En tant qu’humanistes, nous essayons de contribuer à ce que toutes les personnes puissent vivre dans un environnement non violent. Cette fois-ci, nous voulons aborder une question spécifique, en prenant l’exemple de la Bolivie, où la violence à l’égard des femmes est un problème majeur qui touche tous les secteurs sociaux et qui est présent dans de nombreux autres pays. Nous entendons par violence de genre « toute violence à l’encontre d’une femme, du seul fait qu’elle est une femme » [1].

Par Javier Cabero

Nous cherchons à contribuer de diverses manières à la résolution de la situation décrite , ainsi qu’à celle d’autres formes de violence. Dans le cas qui nous occupe aujourd’hui, la violence de genre, nous considérons que seules des solutions radicales permettront d’éliminer ce type de violence, une réalisation qui influencerait en même temps, et de manière décisive, la transformation du système de croyances et de représentations qui façonnent, modèlent, le type de société dans laquelle nous vivons localement et internationalement, basé sur la violence, la rendant ainsi immanente.

Avant de partager notre proposition d’action, il convient de clarifier conceptuellement ce que nous entendons par « solutions radicales ». Par le terme « radical », nous ne proposons pas d’appliquer à ceux qui agressent les femmes des sanctions telles que la peine de mort, la castration, l’emprisonnement à vie ou d’autres mécanismes similaires que certains secteurs proposent. Rien n’est plus éloigné de notre pensée qui considère que la violence engendre plus de violence.

Notre proposition est très différente. Le terme « radical » vient du latin “radix” qui signifie « racine ». Dans notre cas, nous considérons que la véritable solution consiste à éliminer – par la procédure – « à la racine » les causes de la violence de genre, qui ne sont autres que la « naturalisation de la violence » et la « réification » [2], conduisant à un processus d’aliénation qui pousse de nombreux hommes à agresser psychologiquement et physiquement les femmes. Ces processus d’aliénation sont générés et renforcés par différents moyens et sources : les croyances religieuses, les jeux conventionnels et électroniques, les jouets (fusils, épées, etc.), l’école, les réseaux sociaux et une grande partie des « médias qui génèrent un phénomène “mimétique” de la violence, c’est-à-dire que de plus en plus de personnes reproduisent la violence qu’elles voient dans les médias pour satisfaire leur besoin de protagonisme ».

Ainsi, nous vivons littéralement immergés dans des actions et des messages qui promeuvent la violence, dans certains cas de manière subtile, dans d’autres ouvertement. Dès le plus jeune âge, on nous apprend que les petits hommes ne pleurent pas et qu’ils doivent résoudre leurs désaccords avec leurs pairs en se battant à coups de poing. Après l’adolescence, ils sont obligés d’apprendre à tuer, parce qu’ils doivent faire leur service militaire, contraints par la législation en vigueur et la pression sociale.

Il semblerait que la violence soit intrinsèque à l’être humain. Ce n’est pas le cas, nous les humains ne sommes pas violents de manière innée, comme le démontre la science. Il existe par exemple la Déclaration de Séville [3], promue par l’UNESCO et rédigée par 19 scientifiques de différents pays, qui affirme : « Il est scientifiquement incorrect de dire que l’homme a un cerveau violent. Rien dans notre neurophysiologie ne nous oblige à réagir violemment. Pour sa part, Alice Miller, universitaire mondialement reconnue pour ses recherches sur l’influence de la violence dans l’enfance, affirme que « la reproduction de la violence est due au fait que les maltraitances subies dans l’enfance sont conservées en permanence dans le cerveau, comme une marque indélébile, qui incite, à l’âge adulte, à prendre une part active à la violence contre d’autres êtres innocents » [4], développant ainsi ce que Miller appelle « la compulsion de répétition ». Qui est maltraité, maltraitera. L’Académie des sciences des États-Unis affirme qu’« un tiers des enfants qui ont été maltraités ou exposés à la violence parentale deviennent des adultes violents ».

En synthèse, la violence s’apprend, elle est enseignée de telle sorte qu’elle est normalisée, voire perçue, comme positive. Un exemple est le fait que des fouets en cuir brut sont vendus sur les marchés de Tarija, la ville où je vis. Lorsque l’on demande aux vendeurs et aux acheteurs à quoi servent ces fouets, ils répondent : « à éduquer les enfants », « pour que les enfants soient de bonnes personnes ». Ils pensent et agissent ainsi parce qu’ils ont eux-mêmes été battus dans leur enfance, reproduisant ainsi le modèle de comportement décrit par Miller et Segato.

Notre approche est orientée vers la réduction, et mieux encore, l’élimination des causes de la violence, parmi lesquelles la construction sociale des mécanismes de domination et de soumission, ainsi que la naturalisation de la violence, afin que les gens cessent de la considérer comme utile et nécessaire. Une approche qui diffère de celle appliquée actuellement en Bolivie par la loi 348, qui se focalise uniquement sur la punition des effets de la violence. Les agresseurs de femmes sont punis par des peines de prison, en supposant que, par crainte de cette sanction punitive, les agresseurs potentiels éviteront d’agir violemment, puisqu’il s’agit apparemment d’une mesure exemplaire. L’approche décrite n’est pas efficace pour les raisons suivantes :

  • Il s’agit d’une approche a posteriori. Elle agit sur des cas d’agression qui ont déjà eu lieu, intervenant après que les femmes ont été battues, assassinées ou violées, laissant de profondes cicatrices sur les victimes et leur environnement familial.
  • Les entités étatiques sont profondément patriarcales dans l’exercice de leurs compétences, même lorsqu’elles comptent de nombreuses femmes aux postes de commande. En même temps, il y a beaucoup de corruption, ce qui fait que la plupart des affaires judiciaires ne sont pas jugées ou prennent plusieurs années avant d’être jugées.
  • L’effet « démonstration » de l’emprisonnement des agresseurs a peu d’impact, car les auteurs savent qu’ils ont de grandes chances de rester impunis, en raison des caractéristiques du système judiciaire décrites plus haut.

Les résultats obtenus par cette approche sont déplorables, si l’on se base sur les données suivantes :

  • Au cours de la première année de mise en œuvre de la loi 348 sur la violence  fondée sur le genre, soit en 2013, 13 314 plaintes ont été déposées pour violence familiale. En 2024, le nombre de plaintes est passé à 50 325 [5].
  • En ce qui concerne les féminicides, le panorama judiciaire est bien sombre. Le ministère public a enregistré un total de 1 184 féminicides au cours de la période 2013-2024, mais seuls 349 d’entre eux ont abouti à une condamnation, laissant 799 cas dans les limbes judiciaires. Cela signifie que seul un procès pour féminicide sur quatre aboutit à une condamnation. A cela s’ajoute le fait qu’il existe des juges qui relaxent les accusés de leur culpabilité, et même, libèrent des personnes déjà condamnées, voire même incarcérées [6].
  • Depuis 2012, date d’entrée en vigueur de la loi 243 contre le harcèlement et/ou la violence politique, jusqu’en décembre 2022, 538 plaintes ont été enregistrées, dont seulement 6 ont été sanctionnées et 10 sont devenues des décisions exécutoires, selon les données du Conseil de la magistrature [7].

En conclusion, les femmes en Bolivie sont confrontées à un système judiciaire remarquablement injuste, insensible à la douleur, corrompu, et donc inefficace et inefficient dans la préservation de leurs droits à mener une vie exempte de violence.

Compte tenu de cette situation, nous souhaitons contribuer au processus de développement et de mise en œuvre d’une approche alternative qui permettra d’agir efficacement sur les causes de la violence en de réduisant son influence ; nous précisons que nous n’avons pas l’intention d’éliminer la loi 348 et que, en tout état de cause, si une éventuelle réforme devait avoir lieu, avec l’apparence d’être productive, nous soutiendrons un tel processus, dans la mesure de nos possibilités.

À cette fin, nous prendrons contact avec des acteurs clés, tels que des activistes, des étudiants et des professeurs d’université, en particulier dans le domaine des sciences humaines et d’autres groupes, afin de générer un processus de réflexion avec eux sur l’efficacité et la durabilité de l’approche punitive, par rapport à celle des « solutions radicales » ; nous chercherons ensuite à les motiver et à les former à la mise en œuvre de notre approche humaniste.

 

Notes

[1] Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. 2011

[2] Concept élaboré par Herbert Marcuse pour décrire la chosification croissante que la société capitaliste engendre, tant chez les êtres humains que dans la nature, transformée en « choses » destinées à être utilisées, jetées et remplacées. La réification, en chosifiant les relations sociales, conduit à l’aliénation et normalise la violence et l’agression à l’égard des « choses ».

[3] Déclaration de Séville https://www.redalyc.org/pdf/805/80519211.pdf

[4]    Cf   « Pour votre bien » , « Le savoir hors-la-loi » , « Sauvez votre vie »

[5] https://www.swissinfo.ch/spa/la-fiscal%C3%ADa-de-bolivia-registr%C3%B3-50.325-casos-de-violencia-de-g%C3%A9nero-durante-2024/88673217

[6] https://www.swissinfo.ch/spa/bolivia-recaptura-a-2-sentenciados-por-feminicidio-liberados-por-juez/47328166

[7] https://www.coordinadoradelamujer.org.bo/observatorio/index.php/tematica/3/destacado/3/registro/231

 

Traduit de l’espagnol par  Ginette Baudelet