 dollars), Ren s’est installé à Shenzhen et a fondé Huawei. Au départ, l’entreprise fonctionnait comme un petit distributeur de commutateurs PBX, mais elle s’est rapidement tournée vers l’ingénierie inverse et l’autosuffisance. En 1993, Huawei avait développé avec succès son premier commutateur numérique de fabrication nationale, ce qui indiquait que la survie — et, en fin de compte, le succès — dépendait de l’indépendance technologique.
Contexte : des économies planifiées au pouvoir du marché
Il y a cinquante ans, l’activité économique en Chine et en URSS était dictée par des planificateurs centraux. Aujourd’hui, la Chine est le premier exportateur mondial et est profondément ancrée dans le capitalisme de marché mondial.
Mais que signifie réellement le « socialisme à la chinoise » ?
Dans The New China Playbook: Beyond Socialism and Capitalism [le nouveau livre de jeu pour la Chine: Au delà du socialisme et du capitalisme], le professeur Keyu Jin, économiste chinois formé à Harvard, décrit une « économie des maires locaux », dans laquelle les fonctionnaires rivalisent pour encourager les entreprises privées qui s’alignent sur les objectifs du Parti communiste. Chaque plan quinquennal fixe des priorités (croissance du PIB, protection de l’environnement, développement des véhicules électriques, etc.) et évalue les performances des fonctionnaires, récompensant ceux qui obtiennent les meilleurs résultats par des promotions.
Si le Parti définit la stratégie nationale, sa mise en œuvre repose sur une interaction dynamique entre les entreprises privées, les entreprises publiques et les fonctionnaires locaux, qui rivalisent tous pour atteindre des objectifs ambitieux. Cette concurrence a fait de l’économie chinoise l’une des plus dynamiques au monde, stimulant une innovation et des progrès technologiques incessants, tout en cherchant à réduire les écarts de richesse et à progresser vers l’objectif de « prospérité partagée » (共同富裕, gòngtóng fùyù).
Et contrairement aux ploutocraties de style occidental dominées par des oligarques, la Chine fonctionne comme une méritocratie, un sujet que j’explore dans mon article Quand la Chine impériale avait un Premier ministre vietnamien. When Imperial China Had a Vietnamese Prime Minister: The Surprising Origins of Meritocracy—And Why It Outperforms the West More Than Ever [Quand la Chine impériale avait un Premier ministre vietnamien : les origines surprenantes de la méritocratie et pourquoi elle surpasse plus que jamais l’Occident.]
De la culture du loup à la domination mondiale
La « culture du loup » de Ren, inspirée de l’armée, a propulsé Huawei vers son essor mondial. Au lieu d’affronter directement les géants occidentaux, l’entreprise a conquis des marchés négligés en Afrique, en Amérique latine et en Russie grâce à des prix agressifs, des financements flexibles et un service exceptionnel.
Au milieu des années 2000, Huawei s’était associé à 31 des 50 principaux opérateurs de télécommunications mondiaux. L’entreprise s’est ensuite développée dans le secteur de l’électronique grand public, en lançant les séries Ascend, Mate et P, ainsi que ses puces Kirin fabriquées en interne. En 2018, Huawei avait dépassé Apple en Chine et défiait Samsung au niveau mondial, ce qui lui a valu une surveillance étroite et des sanctions de la part des États-Unis.
Dans le métro, on peut voir des enfants et des mères chinoises porter des montres connectées, signe de la rapidité avec laquelle Huawei a rattrapé et dépassé Apple en tant que leader du marché. Au-delà des montres connectées, Huawei a également une longueur d’avance dans le domaine des lunettes connectées, alors qu’Apple n’en a encore lancé aucune.
Projet « Éliminer les États-Unis » : la voie vers la survie
Avec les ventes internationales de smartphones au point mort, Huawei a mis en place une stratégie audacieuse, baptisée en interne « Projet Éliminer les États-Unis », qui consistait à éliminer systématiquement la technologie américaine de son écosystème. HarmonyOS a remplacé Android, Huawei Mobile Services a remplacé les applications Google et la production nationale de puces a été accélérée. Le Mate 60 Pro et le Kirin 9000S sont devenus les symboles définitifs de ce retour à la Chine, un geste de défi technologique face au blocus américain.
Au-delà des smartphones
Les ambitions de Huawei vont bien au-delà des téléphones. Ses services cloud rivalisent avec les leaders mondiaux, ses puces IA et ses modèles linguistiques de grande taille stimulent l’innovation de nouvelle génération, et ses solutions automobiles intelligentes alimentent les véhicules intelligents d’entreprises telles que SERES et Chery. Ses solutions IoT et d’automatisation industrielle modernisent les ports et les infrastructures critiques. Huawei est plus qu’une entreprise de smartphones : c’est une puissance technologique diversifiée qui transforme des industries entières et fait de la coercition occidentale un catalyseur d’innovation.
Dans ses magasins, Huawei expose désormais des smartphones, des appareils portables et de nouvelles voitures équipés de technologies intelligentes, allant des fonctions avancées d’infodivertissement et de connectivité aux solutions de conduite autonome, soulignant ainsi son expansion au-delà de l’électronique grand public vers l’automobile.
Huawei propose également une gamme complète de services cloud, notamment des solutions d’informatique IA, de stockage de données, de cybersécurité et d’entreprise, soutenues par un écosystème complet couvrant les infrastructures de télécommunications, les puces personnalisées, les plateformes edge-to-cloud et l’innovation en matière d’IA.
Le coût du retour
Cette renaissance a eu un prix. En 2024, le chiffre d’affaires a atteint 120 milliards de dollars, mais le bénéfice net a chuté de 28 %. La R&D [Recherche et Développement] a consommé plus de 20 % du chiffre d’affaires et 67 % des opérations se sont concentrées en Chine, exposant l’entreprise aux fluctuations nationales. Les écarts technologiques persistent (les puces 7 nm de SMIC sont en retard par rapport aux processus 3 nm et 2 nm de TSMC), mais les ingénieurs, l’innovation et la volonté de Huawei laissent présager d’autres surprises.
Caché derrière les arbres, mais pas derrière ses concurrents, le centre de R&D de Huawei à Shenzhen est un important centre d’innovation qui abrite des milliers d’ingénieurs et de scientifiques travaillant sur la 5G, l’IA, les semi-conducteurs et les technologies cloud. Malgré les sanctions mondiales et les blocages de la chaîne d’approvisionnement, ou peut-être précisément à cause d’eux, Huawei continue d’investir massivement dans la R&D — plus de 20 milliards de dollars par an —, ce qui lui permet de rester compétitif face aux géants technologiques occidentaux et, dans plusieurs domaines, même de les dépasser.
Les obstacles géopolitiques et liés à la réputation persistent. Les enquêtes européennes, notamment celle menée à Bruxelles en 2025, et l’exclusion de Huawei des associations industrielles soulignent la pression occidentale continue. Cependant, Huawei a regagné le marché chinois et progresse à grands pas sur les marchés d’avenir, où réside la majorité mondiale, plutôt que dans un Occident en déclin.
Le défi de Huawei : innovation, souveraineté et déclin de la domination occidentale
Les États-Unis, une nation âgée de moins de trois siècles et superpuissance mondiale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale seulement, sont confrontés à la Chine, une civilisation forte de cinq mille ans d’histoire et puissance économique dominante pendant une grande partie des deux derniers millénaires, qui a joué un rôle clé en tant que fournisseur de l’Empire romain bien avant la naissance du Christ. Dans ce contexte, l’essor de Huawei est tout simplement légendaire.
Huawei, une entreprise privée soumise aux attaques incessantes de la puissance étatique la plus puissante au monde, a défié les attentes avec une innovation audacieuse et intrépide. Le Mate 60 Pro et le Kirin 9000S sont plus que de simples appareils : ce sont des symboles de résistance, d’ingéniosité et de défi inébranlable. Chaque avancée dans de multiples technologies consolide la position de Huawei en tant que puissance mondiale que l’Occident ne peut plus ignorer.
Le message est sans équivoque : la Chine ne tolérera plus ni le harcèlement ni l’humiliation. Elle réaffirme sa puissance technologique et sa souveraineté, et envoie un avertissement sévère : la sous-estimer coûte cher.
Au-delà de Huawei, la classe moyenne chinoise, vaste, prospère et en pleine expansion, la plus importante au monde, contraste fortement avec la classe moyenne américaine, de plus en plus réduite et endettée. Cette réalité démographique et économique place les entreprises chinoises, et celles du Sud Global, en position de dominer la prochaine ère des marchés mondiaux, alors même que les entreprises occidentales sont confrontées à la stagnation et au déclin.
Malgré l’augmentation des dépenses dans les domaines du logement, de l’électronique, des voyages et des articles de luxe, la classe moyenne chinoise continue d’afficher des taux d’épargne élevés, en particulier par rapport à ses homologues occidentaux.
Le parcours de Huawei est un signal d’alarme : l’équilibre des pouvoirs technologiques et économiques est en train de changer, la domination occidentale vacille et ses efforts visant à contenir la Chine n’ont fait qu’accélérer son propre déclin.
Traduction, Evelyn Tischer









