Cet article est le troisième volet d’une série de trois consacrés à des thématiques qui sont dans l’actualité de la non-violence. Après le premier consacré à l’Ecoféminisme et la non-violence, le second sur Pacifisme et non-violence, voici le troisième et dernier qui traite du Végétarisme et de la non-violence. Une version PDF de cet article est en lien en bas de page.
Un jour viendra où l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants et exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans des vitrines inspirera sans doute la même répulsion qu’aux voyageurs du XVIe ou du XVIIe siècle, les repas cannibales des sauvages américains, océaniens ou africains. [1]
Claude Lévi-Strauss (1908-2009)
Le végétarisme n’est pas une simple option alimentaire, il est un acte profondément éthique et politique, surtout quand il est lié à la non-violence. Refuser de manger des animaux (cette expression en elle-même prend déjà tout son sens, car il s’agit, en n’utilisant pas le mot « viande », de rappeler son origine vivante), c’est refuser de participer à une forme de violence systémique, à la fois contre les êtres sensibles que sont les animaux, mais aussi contre l’environnement et plus largement les peuples de cette Terre. Dans un monde où la destruction du vivant semble inexorable, où les violences écologiques et sociales se multiplient, adopter une alimentation végétarienne est un geste de cohérence et de résistance. Nous proposons ici de dénommer cette philosophie et pratique alimentaires éthiques reliées à une perspective politique et écologique, le « végétarisme non-violent ».
Aux sources du végétarisme éthique
La non-violence appliquée à l’alimentation ne date pas d’hier. Elle prend racine dans les grandes traditions spirituelles de l’Orient. Dans le jaïnisme, le bouddhisme et plus tardivement dans l’hindouisme, l’idéal d’ahimsa ou non-nuisance, implique de ne causer aucun tort aux êtres vivants. L’ahimsa (que Gandhi traduira par « non-violence » en 1919), signifie « le respect absolu, en pensée, en acte et en action, de l’intégrité physique de tout être vivant »[2]. Dans ces traditions orientales, l’ahimsa est envisagé comme une abstention de faire du mal et de tuer. Plus tard, sa signification évoluera en impliquant une éthique et une attitude proche de la bienveillance, de la bonté et du respect de toute vie.
Le végétarisme est l’un des piliers de la philosophie de la non-violence de Gandhi. Il découvre ce mode alimentaire lors de la lecture du livre de Henry Stephens Salt, Plaidoyer pour le végétarisme (1886), livre qu’il trouve dans un restaurant végétarien à Londres. « S’il peut être démontré que les hommes peuvent vivre tout aussi bien sans nourriture carnée, écrit Henry Salt dans cet essai, ou plutôt, à moins qu’il ne puisse être démontré que c’est le contraire (car la charge de la preuve doit toujours reposer sur ceux qui prennent sur eux la responsabilité de l’abattage en masse), il doit certainement sembler injustifiable, au nom de l’humanité, d’élever et de tuer des animaux à des fins purement culinaires. »[3] Dans son Autobiographie, Gandhi, fidèle au principe d’ahimsa, fait part de sa révolte contre la « cruauté » du culte hindou qui consiste à sacrifier des moutons et des agneaux au nom de la religion. « Jamais je ne consentirais à sacrifier au corps humain la vie d’un agneau, écrit-il. J’estime que moins une créature peut se défendre, plus elle a droit à la protection de l’homme contre la cruauté humaine. »[4]
Particulièrement sensible à la protection des vaches (qui est un principe central de l’hindouisme), Gandhi crée en avril 1925 l’Organisation panindienne de protection des vaches. Il considère comme « sublime » cette philosophie de la protection des vaches, car « elle place instantanément la création animale sur le même plan que l’homme, relativement à leur droit de vivre »[5]. « Pour celui qui croit en l’ahimsa, nous dit Gandhi, le fait de ne pas tuer des animaux est un devoir. »[6] Ce devoir moral implique une alimentation végétarienne pour « ne pas vivre au dépens des animaux ». Gandhi n’accorde que peu d’importance aux débats concernant la santé (à savoir que le régime végétarien permettrait d’éviter certaines maladies et d’être en meilleure santé). Ce qui prime avant tout, « pour rester fidèle au végétarisme », c’est « l’assise morale ». Au-delà des bienfaits personnels, il importe d’avoir un « objectif altruiste », explique Gandhi dans un discours prononcé à Londres le 20 novembre 1931 à la Vegetarian Society. Il insiste sur cette dimension morale du végétarisme en affirmant que « les fondements sur lesquels repose une association végétarienne, proclamant un principe végétarien, ne peuvent et ne doivent être que moraux »[7]. Le refus de tuer des animaux pour se nourrir est pour Gandhi une expression de la compassion universelle envers tout ce qui vit.
Il est à noter que si la question du respect de l’animal impliquant le refus de le manger est très présent dans les traditions orientales, on trouve de nombreuses références à cette éthique et cette pratique en Occident[8]. Parmi les philosophes de l’Antiquité grecque, Pythagore (580 – 495 av. J.-C.) est souvent considéré comme le « père du végétarisme »[9], bien qu’il semble qu’il ne pratiquait pas un végétarisme strict. Pendant très longtemps, en l’absence du mot « végétarien », les personnes qui s’abstenaient de manger de la viande étaient appelés « pythagoriciens »[10]. Ovide fait l’éloge des paroles « végétariennes » de Pythagore dans ses Métamorphoses.
D’autres philosophes de cette période abordent et défendent le végétarisme éthique, comme Empédocle (494 – 434 av. J.-C.), Théophraste (371-287 av. J.-C.), Ovide (43 av. JC – 18 ap. J.-C.), Sénèque (4 av. J.-C. – 65 ap. J.-C.), Plutarque (40-120 ap. J.-C.). Porphyre de Tyr (234 – 305 ap. J.-C.), philosophe néo-platonicien du IIIe siècle, élève de Plotin (205-270 ap. J.-C) et disciple de Pythagore, est l’auteur d’un important Traité de l’abstinence de manger des animaux [11] (271), probablement la première étude érudite sur le végétarisme éthique, oubliée pendant des siècles et redécouverte à la Renaissance. Défenseur des droits des animaux, Porphyre est convaincu que les animaux sont dotés d’une conscience et d’une mémoire, avec une capacité de planifier et de communiquer. Il estime que tuer un animal constitue un obstacle empêchant de progresser sur le plan spirituel.
Plus tard, des penseurs comme Rousseau, Voltaire, Léon Tolstoï ou Percy Shelley s’engageront dans un végétarisme éthique. Dans son Traité sur la tolérance (1763) publié à l’occasion de l’affaire Jean Calas, Voltaire insère dans ce plaidoyer pour l’humanité des réflexions sur la souffrance animale[12], en opposition avec Descartes et sa théorie de « l’animal-machine ». Dans L’Encyclopédie (1751-1772), à l’article « Viande », Voltaire passe en revue les motifs des philosophes qui s’abstiennent de manger de la viande.
Aux XIXe siècle, des théosophes, des naturistes, des mouvements anarchistes et spiritualistes développent des communautés végétariennes qui lient refus de la viande, désobéissance civile et transformation sociale. Ainsi, les phalanstères fouriéristes, comme ceux imaginés par Charles Fourier et expérimentés en France et aux États-Unis (notamment à La Réunion phalanstérienne en 1855), prônent une vie communautaire fondée sur l’harmonie avec la nature. Les colonies libertaires, comme celle de La Clairière de Vaux fondée en 1902 dans l’Yonne par des anarchistes, pratiquent une vie végétarienne, sans hiérarchie ni propriété privée. Outre-Atlantique, la Fruitlands community (1843), fondée par Amos Bronson Alcott[13] et Charles Lane dans le Massachusetts, était basée sur le véganisme, l’agriculture manuelle et le rejet de toute exploitation animale ou humaine. De même, des communautés spiritualistes comme les adventistes du septième jour ou les membres de la Bible Christian Church de William Cowherd (Angleterre, début du XIXe siècle), posent le végétarisme comme une exigence morale découlant de la foi et expérimentent une vie collective fondée sur la simplicité volontaire, le respect du vivant et l’autonomie alimentaire. Ces expériences, souvent marginales, mais inspirantes, articulent critique du capitalisme industriel, refus de la violence sous toutes ses formes, et aspiration à une société harmonieuse, fondée sur l’entraide plutôt que la compétition. Il est à noter que la première association végétarienne au monde, la Vegetarian society of Great-Britain a été fondée en 1847 par des chrétiens évangéliques. Deux ans plus tard, l’association publiait un journal mensuel The Vegetarian Messenger, distribué à 5 000 exemplaires. Étudiant en Angleterre, Gandhi y adhèra en 1889 et en devint un temps membre du comité exécutif.
Le végétarisme éthique et politique se développe également dans certains milieux anarchistes. En effet, l’anarchisme, en tant que critique radicale des rapports de domination, ne s’est pas limité aux sphères de l’État ou du capital. Il a aussi interrogé les formes d’exploitation invisibilisées dont celles de la domination de l’humain sur l’animal. Le végétarisme anarchiste s’inscrit ainsi dans une éthique de cohérence, refusant toute hiérarchie entre les vivants et toute logique de violence institutionnalisée, y compris dans l’assiette. Plusieurs figures de ce courant émergent au XIXe siècle : Louise Michel (1830-1905) établit une analogie entre l’exploitation de la classe ouvrière par la classe bourgeoise et l’exploitation brutale des animaux par les hommes. « Plus l’homme est féroce envers la bête, écrit-elle dans ses Mémoires (1886), plus il est rampant devant les hommes qui le dominent. »[14] Et elle rêve du jour où l’homme saura se passer de la viande parce que la science aura inventé des mets aussi nutritifs. Voltayrine de Cleyre (1866-1912), anarchiste féministe américaine, défend l’idée d’un mode de vie cohérent avec les idéaux de non-domination, et critique la consommation de chair animale comme incompatible avec une éthique libertaire. Henry David Thoreau (1817-1862) associe vie simple, refus de la violence et alimentation végétale. Élisée Reclus (1830-1905), géographe et penseur anarchiste, est un végétarien convaincu. Dans ses écrits[15], il dénonce la violence de l’abattage et appelle à une fraternité étendue à tous les êtres sensibles.
Léon Tolstoï (1828-1910), précurseur de la non-violence, anarchiste chrétien et maître à penser de Gandhi, est devenu végétarien en 1885 (après avoir été un adepte de la chasse-plaisir), sous l’influence de William Frey, un aristocrate russe qui avait fondé aux États-Unis des colonies rurales en tant que végétarien positiviste. Pour Tolstoï, tuer un animal pour se nourrir est moralement injustifiable, car c’est une forme de violence gratuite qui peut être évitée. Il considère en effet qu’aucune nécessité vitale ne justifie de tuer un être vivant sensible pour se nourrir. Il associe cette pratique à un refus de compassion, à l’endurcissement du cœur et à un aveuglement moral. Tolstoï voit dans la consommation de viande un acte de cruauté et une violation du principe fondamental de non-violence. Manger de la viande, nous dit-il, habitue l’homme à la cruauté, banalise le sang et affaiblit sa conscience morale. Dans son article La première étape[16] (1892), il affirme que « si l’homme cherche sérieusement et sincèrement la voie morale, la première chose dont il se privera sera la nourriture animale[17] ». Cette première étape est essentielle pour atteindre la vie morale car s’abstenir de manger de viande est la « première marche de l’escalier » vers une existence plus éthique.
Les principes du végétarisme non-violent
Refuser de tuer des animaux pour se nourrir repose sur plusieurs piliers éthiques : le premier est le refus de la domination. Le végétarisme s’oppose à une vision du monde fondée sur la hiérarchie des espèces, où l’être humain s’arroge le droit d’exploiter, d’enfermer, de tuer et de consommer les autres vivants. Il critique le spécisme, une idéologie bien ancrée dans nos cultures, qui postule que la vie d’un humain a plus de valeur morale que celle d’un animal, simplement en raison de son appartenance à une espèce. Ce refus de la domination s’inscrit dans une remise en cause plus large des logiques d’oppression : domination masculine, coloniale, raciale ou économique. De nombreux penseurs comme Peter Singer[18], Tom Regan[19] ou Carol J. Adams[20] ont montré que les mécanismes de justification de la violence à l’égard des animaux reprennent ceux de la marginalisation des humains dominés[21]. En s’opposant au spécisme, le végétarisme non-violent rejoint donc une lutte globale pour l’égalité, la justice et la reconnaissance du droit à l’existence de tous les êtres sensibles.
Le deuxième pilier est une éthique de la compassion. Les animaux sont des êtres sensibles, capables d’émotions, de plaisir, de douleur, et dotés d’intérêts propres à leur existence. La science a confirmé leur sensibilité à la souffrance physique et psychologique, ce qui implique une responsabilité morale de notre part. Le végétarisme invite à sortir de l’indifférence ou de la justification utilitariste (« ils sont faits pour être mangés ») pour reconnaître leur droit à vivre pour eux-mêmes. Adopter une posture de compassion, ce n’est pas seulement éviter de faire du mal : c’est aussi cultiver une bienveillance active, une attention au sort des autres vivants, et un engagement à réduire leurs souffrances autant que possible. Cette attitude ouvre à une éthique du soin, du lien, et de la responsabilité partagée dans le tissu du vivant. C’est une attitude de non-violence.
Le troisième pilier est une volonté de cohérence. Il ne suffit pas de réclamer la paix ou la justice entre humains si nos pratiques quotidiennes reproduisent violence et domination à l’égard des autres formes de vie. L’éthique de la non-violence ne peut s’arrêter aux frontières de l’humanité : elle appelle à étendre notre cercle de considération morale à tous les êtres sensibles. Continuer à consommer des produits issus de la souffrance animale, tout en dénonçant les violences sociales ou environnementales, relève d’un double discours. Cohérence ne signifie pas pureté ou perfection, mais alignement progressif entre valeurs et actes. Ce cheminement vers une vie plus juste implique une remise en cause personnelle et collective de nos habitudes, de nos traditions et de nos privilèges, dans une logique d’intégrité éthique et de transformation concrète.
De nombreux militant·es incarnent cette recherche de cohérence. Ainsi, Rosa Luxembourg, végétarienne convaincue, affirmait qu’elle avait honte de vivre de la mort d’autres créatures. Pour elle, l’amour du vivant ne se fragmentait pas selon les espèces. Plus récemment, des activistes politiques ou associatifs comme Aymeric Caron[22] ou Brigitte Gothière (cofondatrice de L214)[23] montrent que l’engagement pour les animaux peut se conjuguer avec les combats sociaux, écologistes et antiracistes. Au niveau collectif, des initiatives concrètes comme les cantines végétariennes militantes (par exemple celles du mouvement Extinction Rebellion ou d’Alternatiba) visent à incarner au quotidien une éthique non-violente en acte. Ces exemples montrent que cohérence ne signifie pas isolement ou dogmatisme, mais engagement concret, avec humilité et détermination.
Une brûlante actualité ou les raisons de l’urgence
Aujourd’hui, le végétarisme non-violent est porté par des urgences multiples : la souffrance animale de masse, la crise écologique et la justice sociale. Développons ces trois points :
La souffrance animale de masse : l’élevage industriel entasse, mutile, transporte et abat des milliards d’êtres vivants chaque année dans des conditions atroces. Les porcs vivent souvent toute leur vie sans jamais voir la lumière du jour, entassés dans des hangars surpeuplés. Les poules pondeuses sont confinées dans des cages où elles ne peuvent même pas étendre leurs ailes. Les veaux sont séparés de leur mère à la naissance pour la production laitière. Le gavage des canards pour le foie gras leur provoque des lésions hépatiques[24] douloureuses. Le transport vers les abattoirs s’effectue dans des camions surchauffés ou glacés, parfois sur de longues distances, sans eau ni pause. L’abattage lui-même, souvent mécanisé et rythmé par des cadences industrielles, ne garantit même pas toujours l’étourdissement des animaux avant leur mise à mort. Ces pratiques ont été documentées à de multiples reprises par des enquêtes de terrain réalisées par des associations comme L214[25], CIWF[26] ou PETA[27], révélant une banalisation de la souffrance, parfois illégale, mais surtout structurelle. Derrière la viande consommée quotidiennement, il y a une chaîne de production fondée sur la douleur et la dépossession d’êtres capables de ressentir et d’exister pour eux-mêmes.
La crise écologique : l’élevage est responsable d’environ 14,5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit plus que le secteur des transports selon la FAO. Cette production contribue également de manière majeure à la déforestation, notamment en Amazonie, où des millions d’hectares de forêts sont détruits chaque année pour cultiver du soja destiné à l’alimentation animale. L’élevage intensif pollue aussi les eaux par les déjections animales, les antibiotiques et les produits chimiques, affectant rivières, nappes phréatiques et zones littorales (zones mortes). Il est l’une des causes principales de la perte de biodiversité, par destruction des habitats naturels, surpâturage, et monocultures associées aux fourrages. Les rapports du GIEC et de la FAO appellent à réduire massivement la consommation de produits animaux, insistant sur le fait que la transition vers des systèmes alimentaires plus végétaux est indispensable pour respecter les limites planétaires et lutter contre le changement climatique. Le système agroalimentaire mondial, tel qu’il est organisé aujourd’hui, est donc non seulement insoutenable, mais aussi incompatible avec une planète vivable à long terme.
La justice sociale : l’élevage monopolise les terres, l’eau et les céréales pour nourrir les animaux plutôt que les humains, aggravant la faim et les inégalités. Environ 77 % des terres agricoles mondiales sont consacrées à l’élevage (pâturages et cultures fourragères), alors que celui-ci ne fournit que 18 % des calories consommées dans le monde. Des millions de tonnes de céréales (maïs, soja, blé) sont utilisées pour nourrir des animaux d’élevage dans les pays riches, tandis que des populations humaines manquent de nourriture dans ces mêmes régions productrices, notamment en Amérique latine, en Afrique ou en Asie. Cette logique contribue à une concurrence inégale pour les ressources, à l’accaparement des terres par des multinationales, et à l’expulsion de petits paysans. Par ailleurs, l’élevage intensif emploie souvent des travailleurs précaires ou migrants dans des conditions indignes, notamment dans les abattoirs, révélant une violence économique et sociale à plusieurs niveaux. Ainsi, adopter un régime végétarien ne relève pas seulement d’un choix en faveur des animaux ou de la planète, mais aussi d’un acte de solidarité envers les plus pauvres et les plus vulnérables du système alimentaire mondial. Dans cette perspective, il est parfaitement en adéquation avec le principe de non-violence, en tant que lutte éthique contre tous les systèmes qui produisent de l’injustice sur cette terre.
Controverses et résistances
Malgré les éléments que nous venons d’évoquer, le végétarisme, y compris parmi celles et ceux qui se réclament de la non-violence, rencontre encore des résistances. Examinons-en quelques-unes :
– Des objections classiques : « les plantes aussi souffrent », « l’homme est omnivore », « c’est culturel ». Autant d’arguments qui, examinés de près, révèlent souvent des dénis de responsabilité ou des peurs identitaires. L’idée que « les plantes aussi souffrent » repose sur une confusion entre sensibilité biologique (réactions aux stimuli) et conscience sentiente (capacité à ressentir douleur et plaisir). Or, à ce jour, rien ne permet d’affirmer que les plantes disposent d’un système nerveux ou d’une conscience comparable à celle des animaux. Dire que « l’homme est omnivore » signifie simplement qu’il peut digérer des aliments d’origines variées, non qu’il doit manger de la viande pour vivre : de nombreuses études scientifiques montrent qu’un régime végétarien équilibré est parfaitement compatible avec une bonne santé. Enfin, l’argument culturel masque souvent un attachement émotionnel ou identitaire à certaines traditions. Mais toutes les cultures évoluent : l’excision, l’esclavage ou la peine de mort ont aussi été longtemps justifiés par la culture. Ce n’est pas parce qu’une pratique est ancienne qu’elle est juste. Répondre à ces objections avec bienveillance, mais fermeté est essentiel pour sortir du déni, ouvrir le débat, et faire de l’éthique un espace vivant de transformation.
– Des blocages psychologiques et culturels : manger de la viande est souvent lié à la virilité, à la tradition, au confort. Dans de nombreuses cultures, la consommation de viande est associée à la force, à la réussite sociale et à la masculinité. Refuser la viande, c’est parfois être perçu comme efféminé, fragile ou déviant. Cette dimension identitaire rend difficile le changement alimentaire, car il touche à l’image de soi et aux normes sociales. Les repas de fête, les traditions familiales ou les habitudes culinaires jouent aussi un rôle important dans la résistance au changement.
Pierre Bourdieu a montré que nos goûts alimentaires sont aussi des produits sociaux : les classes populaires privilégient souvent une alimentation « nourrissante » et riche en viande, perçue comme synonyme d’abondance et de virilité, tandis que les classes favorisées valorisent davantage les aliments dits « sains » ou « légers ». Considérant que le goût est un marqueur social, il écrit dans La distinction (1979) : « Le goût classe, et il classe celui qui classe. »[28] Ce que l’on mange n’est donc pas qu’un choix individuel : c’est un fait social, lié à la position que l’on occupe dans la société et aux représentations symboliques qui y sont attachées. Pour faire évoluer les pratiques, il ne suffit donc pas d’argumenter rationnellement : il faut aussi transformer les normes collectives et proposer des récits positifs, désirables, de l’alimentation végétarienne.
– Un risque de dogmatisme : certains végétariens, convaincus par la justesse de leur choix, peuvent adopter un discours moralisateur, voire culpabilisant à l’égard de celles et ceux qui n’ont pas encore franchi le pas. Ce zèle, bien que nourri par la sincérité, peut devenir contre-productif. Il alimente l’image d’un végétarisme rigide, excluant, voire élitiste, et peut susciter rejet ou hostilité. Or la non-violence s’applique aussi dans la manière de convaincre : elle implique écoute, patience, compréhension des résistances, et capacité à dialoguer sans juger.
Si l’on se réfère à Tolstoï que nous avons évoqué plus haut, nous constatons que sur la question du végétarisme Tolstoï ne moralise pas de façon autoritaire. Lui-même n’a pas toujours été végétarien, il peut donc comprendre pourquoi ses contemporains ne sont pas encore dans cette démarche exigeante. Il part de son propre cheminement pour montrer que le végétarisme n’est pas une fin en soi, mais une étape qui procède d’une prise de conscience. Il invite chacun à ouvrir les yeux sur ce qu’implique vraiment de manger de la viande et à se poser une question simple : « Est-ce nécessaire ? ». Ainsi, il ne s’agit pas d’imposer une norme morale, mais de semer des graines de réflexion, en laissant à chacun le temps de mûrir son cheminement. En ce sens, la parole végétarienne gagne à être incarnée avec douceur, cohérence et humilité. Une parole non-violente.
Vers une culture de la non-violence élargie
Le végétarisme non-violent est assurément un chemin d’émancipation. Il propose de faire de l’alimentation un acte politique : chaque repas est une décision sur le monde que nous voulons construire. En effet, manger n’est jamais neutre, c’est valider ou contester un système agro-industriel fondé sur l’exploitation et la destruction du vivant. Choisir un repas végétarien, si possible issu de produits locaux, c’est voter pour un modèle plus juste, plus durable, plus respectueux des êtres vivants et des écosystèmes. L’assiette devient alors un lieu de résistance quotidienne, un levier concret pour affirmer des valeurs de justice, de sobriété et de solidarité. Faire de l’alimentation un acte politique, c’est ainsi conjuguer le souci de soi, des autres et du monde, à chaque bouchée.
Acte politique de résistance, le végétarisme non-violent implique aussi la construction d’alternatives : agriculture végétale, AMAP, cuisines collectives, cantines éducatives, permaculture, mouvements de souveraineté alimentaire. Face à l’industrialisation de l’alimentation, de nombreuses initiatives locales et citoyennes expérimentent d’autres manières de produire, de cuisiner et de partager la nourriture. Les AMAP (Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne) permettent de créer un lien direct entre producteur·ices et consommateur·ices, tout en soutenant une agriculture paysanne et respectueuse du vivant. Les cantines éducatives végétariennes sensibilisent dès le plus jeune âge à une alimentation saine et éthique. La permaculture, en valorisant la biodiversité et l’autonomie, propose un modèle agricole soutenable, à rebours du modèle productiviste. Les cuisines collectives et les coopératives alimentaires permettent aussi de se réapproprier l’acte de cuisiner comme un geste solidaire, convivial et politique. Enfin, les mouvements de souveraineté alimentaire, comme ceux portés par La Via Campesina et différents courants altermondialistes, défendent le droit des peuples à décider de leur alimentation, contre les logiques d’appropriation, d’uniformisation et de dépendance. Toutes ces alternatives esquissent les contours d’une culture nourricière fondée sur la justice, la coopération et la responsabilité.
Enfin, il est important de souligner que le végétarisme non-violent entend s’inscrire dans des luttes plus larges : féminisme, antiracisme, anticapitalisme, décolonisation des imaginaires… Tous ces combats sont traversés par la question de la violence systémique. Le spécisme, comme le sexisme, le racisme ou le classisme[29], repose sur la fabrication de hiérarchies arbitraires et sur la naturalisation de l’infériorité de certains groupes pour justifier leur exploitation. Plusieurs penseuses, comme Carol J. Adams dans La politique sexuelle de la viande[30], ont montré les liens entre domination patriarcale et consommation carnée, associant viande, virilité et pouvoir. De même, des auteurs décoloniaux dénoncent l’imposition d’un modèle alimentaire occidental destructeur des cultures et écosystèmes du Sud global. Le combat pour la justice alimentaire rejoint donc celui pour la justice sociale, environnementale et culturelle. Décoloniser les imaginaires alimentaires, c’est remettre en cause la centralité de la viande, de la performance, de la domination, et ouvrir la voie à une écologie des relations fondée sur la solidarité, le respect et l’humilité. Ainsi, le végétarisme non-violent s’intègre dans un horizon plus large d’émancipation collective, où le refus de la violence devient le socle commun des luttes transversales.
Le végétarisme non-violent n’est ni un luxe de bourgeois ni une morale punitive. C’est un geste qui se veut à la fois radical et joyeux. C’est un refus de participer à l’engrenage de la souffrance et donc une manière d’habiter le monde avec respect. Dans un temps de basculement, il incarne, osons-le mot, une espérance : celle d’un monde où la puissance ne se définit plus comme la capacité à détruire, mais comme l’aptitude à coexister en paix avec tout le vivant, avec tous les humains comme les animaux. Il ne s’agit pas d’une posture de pureté individuelle, mais d’un engagement collectif vers plus de justice. Le végétarisme, en ce sens, est un terrain d’apprentissage de la non-violence, à travers nos choix, nos relations, nos luttes, nos doutes aussi car la non-violence appelle questionnements, remises en cause, réflexions sur soi et parfois tentation du découragement. Il appelle à une conversion du regard sur les animaux, à une attention au vivant sous toutes ses formes, et à une capacité à remettre en cause les habitudes qui nous éloignent de notre responsabilité envers les autres et plus largement tout le vivant. C’est une invitation à changer de régime — au double sens du terme : alimentaire et politique ! En adoptant cette voie, chacun·e peut contribuer, à sa mesure, à desserrer l’étau de la violence structurelle qui enserre notre monde. Non pour se mettre à part, mais pour tisser d’autres liens, nourrir d’autres récits (alternatifs à l’idéologie dominante), et ouvrir d’autres chemins porteurs d’une paix dans la justice avec tout le vivant.
Notes
1 Claude Lévi-Strauss, Nous sommes tous des cannibales, Seuil, 2013.
2 Dictionnaire de la sagesse orientale, Robert Laffont, 1989, p. 8.
3 Henry Salt, A plea for vegetarism and others essays, Manchester, Vegetarian Society, 1886, p. 10
4 M.K. Gandhi, Autobiographie, PUF, p. 297.
5 Navajivan (20 avril 1924), « La protection des vaches », in M.K. Gandhi, Sauver les vaches des abattoirs, Payot-Rivages, 2018, p. 29.
6 Ibid, p. 28.
7 M.K. Gandhi, Discours à la Vegetarian Society (20 novembre 1931), in Gandhi, Du végétarisme, Payot-Rivages, 2018, p. 27.
8 Voir Élisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes : la philosophie à l’épreuve de l’animalité, Fayard, 1998.
9 Par contre, il est à noter que Aristote et les stoïciens subordonnent les bêtes à l’homme au nom d’une hiérarchie entre les vivants.
10 Jean-Jacques Rousseau écrit dans Julie ou la nouvelle Héloïse : « Quoique sensuelle et gourmande dans ses repas, elle n’aime ni la viande, ni les ragoûts, ni le sel, et n’a jamais goûté de vin pur. D’excellents légumes, les œufs, la crème, les fruits ; voilà sa nourriture ordinaire, et sans le poisson qu’elle aime aussi beaucoup, elle serait une véritable pythagoricienne. » (Quatrième partie, lettre X).
11 Porphyre, De l’abstinence, 3 tomes, Les Belles Lettres, 1977, 1979, 1995.
12 Ces réflexions se trouvent dans la note 73 du chapitre XII du Traité de la tolérance.
13 Amos Bronson Alcott (1799 – 1888), enseignant, écrivain et philosophe américain de l’école transcendantaliste, influencé par les Quakers et proche de Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau.
14 Louise Michel, Mémoires, Maspéro, 1979, p. 91.
15 Elisée Reclus, A propos du végétarisme (1901), Ed. Bartillat, 2020.
16 Le texte La première étape a été publié en 1892 dans la revue moscovite Question de philosophie et de psychologie et a servi de préface à l’ouvrage d’Howard Williams, The ethic of diet (1892). Il a été traduit en français par Ely Halperine-Kaminsky et publié sous le titre « Les mangeurs de viande » en 1895 dans l’ouvrage Plaisirs cruels.
17 Les mangeurs de viande (1892), Plaisirs cruels, Bibliothèque Charpentier, 1895, p. 121.
18 Peter Singer, La libération animale (1975), Payot et Rivages, 2012.
19 Tom Regan, Les droits des animaux (1983), Éditions Herman, 2013.
20 Carol J. Adams, La politique sexuelle de la viande, une théorie critique féministe végétarienne (1990), Le Passager Clandestin, 2025.
21 Voir notre article « Panorama de la pensée antispéciste », revue Alternatives Non-Violentes, n° 215, juin 2025.
22 Aymeric Caron, No steack, Fayard, 2013 et Antispéciste, Don Quichotte Editions, 2016.
23 Voir l’entretien récent de Brigitte Goethière dans la revue Alternatives Non-Violentes, n° 215, juin 2025, p.
24 Différentes atteintes du foie causées par un mécanisme contondant ou pénétrant.
25 L214 est une association de défense des animaux utilisés comme ressources alimentaires (viande, lait, œufs, poissons). www.l214.com
26 CIWF signifie Compassion in Word Farming. C’est une ONG internationale créée en Angleterre en 1967. www.ciwf.fr
27 PETA signifie Pour une Éthique dans le Traitement des Animaux. www.petafrance.com
28 Pierre Bourdieu, La distinction : critique sociale du jugement, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 14.
29 Le classisme est une discrimination fondée sur l’appartenance ou la non-appartenance à une classe sociale, souvent basée sur des critères économiques. (Wikipedia).
30 Déjà cité plus haut.









