Un peu plus d’une décennie après cette année légendaire 2011, où des manifestations massives dans différentes parties du globe semblaient conduire à des changements profonds, des soulèvements populaires se succèdent dans différents pays d’Asie.

Une sorte de « printemps asiatique » souffle depuis la région du sous-continent indien, renversant des gouvernements et provoquant de forts bouleversements politiques dans la région.

Qu’est-ce qui relie ces événements ? Qu’est-ce qui anime ces jeunes qui descendent dans la rue pour exprimer leur mécontentement ? S’agit-il d’une manifestation de la lassitude et du cri des peuples ou de manœuvres orchestrées par des puissances géopolitiques ayant des intérêts déstabilisateurs ?

S’agit-il d’une réplique de soulèvements cathartiques ou de la possibilité de changements profonds et durables ?

Le triomphe de la mobilisation populaire non violente au Sri Lanka

Accablé par la hausse des prix, la pénurie de produits de première nécessité et l’endettement insurmontable du pays, le peuple sri-lankais a réussi en avril 2022 à destituer le président Gotabaya Rajapaksa grâce à une impressionnante mobilisation non violente. Son administration étant marquée par une corruption structurelle et le palais gouvernemental encerclé, le président a démissionné et s’est enfui avec sa famille en exil.

Deux ans et demi plus tard, de nouvelles élections présidentielles ont eu lieu, au cours desquelles le député de gauche Annura Dissanayake a été élu, battant deux candidats de l’ancien establishment.

La protestation de l’Inde établie

Dans la continuité des manifestations commencées en 2020, lorsque le gouvernement de Narendra Modi a adopté des lois favorisant le secteur privé, des centaines d’organisations paysannes indiennes ont appelé à des mobilisations et à des blocages, dénonçant le gouvernement central pour ne pas avoir tenu sa promesse d’abroger les effets de ces dispositions légales.

À cette occasion, les agriculteurs ont élargi leur liste de revendications, exigeant notamment des prix minimums pour leurs produits, des améliorations des infrastructures, des retraites, une augmentation des investissements dans la recherche agricole, l’annulation de la dette et le retrait de l’Inde de l’Organisation mondiale du commerce.

Malgré les contrôles de police et les menaces, des milliers de tracteurs et des centaines de milliers de manifestants sont arrivés dans la capitale lors d’une impressionnante marche baptisée « Delhi Chalo ».

Au-delà des accords importants conclus par les organisations paysannes, la manifestation a permis de briser l’hégémonie dont jouissaient auparavant Narendra Modi et son parti nationaliste BJP, qui ont perdu 60 sièges aux élections nationales organisées peu après.

Bangladesh, vive les étudiants !

Les irrégularités gouvernementales, le favoritisme et la corruption dans le recrutement du secteur public, ainsi que la discrimination envers les groupes vulnérables, ont poussé des milliers d’étudiants dans les rues du Bangladesh en juillet 2024. La répression menée par l’État et les troupes de choc du parti au pouvoir a fait des centaines de morts, intensifiant le conflit et provoquant un soulèvement populaire massif contre le gouvernement de la Première ministre Sheikh Hasina, qui a démissionné et fui en Inde.

Quelques jours plus tard, pour mettre fin aux troubles et permettre une restructuration institutionnelle, un gouvernement intérimaire dirigé par le lauréat du prix Nobel de la paix Muhammad Yunus a été formé. Depuis lors, l’économiste et fondateur de la Grameen Community Microfinance Bank s’est concentré sur la promotion de réformes structurelles qui permettraient un retour à la normalité constitutionnelle avec la tenue d’élections générales en 2026.

Indonésie : Les 17 + 8 revendications du peuple 

Les manifestations ont débuté en Indonésie fin août, dans le cadre d’un mouvement social plus large, déclenché plus tôt cette année par des frustrations économiques et une proposition d’augmentation des aides au logement pour les députés.

Concentrées initialement dans la capitale, Jakarta, les manifestations se sont propagées à tout le pays après la mort d’un chauffeur de moto-taxi aux mains de la police anti-émeute paramilitaire lors de la répression.

Bien que le gouvernement de Prabowo Subianto ait jusqu’à présent réussi à contenir la flambée de violence en mettant en œuvre certaines des mesures réclamées par les manifestants, les mouvements sociaux et étudiants restent mobilisés, exigeant la pleine satisfaction de dix-sept revendications à court terme et huit réformes à mettre en œuvre d’ici un an.

Népal, pour la première fois, une femme au pouvoir

Ici aussi, les privilèges d’une classe politique corrompue ont donné lieu à des manifestations de masse, qui ont abouti à la chute du gouvernement communiste dirigé par le Premier ministre K.P. Sharma Oli.

Les manifestations étaient principalement menées par la jeunesse urbaine, en particulier la génération Z, qui a exprimé un rejet catégorique de la corruption et du népotisme généralisés de l’élite politique du pays. La suspension des principales plateformes numériques, interprétée par les jeunes comme une censure gouvernementale, a alimenté le conflit. Une répression féroce a finalement éclaté, faisant plus de 50 morts. Cela a encore intensifié les manifestations, poussant certains groupes à incendier des bâtiments gouvernementaux et à attaquer les domiciles de fonctionnaires.

Sushilla Karki, ancienne juge à la Cour suprême du Népal, a été nommée Première ministre par intérim pour diriger la transition le 12 septembre. Elle est la première femme à occuper ce poste.

Le cours des événements

Le cœur de cette vague psychosociale a été l’éveil d’une génération lasse des pratiques corrompues d’une classe politique bien établie au pouvoir, joint aux troubles socio-économiques et au sentiment de discrimination et de manque d’opportunités d’avenir pour les jeunes.

Ces revendications mettent en évidence la stagnation de structures dominées par le népotisme et condamnent la violence gouvernementale comme seule réponse aux justes revendications de la population. Il est évident qu’il existe une forte exigence de cohérence et de droiture face à l’hypocrisie des dirigeants – une exigence morale.

Dans tous les cas, les soulèvements de masse ont jusqu’à présent remporté des victoires temporaires. On ignore s’il s’agit de victoires partielles et éphémères ou si elles conduiront à de profondes transformations systémiques.

Il ne fait aucun doute qu’au-delà du véritable tollé suscité par la jeunesse et du bien-fondé de la dénonciation, différentes forces influenceront les résultats.

Parmi ces forces, il est impossible d’ignorer les tensions géopolitiques actuelles, et il est donc évident que, comme lors des manifestations de 2011, la puissance américaine en déclin tentera de transformer ces soulèvements en « révolutions colorées » et d’installer des gouvernements adeptes du modèle de démocratie géré par le pouvoir des entreprises.

On peut également imaginer que la stratégie de politique étrangère américaine visera à attiser le conflit générationnel au sein même de la Chine, comme cela s’est produit lors des manifestations des parapluies jaunes à Hong Kong, ou chez les alliés de la puissance émergente, en créant des situations conflictuelles dans les zones liées au projet de la Ceinture et de la Route.

Mais on peut également prévoir que, par concomitance et vasocommunication, sans nécessairement répondre à des ingérences extérieures, des rébellions similaires continueront à se produire. La circulation intense de ces événements et situations de cristallisation politique similaires, incarnés par les générations précédentes, garantit les conditions pour que cela se produise.

La possibilité d’un moment humaniste

Selon le Dictionnaire du Nouveau Humanisme[1], un moment humaniste se caractérise par une situation historique dans laquelle une génération plus jeune lutte contre la génération au pouvoir, modifiant ainsi le schéma anti-humaniste dominant. La révolution sociale qui en résulte prend tout son sens si elle inaugure une période au cours de laquelle les générations successives peuvent adapter et approfondir les propositions fondatrices de ce processus.

Mais il peut arriver que ce projet soit annulé par la génération même qui arrive au pouvoir, ou que celle-ci échoue dans sa réalisation.

À l’heure actuelle, alors qu’une civilisation mondiale commence à se former, il se pourrait que ces événements, qui ont débuté n’importe où sur la planète, deviennent des démonstrations historiquement synchrones, grâce au raccourcissement des distances rendu possible par le développement technologique et, en particulier, par l’augmentation des communications.

Mais la clé pour passer à une autre période de l’Histoire sera que se propage et s’enracine dans la conscience collective la reconnaissance de l’être humain comme valeur centrale, une attitude résolument non violente et l’engagement à ouvrir des possibilités de développement intégral pour tous et toutes, sans aucune discrimination.

[1] Silo. Dictionnaire du Nouveau Humanisme. Œuvres complètes, vol. II.

 

Traduction, Evelyn Tischer