On n’a retenu des déclarations du chef d’état-major des armées au récent congrès de l’Association des maires de France que la formule où il évoque les sacrifices que nous devrions consentir en vue d’une confrontation militaire avec la Russie d’ici quelques années. « Si notre pays flanche, parce qu’il n’est pas prêt à accepter de perdre ses enfants, parce qu’il faut dire les choses, de souffrir économiquement parce que les priorités iront à de la production de défense par exemple. ». Déclaration choquante où, froidement, il est envisagé d’envoyer de jeunes soldats mourir à la guerre sur le front est de l’Europe.

La suite de la déclaration du général Mandon n’est pas moins étonnante, et pourtant elle n’a été relevée par aucun commentateur. Après avoir souligné toutes les capacités militaires, économiques et scientifiques de notre pays, il ajoute : « Ce qu’il nous manque, […] c’est la force d’âme pour accepter de nous faire mal pour protéger ce que l’on est. » Avec ces mots, le chef d’état-major des armées pose un diagnostic sans détour. La France dispose des moyens techniques, mais ce qu’il appelle « force d’âme » ferait défaut. Et il invite les maires à transmettre ce message aux communes, à préparer la population, non seulement matériellement, mais moralement.

En prononçant ce mot rare — force d’âme — un mot que l’on attendrait plutôt dans la bouche d’un philosophe ou d’un moraliste que dans celle d’un haut responsable militaire, le général Mandon ouvre sans le vouloir un espace conceptuel fécond : et si la protection d’un pays ne dépendait pas uniquement de la force des armes, mais précisément de cette force d’âme qu’il appelle de ses vœux ?

Deux traditions, deux sens de la force d’âme

L’expression « force d’âme » relève de la tradition philosophique morale française, mais son usage par un militaire de haut rang l’inscrit désormais dans un contexte stratégique. Mandon l’emploie pour qualifier une dimension intérieure de la défense nationale, notamment le courage, la cohésion, l’esprit de défense, la résilience.

Parallèlement, dans la tradition non-violente de Gandhi, on retrouve cette expression de « force d’âme » pour traduire son concept de satyāgraha, la « force qui naît de la vérité », une puissance non-violente qui agit sans recourir à la force armée. Un même mot, mais deux logiques.

Pour Mandon, la « force d’âme » soutient la force des armes. Il affirme que sans cette dimension morale, sans volonté collective, sans acceptation du risque, la meilleure armée sera vulnérable. La guerre ne se joue plus seulement sur les champs de bataille matériels, mais dans l’esprit, dans la capacité de résilience de la population.

Pour Gandhi, à l’inverse, le satyāgraha est une stratégie de résistance active. Il repose sur l’engagement collectif, le refus de la violence, la discipline, la non-coopération, la désobéissance civile, mais surtout sur l’idée que la puissance ne se mesure pas uniquement en armes. Cette force d’âme individuelle et collective est capable de défendre et de protéger sans user de la destruction. Autrement dit, c’est une alternative à la force des armes.

En parlant ainsi, le chef d’état-major reconnaît implicitement que la puissance militaire ne suffit plus et ne suffira plus dans l’avenir. Que l’essentiel, sans doute, se joue ailleurs, dans la capacité d’un peuple à se tenir debout. C’est précisément dans cette brèche qu’une autre conception de la défense peut s’inscrire.

Une brèche stratégique ouverte par Mandon.

Car pour Gandhi, la force d’âme est supérieure à la force des armes. Elle n’élimine pas l’adversaire, mais elle l’entame de l’intérieur en lui retirant appuis, obéissance et crédibilité. C’est ce principe qui a vaincu l’empire britannique en Inde, inspiré la lutte pour les droits civiques aux États-Unis et nourri de nombreuses résistances civiles contre des régimes d’oppression. Il a également donné naissance à ce que l’on nomme aujourd’hui la défense civile non-violente.

Pour comprendre la portée involontaire de cette brèche ouverte par le général Mandon, il faut rappeler que le concept de satyagraha émerge lorsque Gandhi cherche, en 1906, une autre expression que « résistance passive », trop faible et ambiguë, pour nommer sa forme de résistance non-violente en Afrique du Sud. Le terme sanskrit créé désigne une force nouvelle, stratégique, la force de la résistance populaire déployée par la non-coopération de masse face aux systèmes de domination et d’oppression.

Pour Gandhi, cette force peut vaincre sans tuer. Elle est invincible car aucun régime dictatorial ne peut subsister si la majorité de la population refuse de lui obéir. Ces deux conceptions de la « force d’âme » révèlent donc deux façons de concevoir la défense. Pour le général Mandon la force d’âme est une condition morale de la force armée. Elle soutient le courage du soldat et garantit la continuité face au choc. Elle vise à renforcer ce qui existe déjà, la défense militaire.

Pour Gandhi, la force d’âme est une alternative à la violence. C’est un principe éthique d’action, une force politique et un moyen stratégique de défense, un substitut à la force armée, non un complément. Là où l’une légitime la guerre, l’autre rend possible une défense sans guerre.

Se défendre sans se détruire

En parlant de « force d’âme » pour renforcer l’esprit de défense de la population, le général Mandon remet au centre la dimension morale de la sécurité nationale. Mais ce faisant, il ouvre aussi une alternative inattendue. Ce qu’il appelle force d’âme pour soutenir les armes pourrait devenir, compris autrement, la force d’âme qui permet de s’en passer.

La France se trouve ainsi face à un choix de civilisation : Continuer à penser la défense comme puissance militaire avec la force d’âme comme simple vertu supplémentaire ou réinventer la défense à partir de la force d’âme selon le modèle du satyagraha, c’est-à-dire une puissance fondée sur la vérité, la cohésion sociale, la discipline non-violente et la résistance civile.

Dans un monde où les armes menacent davantage qu’elles ne protègent, dans un siècle où la guerre pourrait devenir suicidaire, la question essentielle n’est-elle pas : Et si la force d’âme était, non pas le supplément moral de la force militaire, mais la force même d’une société résolue à se défendre sans se détruire ? Notre conviction est que la force d’un peuple ne se mesure pas à la quantité de matériel militaire dont dispose l’institution militaire, mais en sa capacité à dire « non » sans tuer, en courage à ne pas céder à la peur, en solidarité collective face à l’adversité et en protection des plus vulnérables de notre société en cas de conflit.

Aujourd’hui, les conflits sont hybrides, attentats, cyberattaques, désinformation, pressions économiques, et la puissance purement militaire atteint ses limites. De nombreux stratèges reconnaissent d’ailleurs que les menaces actuelles ne peuvent se combattre uniquement avec des blindés. Il est assez évident qu’une cyberattaque ne se contrera pas avec un canon, qu’une campagne de désinformation ne sera pas stoppée par un missile, qu’une société divisée est vulnérable même avec une armée forte et que bien sûr une escalade nucléaire serait suicidaire.

Vers une défense civile non-violente

La « force d’âme » dans son sens gandhien, apparaît alors comme une ressource stratégique car elle combine à la fois la capacité d’une population à ne pas céder à la panique, le maintien de la vérité face à la propagande, la continuité sociale en cas de choc, la non-coopération organisée face à la tentative de domination d’un pouvoir illégitime et la mobilisation civique durable. L’objectif d’une défense civile non-violente est de rendre notre pays ingouvernable politiquement, inexploitable économiquement, insoumettable idéologiquement à toute puissance agressive. Il s’agit de rendre notre société totalement insaisissable.

En affirmant que « ce qu’il nous manque, c’est la force d’âme », le général Mandon, sans le vouloir, réactive une notion que Gandhi avait placée au cœur de sa pensée stratégique. Dès lors, la question de fond qui demeure est quel type de force voulons-nous pour protéger la France ? Celle qui détruit ou celle qui soude ? Celle qui tue ou celle qui neutralise sans tuer ? Celle qui tranche le nœud sans résoudre le conflit ou celle qui s’attaque réellement aux racines de la domination ?

Si , dans l’esprit du général Mandon, la « force d’âme » est une exhortation patriotique, elle peut aussi devenir la matrice d’une nouvelle politique de défense, moderne, adaptée aux risques du siècle. La puissance armée est parfois un leurre. Il est temps de s’intéresser à une autre forme défense et de puissance, digne, cohérente, incorruptible, dont la force première est la force des consciences.

Voir également notre interview sur la défense civile non-violente dans le journal La Vie en date du 20 mars 2025.

L’article original est accessible ici