Mohamed Lassouani, originaire de Tlemcen (Algérie), a déserté l’armée française où il était incorporé en tant qu’appelé pour rejoindre le Vietminh pendant la guerre d’Indochine. Il raconte (1) que c’est Omar Challaâl, surnommé le Tigre, un proche de Kateb Yacine, qui ramena un jour le charismatique auteur de Nedjma au centre de formation de Sidi Fredj où le vétéran de la guerre d’Indochine était gardien.

Kateb Yacine avait parlé à son ami Omar Challaâl de son projet de travailler pour le théâtre sur le peuple vietnamien à travers l’hommage qu’il voulait rendre à son dirigeant Ho Chi Minh. Or, il ne parvenait pas à mesurer le sens de cet objet que sont les sandales de caoutchouc dans la symbolique de l’égalitarisme révolutionnaire vietnamien. Omar Challaâl lui confia alors qu’il connaissait quelqu’un qui pouvait lui fournir des explications. Les présentations sont faites. Mohamed Lassouani témoigne : « On a passé trois mois, Kateb Yacine et moi, à parler. Il m’a demandé de lui expliquer ce que signifiait l’homme aux sandales de caoutchouc » Mohamed Lassouani lui apprend que, durant la révolution au Vietnam « depuis le dernier des gamins jusqu’au président Ho Chi Minh, tout le monde était chaussé de sandales de caoutchouc. ». Ho Chi Minh était connu pour son humilité et la sobriété de sa vie de leader révolutionnaire. Comme Ghandi, il était naturellement simple, ce qui augmentait le respect et l’affection que les siens lui portaient. Si, pendant la guerre d’Indochine, ses soldats et lui-même portaient ces sandales, c’est aussi grâce à un détail qui relève d’un trait de génie. Les vietnamiens récupéraient les pneus de camions ennemis usés et y taillaient des sandales. Ces chaussures sont devenues mythiques pour symboliser les temps héroïques de la résistance. « Ces sont les bottes de sept lieues des contes de fées. Ce sont aussi les bottes magiques du génie du sol qui permettent à son propriétaire d’aller n’importe où », aurait-il dit.

Lorsque Kateb Yacine s’est rendu au Vietnam, son interprète lui a demandé s’il connaissait Mr Lassouani. Kateb lui répondit que oui. Alors, elle lui rétorqua : « Eh bien, c’est lui aussi l’homme aux sandales de caoutchouc. »

A son retour en 1970 du Vietnam où il séjourna 3 ans, un an après le décès de Ho Chi Minh, Kateb Yacine remet le manuscrit de « L’Homme aux sandales de caoutchouc » à son éditeur (Le Seuil). Nous sommes en pleine guerre du Vietnam. Le mouvement planétaire contre l’agression américaine du pays de Ho Chi Minh et de solidarité avec les Vietnamiens battait son plein. La pièce est jouée fin 1971 en français sur la scène lyonnaise en France sous la direction de Marcel Maréchal. Même les critiques les moins favorables reconnaissent la force lyrique du verbe de Kateb Yacine lorsqu’il évoque la résistance.

La même année, elle est jouée en arabe à Alger, traduite par Benguettaf, mise en scène par Mustapha Kateb.

Ni l’une ni l’autre des mises en scène n’aurait satisfait Kateb Yacine. La première aurait, selon lui, donné peu de relief à l’aspect politique, et la seconde, jouée dans une langue trop littéraire n’aurait présenté que la moitié du texte. En Algérie, la pièce a été retransmise à la télévision.

C’est donc après avoir séjourné 3 ans au Vietnam, un séjour qui lui aurait permis de parfaire sa conception de la lutte des classes en situation coloniale, qu’a germé en lui cette œuvre théâtrale. Dans une interview donnée à Alger Actualités en mai 1970, Kateb Y définit ainsi sa conception du théâtre politique : « Ce que j’entends par théâtre politique, c’est un théâtre qui sort des sentiers battus du théâtre traditionnel, qui ne prend à ce dernier que sa forme dialoguée, les chœurs, certains moyens techniques, mais qui volontairement sacrifie le côté dit culturel à la politique proprement dite et plonge au cœur des événements. »

Du théâtre politique donc, théâtre populaire exaltant la résistance du peuple vietnamien à tous les envahisseurs, et glorifiant Ho Chi Minh et sa lutte acharnée contre l’impérialisme. En 8 épisodes, allant de l’alliance des féodaux vietnamiens avec la Chine pour exploiter les paysans jusqu’à l’offensive des Viêt-Cong en 1966, la pièce s’attaque à la guerre du Vietnam dans laquelle l’auteur voit le combat exemplaire des peuples opprimés contre l’occident impérialiste.

Le ton épique du récit le dispute à la satire de la bêtise des chefs militaires notamment français et américains. Y figure un défilé carnavalesque des chefs du corps expéditionnaire français, De Lattre, Salan et Massu, pour laisser place à Kroutchev, Staline, Engels, Marx, Lenine, Mao, Johnson, Nixon…

En dénonçant la guerre du Vietnam, Kateb Yacine évoque aussi d’autres combats, d’autres guerres de libération et notamment la question palestinienne dont il fera, quelques années ans plus tard, la matière d’une autre de ses œuvres, La guerre de 2000 ans.

Chronique de Abida Dialou

1) Entretien avec Mohamed Lassouani filmé par Khaled Galinari le 10 janvier 2012 a Alger, visible sur le site socialgérie de Sadek Hadjerés.  https://www.socialgerie.net/spip.php?article266