« La Colombie exporte de l’or, du charbon et du pétrole, mais importe pauvreté et spoliation ».

Ce n’est pas l’or qui a détruit la Colombie. Ce sont les Espagnols. Ils ne sont pas venus en savants ni en artistes, mais en brutes affamées. Des soldats sans patrie des paysans sans terre, des pauvres en diable envoyés par une monarchie en ruine pour trouver la richesse d’autrui. Ils n’ont pas traversé l’Atlantique pour construire. Ils l’ont traversé pour tout détruire.

Ils débarquèrent sales, violents et armés. Ils n’apportaient ni science ni justice mais des poux, de la poudre à canon et des crucifix. Ils ne savaient pas même lire ni écrire, mais ils ont rapidement appris les mots « or », « mine », « punition » et « esclave ». En revanche, ils ont brûlé des temples, détruit des langues, anéanti des familles, et martyrisé des savoirs millénaires qu’ils n’ont jamais compris.

Ce n’était pas une conquête. C’était une opération systématique de pillage d’extermination et de suppression. Ils sont venus pour violer, soumettre, réduire en esclavage. L’Église n’est pas venue pour sauver des âmes, mais pour bénir les chaînes. La vice-royauté ne fut pas un gouvernement, mais un bourreau. L’histoire officielle, un grand mensonge écrit à l’encre européenne.

Ils ne l’ont pas fait en un mois ni en un an. Ils l’ont fait pendant des siècles, en occupant des villages entiers, en réduisant en esclavage des enfants et des femmes, en polluant des rivières, et en détruisant des cultures. Sur les six millions d’indigènes qui vivaient dans ce que nous appelons aujourd’hui la Colombie, seule une fraction a survécu. La plupart ont été assassinés, décimés par les travaux forcés ou réduits à l’état de fantômes.

Le début du pillage

Le pillage commença officiellement en 1499, lorsque le navigateur Alonso de Ojeda arriva dans ce qui est aujourd’hui La Guajira. Il était accompagné du cartographe Juan de la Cosa et d’un jeune homme qui allait finir par salir toute l’Amérique de son nom : Amerigo Vespucci. Le premier acte fut criminel : ils kidnappèrent des indigènes Wayuu pour les vendre comme esclaves aux Antilles. Ce fut cela le début, une attaque déguisée en exploration. Un enlèvement sous la bannière chrétienne. Une invasion sans retour.

Et il ne suffit pas de dire que cela s’est passé il y a cinq siècles. L’or qu’ils ont extrait repose toujours dans les banques européennes. Les montagnes qu’ils ont percées sont toujours des mines actives sous contrôle étranger. Le crime n’est pas prescrit, il a seulement changé de forme. Aujourd’hui, le pillage porte cravate mais il s’agit toujours de colonialisme.

Cette chronique ne prétend pas être neutre. Ce n’est pas un récit, c’est un cri. Ce n’est pas de l’histoire, c’est une mémoire active. Une accusation contre l’empire qui est venu nous détruire et contre tous ceux qui se sont tus.

Aujourd’hui, enfin, on écrit au nom de ceux qui n’ont eu ni tombe ni pardon.

Avant 1500. Le monde qui existait déjà

La Colombie n’est pas née en 1499. Elle existait déjà deux mille ans auparavant. Avant d’avoir un nom, elle avait déjà une âme. Avant les cartes, elle avait déjà des chemins. Avant les envahisseurs, elle avait déjà une histoire.

Plus de 80 ethnies différentes habitaient le territoire colombien actuel avant l’arrivée des Espagnols. Certaines d’entre elles développaient depuis plus de 3 000 ans des systèmes agricoles, des rituels funéraires, des réseaux commerciaux et des hiérarchies sociales complexes. Ce n’étaient pas des tribus isolées. C’étaient des civilisations.

Les Muiscas, par exemple, étaient près d’un million de personnes installées dans la savane de Bogotá. Ils cultivaient des pommes de terre, du maïs et de la quinoa, tissaient des manteaux en coton comportant des motifs sacrés, et disposaient d’un calendrier solaire précis.

Les Zenús ont conçu un réseau hydraulique de plus de 500 kilomètres de canaux dans les départements actuels de Córdoba et Sucre, et ont créé une joaillerie raffinée qui est encore reproduite aujourd’hui.

Les Tayronas, dans la Sierra Nevada, ont construit des centres urbains en pierre, des escaliers monumentaux, des observatoires astronomiques et des terrasses agricoles en harmonie avec la montagne.

Les Quimbayas fondaient l’or pour sculpter des figures d’un symbolisme hautement religieux

Les Wayuu, les Pijaos, les Panches, les Emberá, les Inga, les Pastos, les Arhuacos, les Koguis, les Siona, les Cofán, les Cubeos, les Desanos et des dizaines d’autres peuples avaient leurs propres langues, leurs propres règles, et leurs propres croyances.

Ils ne parlaient pas espagnol. Ils parlaient muysccubun, kuiná, kogi, wayuunaiki, emberá-bedea, tucano oriental. Ils ne connaissaient pas Jésus. Ils adoraient le Soleil (Sué), la Lune (Chía), l’eau, la montagne et leurs ancêtres. Ils croyaient que tout le vivant avait une âme. Ils ne craignaient pas l’enfer, ils craignaient de déséquilibrer le monde.

Les morts étaient enterrés avec des manteaux, des céramiques et des graines. Non pas pour qu’ils se décomposent, mais pour qu’ils retournent à la terre avec dignité. Les tombes étaient des chambres circulaires, avec des offrandes pour le voyage. Il n’y avait pas de purgatoire. Il y avait une continuité.

Les systèmes politiques indigènes n’étaient ni désordonnés ni arbitraires. Le zipa (NdT : titre de noblesse des gouvernants de la partie sud de la Confédération Muisca) et le zaque (NdT : titre de noblesse des gouvernants de la partie nord de la Confédération Muisca) dans les hauts plateaux muiscas gouvernaient avec une autorité rituelle.  Chez les Tayronas, les mamos étaient des guides spirituels et des mathématiciens. En Amazonie, les caciques prenaient des décisions collectives après avoir consulté les anciens.

Ce n’étaient pas des peuples sans écriture. Ils écrivaient sur des tissus, sur des pierres, par le biais de la mémoire orale. Ce n’étaient pas des peuples sans science. Ils maîtrisaient la rotation des cultures, la médecine par les plantes, l’astronomie empirique, l’architecture naturelle. Ce n’étaient pas des peuples sans religion. Ils avaient des temples, des règles et des rituels au contenu éthique profond.

La Colombie précolombienne actuelle n’était pas un lieu à découvrir, mais une civilisation à respecter. Et ce qui lui a succédé n’était pas une découverte, mais une annihilation.

1500 à 1600. L’Or, le sang et l’extermination

Ils débarquèrent avec des croix, des épées et un ordre clair : trouver de l’or. Là où il y avait de l’or, il devait y avoir châtiment.

Et il y en eut.

En 1502, Rodrigo de Bastidas arriva à Santa Marta. En 1525, les Espagnols fondèrent la ville sur les ruines des colonies tayronas. En 1533, Pedro de Heredia fonda Carthagène, après avoir assassiné les indigènes du Sinú.

La même année, Gonzalo Jiménez de Quesada s’enfonça dans les hauts plateaux de Cundiboyacense. Il le fit avec 900 hommes armés, motivé par les rumeurs d’une civilisation riche en or et en sel, les Muiscas.

Il ne venait pas pour fonder un pays, il venait pour le vider.

Le mythe de l’Eldorado n’était pas une erreur, c’était une excuse. Les Muiscas baignaient leurs chefs dans de la poudre d’or comme symbole sacré. Pour eux, l’or n’était pas une richesse. C’était une cérémonie. Pour les Espagnols, c’était un butin.

Entre 1537 et 1540, on estime que plus de 200 tonnes d’or ont été extraites de force dans les hauts plateaux andins. Rien qu’entre 1540 et 1550, les galions envoyés depuis Carthagène ont transporté à Séville en moyenne 15 à 20 tonnes d’or et d’argent par an, selon les archives de la Casa de Contratación de Indias (NdT : 1503. Organisme commercial espagnol, créé par les Rois Catholiques, pour contrôler le commerce avec les Amériques).

Les Zenús furent exterminés. Les Muiscas passèrent de près d’un million à moins de 100 000 en trois décennies. Les Pijaos, les Arhuacos, les Panches, les Calimas, les Quimbayas et les Tayronas furent pourchassés, évangélisés à coups de matraque, ou jetés du haut des falaises pour avoir résisté. On estime qu’entre 1500 et 1600, plus de trois millions d’autochtones sont morts dans ce qui est aujourd’hui la Colombie, victimes de la famine, de la torture, des maladies apportées par les envahisseurs, et du travail forcé dans les mines et les plantations .

Les encomiendas (NdT : Regroupement des indigènes, par les espagnols, pour travailler sans rétribution dans des mines ou des plantations) n’étaient pas une aide, mais un esclavage en soutane. Les indigènes étaient « confiés » à un colon espagnol qui les faisait travailler en contrepartie de « leur enseigner la foi ». Ils mouraient à 30 ans, le corps détruit et l’âme brisée. L’or qu’ils extrayaient n’était pas pour eux. Il servait à payer les dettes du roi, à financer les guerres en Europe et à entretenir l’Église.

Entre 1500 et 1600, l’Espagne a emporté de Colombie plus de 320 tonnes d’or, soit l’équivalent de plus de 21 milliards de dollars actuels, plus de 700 tonnes d’argent, évaluées aujourd’hui à plus de 18,5 milliards de dollars, plus de mille pièces d’orfèvrerie indigène fondues sans pitié, et des tonnes de sel, d’émeraudes, de coton, de cacao, de résines, de peaux, de bois précieux et de corps humains.

On estime à plus de 3 millions le nombre d’autochtones tués, principalement issus des ethnies muisca, tayrona, quimbaya, zenú, pijaos, calima et sinú. Les langues musicales, tayronas, zenúes et quimbayas ont été presque éradiquées.

Les temples ont été détruits, les femmes violées, les chefs exécutés en public, les enfants contraints de servir les prêtres. Et la résistance a été réprimée dans le sang.

1600 à 1700

Le XVIIe siècle fut l’époque où le pillage fut institutionnalisé. La Couronne espagnole transforma la Nouvelle-Grenade en une machine à extraire l’or. Les fleuves d’Antioquia, du Chocó et du Cauca se remplirent d’esclaves africains arrachés à leurs terres, et condamnés à mourir de la fièvre jaune, du paludisme et sous les coups de fouet. Les communautés indigènes qui avaient survécu au premier siècle d’extermination ont été réduites au servage et des repartimientos (NdT : système de travail colonial imposé à la population indigène de l’Empire espagnol) obligées de fournir leur force de travail sans rien recevoir d’autre en échange que la faim et la maladie.

L’Espagne n’a pas construit un pays, elle a construit une mine. Bogotá n’était qu’un centre administratif au service du pillage. L’or était fondu, marqué du sceau royal et envoyé à Séville dans des navires escortés par des canons. Chaque gramme emporté équivalait à des générations entières de vies brisées. La richesse qui s’affiche aujourd’hui dans les églises baroques de Quito, Lima et Séville est née de la sueur et du sang des mineurs réduits en esclavage en Colombie.

Pendant ce temps, les terres étaient réparties entre les encomenderos (NdT : souvent d’anciens conquistadors, qui bénéficiaient de pouvoirs sur la population indigène) et les propriétaires terriens qui commençaient à accumuler des pouvoirs locaux. Une oligarchie créole voyait le jour, qui avait bien appris la leçon de la métropole : la richesse ne venait pas de la production, mais de l’exploitation. La campagne s’organisa en haciendas qui absorbèrent les terres communales et réduisirent en esclavage tant les indigènes que les Africains. L’appétit de l’empire était insatiable et la Nouvelle-Grenade devint son grenier à métaux précieux, au détriment d’un peuple qui survivait à peine sous le poids de la croix et de l’épée.

Et comme si cela ne suffisait pas, les encomenderos ont commencé à importer des esclaves africains pour remplacer les populations qui ne pouvaient plus travailler à cause de la mortalité élevée. L’esclavage des indigènes n’était que le premier cycle.

Au cours du XVIIe siècle, les Espagnols ont extrait au moins 450 tonnes d’or de Colombie, principalement dans les régions d’Antioquia, de Chocó et de Santa Fe. Si l’on convertit ce chiffre en valeur actuelle (juillet 2025), avec une moyenne de 70 000 dollars américains par kilo, cela représente un pillage équivalent à 31,5 milliards de dollars rien qu’en or.

En outre, on estime qu’environ 6 000 tonnes d’argent ont été extraites, en particulier dans l’actuel département de Nariño, pour être directement acheminées vers Carthagène, puis vers Séville. Aux prix actuels du marché, estimés à 900 dollars américains le kilo, la valeur de l’argent pillé dépasse les 5,4 milliards de dollars.

Outre les métaux précieux, les Espagnols ont également exploité de grandes quantités d’émeraudes, en particulier dans les mines de Muzo et Chivor, avec une production estimée pour ce siècle à plus de 100 millions de carats, dont au moins 40 millions ont été envoyés en Europe. Évaluée de manière prudente à 300 dollars américains par carat, cette spoliation représente 12 milliards de dollars supplémentaires.

À cela s’ajoute l’exploitation de bois précieux tels que l’ébène, le palo brasil et le cèdre, principalement exportés par voie fluviale depuis les vallées du Magdalena et de l’Atrato. Bien qu’il n’existe pas de registre précis en tonnes, on estime à plus de 1,5 milliard de dollars la valeur cumulée du volume commercial expédié dans les galères royales.

Enfin, il ne faut pas oublier l’exploitation des perles sur les côtes caraïbes colombiennes, en particulier à La Guajira et dans l’archipel de San Andrés, dont la valeur estimée à l’époque équivaudrait aujourd’hui à plus de 500 millions de dollars, compte tenu des volumes enregistrés à Carthagène.

Le montant total estimé du pillage espagnol en Colombie au cours du XVIIe siècle s’élèverait, en valeur actuelle à 50,9 milliards de dollars.

Le siècle de la résistance invisible

Si le siècle précédent fut celui du pillage systématique, le XVIIIe siècle fut celui de la résistance silencieuse. Les peuples indigènes qui avaient survécu au génocide espagnol, appauvris, diminués et dispersés, commencèrent à s’organiser dans des formes silencieuses de résistance : fuites massives, colonies cachées, langues préservées en secret, rituels nocturnes, et surtout, refus de disparaître totalement. Car l’extermination ne s’est pas achevée avec l’épée. Elle s’est poursuivie avec les impôts, les châtiments, le travail forcé, le déni de l’âme.

Les Espagnols n’avaient plus besoin de conquérir d’autres territoires. Ils les possédaient déjà. Ils avaient désormais besoin d’une main-d’œuvre esclave pour continuer à extraire des richesses. Ainsi, tandis que l’or d’Antioquia continuait d’affluer vers Séville, des milliers d’indigènes étaient contraints de travailler dans les mines, les haciendas, les sucreries et les voies de transport. À ceux-ci s’ajoutèrent les esclaves africains, amenés par des navires négriers financés par la couronne espagnole, mais aussi par des marchands anglais, français et portugais. La traite des esclaves devint une industrie parallèle au pillage minier.

Les ethnies Wayúu, Zenú, Muisca, Kankuamo, Yukpa et Embera ont continué à souffrir des abus du système colonial. Certaines ont réussi à se cacher dans des zones reculées. D’autres ont été décimées par les maladies, les châtiments ou directement assassinées par les encomenderos et les autorités vice-royales. On estime que plus de 700 000 indigènes colombiens sont morts au cours de ce siècle victimes de conditions de travail inhumaines, de punitions, de maladies et d’exécutions sommaires. Aucun de ces crimes n’a été jugé, aucune tombe n’a été respectée. Pendant ce temps, le pillage se poursuivait.

Les chiffres concrets du pillage colonial (1700-1800)

Au cours du XVIIIe siècle, le pillage espagnol en Colombie s’est poursuivi à un rythme soutenu, grâce à une nouvelle organisation administrative plus efficace pour l’extraction. On estime qu’au moins 500 tonnes supplémentaires d’or ont été extraites, ce qui équivaut aujourd’hui à plus de 35 milliards de dollars. La production d’argent a augmenté pour atteindre 7 000 tonnes, soit l’équivalent de 6,3 milliards de dollars.

Les émeraudes ont continué d’être un trésor caché. Plus de 25 millions de carats d’une valeur estimée à environ 7,5 milliards de dollars, ont été expédiés vers l’Europe. L’exploitation des bois précieux s’est étendue vers le sud et le centre du pays, pour une valeur totale estimée à 2 milliards de dollars. À cela s’ajoutent les perles, le sel et les produits agricoles tels que le cacao, le tabac et l’indigo, exportés par la couronne avec des bénéfices qui équivaudraient aujourd’hui à 4 milliards de dollars supplémentaires.

Une estimation du total pillé par les Espagnols en Colombie au cours du XVIIIe siècle s’élève, en valeur actuelle, à environ 54,8 milliards de dollars.

1800 à 1900

L’indépendance n’a pas apporté la liberté, elle a seulement changé de maître.

La Colombie s’est « libérée » en 1810. Mais pour les peuples autochtones, rien n’a changé. Pour les Afro-descendants, rien ne s’est amélioré. L’esclavage a perduré jusqu’en 1851. Les terres volées par les encomenderos n’ont pas été restituées, et les mines sont restées entre des mains privées. Les indigènes, à qui on avait promis la rédemption, sont restés de la chair à canon, des ouvriers agricoles, une main-d’œuvre bon marché et une cible militaire.

Les Créoles qui ont mené la lutte pour l’indépendance ne se battaient pas pour le peuple, mais pour le pouvoir. Ils voulaient remplacer les vice-rois par des présidents, mais sans changer le système. Le pillage de l’or, de l’argent et du sel s’est poursuivi, mais désormais sous des bannières nationales et des discours républicains. Là où se trouvait auparavant la couronne espagnole, il y avait désormais l’aristocratie créole. Là où se trouvaient auparavant les ordres du roi, il y avait désormais les intérêts des oligarchies locales.

Entre 1820 et 1890, la Colombie a exporté plus de 12 000 tonnes d’or, presque entièrement extraites par des personnes d’ascendance africaine dans des conditions inhumaines à Chocó, Antioquia et Cauca. La plupart sont morts sans nom, sans salaire, sans droits. Les mines du fleuve Cauca ont fait plus de victimes que les guerres civiles.

Les peuples autochtones ont subi des déplacements massifs dans les Andes, dans la Sierra Nevada, dans le Putumayo. Les communautés Nasa, Kogi, Wayuu et Embera ont été réduites, acculées, accusées d’être « arriérées » et contraintes de payer des tributs même après l’indépendance. En 1861, la loi sur les « terres incultes » a légalement autorisé la spoliation de millions d’hectares de terres autochtones au nom du développement agricole. L’État colombien a institutionnalisé la spoliation.

Certains se sont rebellés. En 1839, à Pasto, les indigènes quillacingas et les paysans pauvres se sont soulevés contre le centralisme libéral qui voulait leur prendre leurs terres, mais ils ont été écrasés. En 1880, les communautés Kankuamas ont tenté de récupérer leurs territoires dans la Sierra Nevada et ont été massacrées par l’armée. La République ne les a pas protégés, elle les a réprimés.

Les matières premières pillées au cours du XIXe siècle étaient importantes : plus de 12 000 tonnes d’or, d’une valeur estimée à 24 milliards de dollars au cours actuel, plus de 50 millions de carats d’émeraudes, extraites principalement à Muzo et Chivor, d’une valeur supérieure à 15 milliards de dollars.

Plus de 2 millions de tonnes de sel, essentielles à l’économie coloniale et créole ont été pillées dans les hauts plateaux de Cundiboyacense, ainsi que plus d’un million de tonnes de tabac et au moins 800 000 tonnes de café cultivé, qui ont ouvert la voie à l’exportation sans rémunération équitable pour les paysans et les indigènes spoliés de leurs terres.

L’essor du caoutchouc en Amazonie colombienne, en particulier entre 1880 et 1900, a non seulement généré des profits colossaux pour les entreprises étrangères, mais a également entraîné l’extermination systématique des communautés autochtones du Putumayo et du Caquetá. Le charbon, le platine, les bois précieux, le quinquina et les peaux ont également été pillés en silence, sans aucune compensation historique.

On estime qu’au moins 250 000 personnes autochtones sont mortes directement ou indirectement au cours de ce siècle à cause du travail forcé, des maladies, des massacres, des déplacements, de la perte de territoires, de la faim et de la violence structurelle. La plupart appartenaient aux ethnies Kogi, Nasa, Embera, Sikuani, Uitoto, Inga, Pasto, Kankuamo, parmi beaucoup d’autres.

Le XIXe siècle fut un siècle de fausse liberté. Les Espagnols n’étaient plus là, mais le pillage continuait. Seulement, désormais, il parlait le castillan sans accent.

1900 à 1950

Le XXe siècle a commencé dans le sang et s’est terminé dans le silence.

La Colombie est entrée dans le XXe siècle encore divisée entre les grands propriétaires terriens, les compagnies bananières et les gouvernements serviles. L’indépendance appartenait déjà au passé, mais la liberté faisait toujours défaut. En 1928, la United Fruit Company a ordonné de tirer sur ses propres travailleurs en grève, et l’État colombien a obéi.

Le massacre des Bananeraies, qui s’est produit à Ciénaga, dans le département de Magdalena, a fait entre 1 000 et 3 000 morts parmi les travailleurs, selon diverses sources. Il n’y a toujours pas de chiffres officiels ni de véritable justice. Ce crime a été ordonné depuis des bureaux de Boston, exécuté par l’armée colombienne et passé sous silence par la presse de l’époque. Le message était clair : les fruits valaient plus que la vie.

Pendant ce temps, dans le sud, dans la région amazonienne du Putumayo, la Casa Arana, une entreprise anglo-péruvienne à capitaux britanniques, réduisait en esclavage les peuples Uitoto, Bora, Ocaina et Muinane pour extraire du caoutchouc. On estime que plus de 40 000 indigènes sont morts entre 1900 et 1920 à cause des tortures, des mutilations, des viols, des travaux forcés et de la faim. Il s’agissait d’un génocide lent, parfois plus brutal que celui des siècles coloniaux. Tout cela pour alimenter la fièvre du caoutchouc en Europe et aux États-Unis.

Dans les Andes, l’exploitation minière de l’or et du sel restait contrôlée par des sociétés étrangères. À Antioquia, les capitaux canadiens et américains contrôlaient la production, tandis que les mineurs colombiens mouraient de silicose ou dans des effondrements. À Boyacá, les ouvriers des salines de Zipaquirá étaient exploités par l’État et par des entrepreneurs privés, sans droits du travail, sans syndicats réels, sans voix.

Les chiffres du pillage entre 1900 et 1950 sont scandaleux : plus de 15 millions de tonnes de bananes exportées, principalement par la United Fruit Company, pour une valeur actuelle de 12 milliards de dollars, tandis que les paysans vivaient sans eau potable ni écoles, plus de 200 000 tonnes de caoutchouc amazonien, d’une valeur actuelle de plus de 6 milliards de dollars, extraites au prix du sang des indigènes du Putumayo.

À quoi s’ajoutent plus de 5 millions de tonnes de café, qui commençaient déjà à positionner la Colombie en tant que puissance exportatrice, sans que les petits producteurs ni les communautés rurales ne constatent de réelles améliorations.

L’or, le platine et les émeraudes ont continué d’affluer vers les États-Unis, l’Angleterre et la Suisse, avec au moins 8 000 tonnes d’or exportées pour une valeur estimée à 16 milliards de dollars.

L’exploitation du sel, du charbon, des bois précieux, du coton et du tabac s’est poursuivie dans le cadre d’une « économie d’enclave », où les profits étaient étrangers et les pertes colombiennes.

Au total, on estime qu’au moins 400 000 personnes sont mortes ou ont été déplacées au cours de la première moitié du XXe siècle en raison du travail forcé de la répression étatique, des massacres liés au travail, des maladies causées par l’abandon et la perte constante de territoire des communautés autochtones et afro-colombiennes.

Le drapeau avait changé et l’hymne était différent. Mais les morts étaient les mêmes.

De 1950 à ce jour

Le XXIe siècle a commencé avec du pétrole, de la cocaïne et du sang. Et la blessure n’est pas encore refermée.

À partir de 1950, la Colombie a cessé d’être uniquement une terre d’or, de café et d’émeraudes pour devenir un butin de guerre. Au nom du développement, de nouvelles multinationales sont arrivées, mais aussi de nouvelles formes d’expropriation. Les armes ont remplacé le fouet, mais le résultat a été le même : des populations déplacées, des forêts détruites, des millions de morts.

La violence partisane entre libéraux et conservateurs a fait plus de 300 000 morts entre 1948 et 1958. Puis sont venus les guérillas, les paramilitaires, le narcotrafic et la guerre totale. Plus de 9 millions de Colombiens ont été déplacés de force et au moins 450 000 civils ont été assassinés depuis 1960, selon la Commission de la Vérité. La plupart étaient des paysans, des indigènes, des Afro-Colombiens, des leaders sociaux. Les mêmes que d’habitude.

Pendant ce temps, les richesses naturelles continuaient leur route vers le nord : la Colombie a exporté plus de 4 milliards de barils de pétrole entre 1980 et 2023 avec des recettes brutes dépassant les 240 milliards de dollars, entre les mains d’Ecopetrol, mais aussi d’ExxonMobil, Oxy, BP et Chevron.

La mine de Cerrejón, dans la région de La Guajira, contrôlée pendant des décennies par Glencore et Anglo American, a exporté plus de 1,2 milliard de tonnes de charbon, pour une valeur cumulée supérieure à 70 milliards de dollars. Tout cela alors que les communautés wayuu mouraient de soif à quelques mètres de la mine.

La fièvre de l’or a repris avec des entreprises telles que Gran Colombia Gold, Zijin Mining et d’autres. Rien qu’entre 2010 et 2023, plus de 500 tonnes ont été extraites, pour un chiffre d’affaires estimé à 30 milliards de dollars, tandis que des milliers de mineurs informels sont morts sans contrat, et que les sources d’eau ont été empoisonnées au mercure.

Les plus belles émeraudes du monde continuent de provenir de Boyacá. Mais leur route est marquée par les mafias, le paramilitarisme et une violence qui a fait plus de 3 000 morts rien que dans les guerres des émeraudes des années 80 et 90.

Le pillage a changé de nom, mais pas de forme. Aujourd’hui, on l’appelle  « investissement étranger», mais les contrats continuent d’accorder des exonérations fiscales, des zones franches et des permis environnementaux express aux entreprises minières, énergétiques, forestières et même aux sociétés numériques qui extraient des données comme on extrayait autrefois de l’or.

Et tout cela alors qu’au moins 100 ethnies autochtones continuent d’être menacées d’extinction physique ou culturelle, selon l’Organización Nacional Indígena de Colombia (ONIC). Sur les 102 peuples autochtones reconnus, 35 ont déjà perdu plus de 50 % de leur territoire ancestral et plus de 30 % de leur population.

La carte a changé, le drapeau a changé, mais le dépouillement continue.

L’or a disparu, le sang est resté

Ils ont appelé cela une découverte, mais ce fut un assaut. Ils ont appelé cela une conquête, mais ce fut un extermination. Ils ont appelé cela une civilisation, mais ce fut un génocide. La Colombie n’a pas été découverte, elle a été violée. Et ce qui a suivi n’était pas un processus historique, mais un massacre soutenu, d’abord par l’épée, puis par les entreprises, et toujours dans l’impunité.

L’or des Muiscas, le sel des Tunebos, la sueur des Emberá, toute la vie des Zenúes. Tout a été arraché, fondu, vendu, exporté. Ce qu’ils n’ont pas emporté dans des bateaux, ils l’ont enterré dans des fosses communes. Ce qu’ils n’ont pas effacé par le feu, ils l’ont détruit par des lois. Et s’il restait quelque chose, ils l’ont exploité au nom du marché.

Aujourd’hui, en 2025, il y a encore des enfants wayuu qui meurent de soif, des chefs indigènes assassinés chaque semaine, des langues qui disparaissent sans que personne ne les écoute. Et dans les vitrines d’Europe, les bijoux fabriqués à partir de cet or volé continuent de briller. Le pillage n’a pas pris fin, il a simplement changé de nom. Ils ne viennent plus en caravelles, mais désormais en costumes verts de mineurs, sous couvert de traités de libre-échange et d’ONG déguisées en organisations humanitaires.

Mais la mémoire persiste. Dans chaque chant ancestral, dans chaque indigène, dans chaque mère qui défend sa cause, réside la dignité de ceux qui ne se sont pas rendus. Ils n’ont pas pu tous les tuer. Ils ne pourront pas les réduire au silence indéfiniment.

L’histoire de la Colombie ne se mesure pas en tonnes d’or. Elle se mesure en millions de vies piétinées par la Couronne espagnole, et en centaines de peuples qui résistent encore aujourd’hui. Et cet article, comme ceux qui suivront, n’est pas seulement un récit. C’est un acte de justice.

Le pillage a été mené au nom du roi, mais il a été accompli au prix du sacrifice et de l’extermination des peuples autochtones de Colombie…

 

Bibliographie et sources de référence 

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Traduction de l’espagnol, Ginette Baudelet

 

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