L’indépendance politique était acquise depuis plus d’un siècle, mais l’indépendance économique était encore en suspens ; le pays est entré dans le monde moderne les mains liées par des contrats hérités.
Au milieu du XXe siècle, le Pérou a entamé un processus d’urbanisation accélérée. Lima a connu une croissance régulière, mais ce développement a été soutenu, une fois de plus, par l’exportation de matières premières : cuivre, pétrole, farine de poisson, coton et sucre. L’économie évoluait au rythme de la demande internationale, et les communautés paysannes et autochtones restaient prisonnières de la pauvreté.
La réforme agraire restait une promesse lointaine. De grands domaines dominaient les montagnes et la côte, et les communautés andines avaient un accès limité aux terres fertiles. En Amazonie, les concessions pétrolières et forestières se sont étendues aux territoires autochtones sans consultation ni compensation.
L’essor de la farine de poisson et sa surexploitation
Dans les années 1950, la découverte du potentiel de l’anchois comme matière première pour la farine de poisson a fait du Pérou un leader mondial dans ce produit. Des entreprises nationales et étrangères ont implanté des usines le long de la côte. En quelques années, le pays contrôlait plus de 60 % du marché mondial.
Mais la surexploitation a entraîné l’effondrement des stocks d’anchois au début des années 1970, notamment après le phénomène El Niño de 1972-1973. La crise de la pêche a laissé des milliers de personnes au chômage et a démontré que même avec des ressources apparemment inépuisables, l’absence de réglementation pouvait détruire un secteur en un temps record.
La réforme agraire et ses limites
En 1969, le gouvernement militaire de Juan Velasco Alvarado a mis en œuvre une réforme agraire qui a exproprié les grands domaines et redistribué les terres aux coopératives et aux communautés. Ce fut un coup porté au pouvoir de l’oligarchie rurale, mais son succès a eu des limites : de nombreuses terres expropriées manquaient d’assistance technique ou de financement suffisant, et la productivité a chuté dans plusieurs régions.
Pourtant, pour les communautés paysannes, ce fut un changement historique. Elles ont récupéré les terres perdues depuis l’époque coloniale et ont vu, pour la première fois, l’État reconnaître officiellement leur droit à la propriété communautaire.
Pétrole et conflit de souveraineté
La nationalisation des champs pétroliers de Talara en 1968 a marqué une étape importante dans l’histoire du pétrole péruvien. L’expropriation de la Compagnie pétrolière internationale (IPC) a été célébrée comme une victoire pour la souveraineté. Cependant, l’administration publique, par l’intermédiaire de Petroperú, n’a pas toujours disposé de la capacité technique et financière nécessaire pour maximiser la production et l’industrialisation.
Dans les années 1980 et 1990, les crises économiques et la pression du FMI et de la Banque mondiale ont conduit à un processus de privatisation partielle. Des sociétés étrangères ont repris la gestion d’importants champs pétroliers, dans le cadre de contrats privilégiant à nouveau l’exportation de brut au détriment de la transformation locale.
L’exploitation minière moderne et l’arrivée des multinationales
Depuis les années 1990, sous le gouvernement d’Alberto Fujimori, l’exploitation minière a été pleinement ouverte aux investissements étrangers. Des entreprises canadiennes, américaines et britanniques ont acquis des concessions dans les montagnes et la haute jungle. Le cuivre, l’or et l’argent ont été les métaux les plus convoités.
Ce modèle a généré des recettes fiscales et a attiré des capitaux, mais il a également engendré des conflits sociaux liés à l’utilisation de l’eau, à la pollution et au manque de consultation des communautés. Les redevances étaient faibles et une grande partie de la richesse minière était transférée à l’étranger via les bénéfices et les paiements aux sociétés mères.
L’Amazonie sous pression
L’expansion de l’exploitation pétrolière et forestière en Amazonie a engendré des routes, des camps et de nouvelles vagues de colonisation. Les peuples autochtones d’Amazonie ont subi des déplacements, des pertes de territoires et des épidémies. Dans certains cas, des communautés entières ont été décimées par des marées noires ou l’exploitation forestière illégale, sans véritable recours.
Le cas le plus dramatique fut celui des Nahuas, entrés en contact forcé avec les travailleurs des compagnies pétrolières dans les années 1980. Plus de 50 % d’entre eux sont morts de maladies respiratoires et gastro-intestinales en moins de cinq ans.
Chiffres approximatifs du pillage (1950-2000)
- Cuivre : Plus de 8 millions de tonnes exportées, valeur actuelle supérieure à 100 milliards de dollars américains.
- Or : Plus de 2 500 tonnes, valeur actuelle de 175 milliards de dollars américains.
- Argent : Environ 25 000 tonnes, valeur actuelle de 20 milliards de dollars américains.
- Pétrole : Plus de 1,5 milliard de barils, valeur actuelle supérieure à 87 milliards de dollars américains.
- Farine de poisson : Plus de 40 millions de tonnes, valeur actuelle de 28 milliards de dollars américains.
- Bois et produits forestiers : Exportations de 4 milliards de dollars américains, dont une grande partie est illégale ou non déclarée.
Chiffres de l’extermination et des déplacements humains – 1950 à 2000
- Population autochtone estimée en 1950 : entre 1,1 et 1,3 million. • Population autochtone en 2000: environ 3,5 millions, avec une reprise démographique dans les zones andines, mais une perte critique de communautés amazoniennes.
- Principaux groupes ethniques touchés : Quechua, Aymara, Asháninka, Shipibo, Awajún, Wampis, Machiguenga, Nahua, Yin et Kukama.
- Décès dus aux conflits liés à l’extraction, aux épidémies et aux déplacements : estimés à entre 60 000 et 80 000 personnes sur un demi-siècle.
Entre dette et néolibéralisme
À la fin du siècle, le Pérou était pleinement intégré à l’économie mondiale en tant que fournisseur de matières premières. La dette extérieure conditionnait la politique économique, et le Consensus de Washington imposait la libéralisation des échanges, la privatisation et une réduction du rôle de l’État.
L’industrialisation nationale était reléguée au second plan. Le pays exportait du cuivre, de l’or, de la farine de poisson et du pétrole, mais importait des machines, des technologies et des produits dérivés industriels. Le modèle colonial fut maintenu avec de nouveaux acteurs et des discours plus techniques, mais avec le même résultat : fuites de richesses et persistance de la pauvreté.
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Traduction, Evelyn Tischer









