“Il n’y a pas d’océan sans propriétaire, ni de glace sans prix. La fonte des glaces ouvre des voies, mais aussi des gisements plus précieux que le pétrole.”

La Route maritime du Nord (RMN), également appelée Passage du Nord-Est, est une voie maritime longeant la côte nord de la Russie, reliant l’océan Atlantique au Pacifique. C’est la route la plus courte entre l’Eurasie occidentale et la région Asie-Pacifique. La majeure partie de cette route passe par les eaux arctiques, et certains tronçons ne sont libres de glace que deux mois par an.

Le RMN commence au détroit de Kara et se termine au détroit de Béring.

Dans la première partie de cet article, nous avons analysé :

  • La nouvelle frontière de la planète
  • Les routes qui changeront le commerce mondial

De l’or blanc sous la glace

L’Arctique n’ouvre pas seulement des voies de communication, il révèle des trésors enfouis sous des kilomètres de glace et de pergélisol. On y trouve l’un des plus grands trésors énergétiques et minéraux de la planète. Selon les estimations de l’Institut d’études géologiques des États-Unis (USGS), 22 % des réserves mondiales d’hydrocarbures non découvertes se trouvent sous l’Arctique : près de 90 milliards de barils de pétrole, 47 000 milliards de mètres cubes de gaz naturel et plus de 44 milliards de barils d’équivalent gaz naturel liquéfié.

 

À cela s’ajoutent des minéraux stratégiques comme le nickel, le cobalt, les terres rares et, de plus en plus, l’uranium. Autrement dit, l’enjeu ne se limite pas à la navigation, mais à la possession des ressources énergétiques et technologiques du futur.

  • La Russie est l’acteur le plus avancé dans cette course. Avec près de la moitié de l’Arctique sous sa juridiction, Moscou dispose de la majorité des infrastructures actives : plateformes, terminaux GNL, gazoducs en expansion et un réseau de brise-glaces inégalé. Le projet Yamal LNG, qui bénéficie d’investissements de plus de 27 milliards de dollars et de capitaux chinois, exporte déjà du gaz naturel liquéfié vers l’Europe et l’Asie.
  • Parallèlement, Novatek et Gazprom préparent de nouveaux projets qui pourraient faire de la Russie le principal fournisseur de GNL de l’hémisphère nord. Le Kremlin considère l’Arctique non pas comme une périphérie, mais comme le cœur de sa souveraineté énergétique pour le XXIe siècle.
  • Le Canada, plus discrètement, poursuit l’exploration pétrolière et gazière dans l’archipel arctique, malgré une forte opposition environnementale et communautaire. Pourtant, ses réserves potentielles sont énormes : jusqu’à 11 milliards de barils de pétrole et 16 000 milliards de mètres cubes de gaz, selon l’USGS. Pour Ottawa, le paradoxe est évident : il entend mener la transition verte, mais sait que sa véritable carte géopolitique se cache sous la glace.
  • La Norvège, forte de son expérience en mer du Nord, exploite déjà des réserves en mer de Barents et prévoit d’accroître sa production d’ici 2030. Equinor, son géant public, estime que les projets arctiques pourraient rapporter des dizaines de milliards de recettes fiscales dans les décennies à venir.

Pour Oslo, le dilemme est double : maintenir sa réputation verte tout en devenant le premier exportateur d’hydrocarbures propres du Nord.

  • Les États-Unis, avec l’Alaska, ont également un enjeu stratégique. Le versant nord de l’Alaska recèle des réserves de pétrole estimées à plus de 30 milliards de barils et un potentiel gazier qui pourrait rivaliser avec les exportations du Qatar. Bien que les forages soient confrontés à des litiges environnementaux et à des restrictions fédérales, la pression liée à la sécurité énergétique s’accentue. Washington sait que l’Arctique constitue une garantie contre la dépendance au Moyen-Orient et un contrepoids à la domination russe.
  • Le Danemark, par l’intermédiaire du Groenland, cherche à entrer dans la course avec un atout différent : les terres rares. L’île possède l’un des plus grands gisements de la planète, susceptible de répondre en partie à la demande mondiale en néodyme, praséodyme et dysprosium, essentiels aux éoliennes, aux batteries et aux missiles de précision. La concurrence est ici non seulement économique, mais aussi technologique : celui qui contrôlera ces minéraux dominera les chaînes d’approvisionnement de la transition énergétique et militaire.

La valeur estimée de toutes ces ressources est quasiment incalculable. Rien qu’en hydrocarbures, l’Arctique pourrait générer plus de 35 000 milliards de dollars au cours des cinq prochaines décennies, selon les prix et les coûts d’extraction. Pour les minéraux stratégiques, ce chiffre pourrait s’élever à 2 000 à 3 000 milliards de dollars supplémentaires. Dans un contexte de transition énergétique, ces chiffres sont une véritable bombe politique : promettre la décarbonation tout en forant du gaz et du pétrole sous la glace révèle l’hypocrisie des grandes puissances.

Le problème est que l’exploitation de ces ressources ne sera pas simple. Les conditions extrêmes, la fonte imprévisible des glaces et les coûts d’infrastructure augmentent les risques. Mais l’histoire nous enseigne que lorsque la valeur l’emporte sur le coût, la volonté politique est justifiée. L’Arctique sera foré, dragué et exploité. Ce n’est pas une réalité du futur ; c’est une réalité permanente.

La conséquence géopolitique est claire : le pays qui parviendra à intégrer les routes commerciales et à contrôler les réserves énergétiques disposera d’une double puissance, économique et stratégique. La Russie combine déjà les deux. Les États-Unis cherchent à faire de même depuis l’Alaska. La Chine, sans territoire dans la région, mise sur les investissements comme clé d’entrée. L’Europe observe la situation avec ambivalence, tiraillée entre sa rhétorique climatique et sa dépendance énergétique.

L’Arctique n’est pas un désert blanc inoccupé. C’est un plateau de jeu peuplé de pions de gaz, de pétrole et de minéraux qui, ensemble, pourraient définir l’hégémonie mondiale au XXIe siècle. Et cette richesse, enfouie sous la glace, ne sera pas répartie équitablement. Elle sera contestée, exploitée et transformée en levier de pouvoir.

La militarisation silencieuse

L’Arctique n’est pas seulement une carte des ressources ; c’est une carte des troupes. La fonte des glaciers s’est transformée en frontières liquides, et ces frontières se rigidifient. Aucune puissance n’est laissée pour compte. Celui qui contrôlera l’Arctique disposera non seulement de gaz et de minéraux, mais aussi de la clé des routes maritimes et de la capacité d’interrompre ou d’autoriser les échanges commerciaux entre l’Asie et l’Europe en quelques heures.

La Russie est l’acteur le plus agressif. Depuis 2014, elle a construit ou modernisé plus de 50 bases militaires sur sa côte arctique, déployant des missiles antiaériens S-400, des systèmes côtiers Bastion et des avions de chasse Su-35. Sa flotte de brise-glaces nucléaires compte désormais plus de 40 navires, et d’autres sont en construction, ce qui lui permet de patrouiller et d’ouvrir des voies qu’aucun autre pays ne peut emprunter sans son accord. Pour Moscou, l’Arctique est un prolongement direct de sa sécurité nationale et un tremplin pour déployer des forces dans l’Atlantique et le Pacifique.

  • Les États-Unis ont réagi. Le Pentagone a réactivé la deuxième flotte navale en 2018, basée à Norfolk, pour des opérations dans l’Atlantique Nord et l’Arctique. Il a également intensifié ses manœuvres conjointes en Alaska et en Norvège, avec des exercices militaires mobilisant jusqu’à 30 000 soldats de l’OTAN dans les régions arctiques. Washington est conscient que si la Russie contrôlait les routes maritimes, elle pourrait étrangler le commerce maritime mondial en temps de crise. L’Arctique est déjà perçu comme la prochaine ligne de discorde, une version polaire de la « nouvelle mer de Chine méridionale ».
  • La Chine n’a pas de littoral dans l’Arctique, et pourtant elle agit comme si elle en avait un. Elle se qualifie elle-même d’« État proche de l’Arctique » et a investi dans les ports, le gaz et l’exploration scientifique. Son brise-glace Xue Long navigue déjà sur la Route du Nord, et Pékin prévoit d’en construire d’autres. Ce qui ressemble aujourd’hui à de la diplomatie scientifique relève en réalité d’un positionnement stratégique : garantir l’accès à des ressources et à des voies qui, autrement, resteraient sous contrôle russe ou américain.
  • L’OTAN , emmenée par la Norvège , renforce sa présence. Oslo a inauguré des stations radar, des bases aériennes et des ports adaptés aux sous-marins nucléaires. Le Danemark , via le Groenland, offre à Washington un point clé pour les radars d’alerte avancée et la surveillance par satellite .
  • Traditionnellement timide, le Canada commence à renforcer son commandement de l’Arctique avec des patrouilleurs et des avions de surveillance CP-140 Aurora.

Les chiffres des dépenses sont stupéfiants. La Russie alloue plus de 1,5 milliard de dollars par an aux seules infrastructures militaires arctiques. Les États-Unis ont annoncé que leur budget 2024 comprend plus de 4 milliards de dollars pour des projets liés à l’Alaska et aux opérations polaires. La Chine investit dans des ports et des brise-glaces, avec des budgets opaques estimés à plusieurs milliards. La militarisation n’est pas un risque hypothétique ; c’est un fait mesurable, que ce soit au niveau des bases, des navires ou des exercices.

Le discours officiel parle de coopération scientifique et de sauvetage maritime, mais la réalité est que l’Arctique se remplit de radars, de sous-marins et d’avions de chasse. Chaque base, chaque brise-glace, chaque missile déployé modifie l’équilibre des forces. Il ne s’agit pas d’une guerre déclarée, mais d’une guerre préparée. Une guerre menée avec des contrats d’acier et d’énergie à des températures négatives, déguisés en diplomatie.

La fonte des glaces a ouvert une route commerciale. Les puissances ont ouvert leurs arsenaux. La question n’est plus de savoir si l’Arctique sera militarisé, mais quand cette militarisation sera utilisée comme moyen de pression.

La Route du Nord, l’autoroute gelée du commerce

La fonte des glaces de l’Arctique libère non seulement du gaz et des minéraux, mais aussi du temps. Et en géopolitique, le temps est aussi précieux que le pétrole. La Route maritime du Nord (RMN), longeant la Sibérie, réduit jusqu’à 40 % la distance entre l’Asie et l’Europe par rapport au canal de Suez. Un navire qui met 34 jours pour traverser Shanghai et Rotterdam via Suez pourrait le faire en seulement 20 jours via l’Arctique. Les économies sont considérables : moins de carburant, moins d’équipage, moins d’assurances et une compétitivité accrue.

Les projections sont claires. D’ici 2040, la valeur des échanges commerciaux susceptibles d’emprunter la RMN atteindra 700 milliards de dollars par an, soit près d’un tiers du trafic transitant actuellement par le canal de Suez. Entre 2010 et 2022, le transit sur la route arctique est passé de seulement 4 millions de tonnes à plus de 34 millions de tonnes.

Et ce, malgré une saison de navigation encore courte, de seulement quatre à cinq mois. Avec moins de glace et davantage de brise-glaces, cette période s’étendra sur presque toute l’année.

La Russie contrôle cette route. La loi impose aux navires traversant la RMN d’utiliser des pilotes russes et de s’enregistrer à Moscou, transformant ainsi la RMN en un véritable péage géopolitique. Chaque navire est un contrat, chaque tonne une taxe cachée. En 2023, plus de 1 500 navires ont demandé l’autorisation de naviguer, preuve que ce secteur n’est plus un avenir, mais un présent.

Les compagnies maritimes chinoises ont été les premières à tester le corridor. La compagnie publique COSCO a déjà effectué des voyages commerciaux avec des cargos reliant Shanghai aux ports européens. Le Japon et la Corée du Sud ont également manifesté leur intérêt, conscients que la RMN pourrait réduire leur dépendance au détroit de Malacca, où tout blocage affecterait leur économie en quelques heures. L’Europe, jusqu’à récemment dépendante du gaz russe, est méfiante, mais ne peut ignorer que ce corridor redéfinit ses échanges avec l’Asie.

Le contraste avec le canal de Suez est saisissant. Alors que l’Égypte perçoit plus de 8 milliards de dollars par an en péages sur le canal de Suez, la Russie pourrait transformer le RMN en une source de revenus équivalente, en y ajoutant des frais, des services d’escorte et des ventes d’assurance. La puissance ne réside pas seulement dans le transit, mais aussi dans le contrôle. Le pays qui pourra ouvrir ou fermer cette voie disposera d’un levier économique aussi puissant qu’un gazoduc.

Mais cette route n’est pas seulement une autoroute commerciale. C’est aussi un poste de contrôle militaire. Chaque navire qui la traverse croise des bases russes et des patrouilles de brise-glaces armés. Chaque conteneur arrivant en Europe portera également la marque d’un corridor surveillé par radar et sous-marins. Le commerce sera civil, mais le contrôle sera militaire.

L’Arctique devient ainsi la seule région de la planète où les cartes des transports, de l’énergie et de la défense se chevauchent au millimètre près. La Route du Nord n’est pas un simple raccourci transocéanique ; c’est le nouveau canal de Suez gelé, à la différence près que son propriétaire n’est plus un pays dépendant, mais une puissance nucléaire aux ambitions impériales.

Des ressources enfouies sous la glace

L’Arctique n’est pas seulement une route ; c’est un véritable trésor enfoui sous des kilomètres de glace. L’Institut d’études géologiques des États-Unis (USGS) estime que son sous-sol recèle environ 13 % des réserves mondiales de pétrole et 30 % du gaz naturel encore inexploré. En chiffres, cela représente 90 milliards de barils de pétrole brut et plus de 47 000 milliards de mètres cubes de gaz naturel. En termes monétaires, cela représente plus de 40 000 milliards de dollars de ressources énergétiques potentielles aux prix actuels.

À cela s’ajoutent les minéraux stratégiques.

  • Le Groenland, sous contrôle danois, abrite l’un des plus grands gisements de terres rares en dehors de la Chine, ainsi que de l’uranium, du zinc et du fer.
  • Au Canada et en Alaska, des études géologiques confirment la présence de nickel, de cobalt et de platine, des minéraux essentiels aux batteries et aux turbines.
  • Outre le pétrole et le gaz, le nord de la Russie dispose également de vastes réserves de palladium et de platine, des métaux déjà essentiels pour les industries automobile et des semi-conducteurs.

Estimation des ressources de l’Arctique (USGS, 2024)

  • Pétrole – 90 milliards de barils – 13 % des réserves mondiales – 40 000 milliards de dollars
  • Gaz naturel – 47 000 milliards de m³ – 30 % de réserves non découvertes – environ 40 000 milliards de dollars
  • Terres rares (Groenland) – les plus grandes réserves hors de Chine – uranium, zinc, fer
  • Nickel et cobalt (Canada, Alaska) – gisements stratégiques pour les batteries
  • Palladium et platine (Russie) – des réserves massives pour les industries automobile et des puces électroniques
  • Principaux pays en litige et ressources associées
  • Russie – pétrole, gaz, palladium, platine – brise-glaces nucléaires et gaz de Yamal
  • États-Unis (Alaska) – pétrole, nickel, cobalt – pression privée sur l’exploration
  • Réclamations du Canada (nickel, cobalt, platine) sur le passage du Nord-Ouest
  • Litige entre le Danemark (Groenland) (terres rares, uranium, zinc, fer) et la Russie
  • La Norvège (pétrole et gaz de la mer de Barents) est un exportateur clé vers l’Europe.

Le paradoxe est immense. L’Arctique fond sous l’effet de la consommation de combustibles fossiles et, parallèlement, devient la dernière frontière pour l’extraction de ces mêmes combustibles. La région, symbole de l’effondrement climatique, devient le butin ultime de l’extractivisme mondial.

Le conflit est déjà en cours

  • La Russie a investi des milliards dans les infrastructures de l’Arctique : brise-glaces nucléaires, pipelines traversant la toundra et terminaux gaziers à Yamal et Mourmansk.
  • Les États-Unis cherchent à étendre leur présence en Alaska et encouragent les investissements privés dans l’exploration.
  • Le Canada revendique la souveraineté sur le passage du Nord-Ouest et sur certaines parties du fond marin.
  • Le Danemark, à travers le Groenland, conteste un secteur qui chevauche les revendications russes.
  • La Norvège exploite déjà le pétrole de la mer de Barents et se positionne comme un exportateur clé vers l’Europe.

La glace, autrefois un mur, est devenue un enjeu crucial. Chaque été, à mesure que la fonte progresse, de nouvelles zones deviennent accessibles au forage et à la prospection. Le recul de la calotte glaciaire polaire, estimé à 13 % par décennie, laisse entrevoir la possibilité d’une extraction massive d’ici 2050, utilisant des plateformes qui semblent aujourd’hui impossibles.

Dans la troisième partie de cette chronique, nous analyserons :

  • La Route du Nord, l’artère qui va changer le commerce mondial
  • Militarisation de l’Arctique : la guerre froide revient avec la fonte des glaces
  • Ressources de l’Arctique, le butin sous la glace
  • L’avenir du commerce de la fonte des glaces
  • Données et projections
  • La dernière glace, le nouveau Moyen-Orient

Les ressources enfouies sous la glace ne sont pas une promesse d’avenir

Elles constituent une source immédiate de tensions. Chaque mètre cube de gaz découvert est une carte redessinée, chaque tonne de terres rares explorée est un conflit diplomatique.

L’Arctique est aujourd’hui la seule région où le réchauffement climatique ne ralentit pas l’extractivisme, mais l’accélère plutôt.

Bibliographie 

  • US Geological Survey (USGS). Circum-Arctic Resource Appraisal: Estimates of Undiscovered Oil and Gas North of the Arctic Circle. 2008.
  • S. Energy Information Administration (EIA). International Energy Outlook 2023.
  • International Energy Agency (IEA). World Energy Outlook 2023.
  • Arctic Council. Arctic Shipping Status Report 2022.

 

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