La confiance est le fondement invisible d’un pays. Elle soutient tout : l’État de droit, l’économie, la coexistence démocratique. Lorsque la confiance est rompue, ce n’est pas seulement un lien symbolique qui est tranché : c’est toute la structure sur laquelle repose la vie communautaire qui s’effondre. Et le Chili érode ce fondement depuis des années sans vouloir l’admettre, même si la réalité le démontre chaque jour.

Le récent épisode impliquant les parlementaires Cristián Araya et Matías Walker, qui ont admis sans vergogne avoir reçu 1,7 million de pesos de Sergio Yáber, le conservateur du cadastre de Puente Alto, impliqué dans l’affaire de la « poupée biélorusse », est un signe de plus, sans équivoque, de la décadence publique qui a effacé toute frontière entre comportement contraire à l’éthique, immoralité et criminalité pure et simple.

Cette décadence civique ne s’est pas produite du jour au lendemain. Elle a mûri pendant des années au sein d’un écosystème politique qui a normalisé la protection des entreprises, les faveurs réciproques, les accords tacites et l’opacité dans la nomination des principaux responsables : juges de la Cour suprême, juges des cours d’appel, procureurs nationaux et régionaux, notaires, officiers d’état civil et fonctionnaires. L’élite politique et juridique s’est de plus en plus retranchée dans une logique d’autoprotection qui a fini par effacer toute limite. Ce qui était autrefois une faute éthique est devenu une pratique courante. L’immoralité a été justifiée au nom du « jugement politique ». Et les crimes ont commencé à être dissimulés sous le couvert de simples « erreurs ».

Dans ce contexte, il est pertinent de se demander si le Chili ne s’apprête pas à conclure un pacte similaire à celui de 2015, lorsque le procureur national, Jorge Abbott, fut nommé dans le but concret de mettre fin aux enquêtes sur le financement illégal des campagnes électorales, et que le directeur du Service des impôts (SII) quitta afin d’éviter que de nouvelles plaintes ne viennent perturber le bon fonctionnement du pays. Le système “argent et politique » fut alors quasiment anéanti. Dans la plupart des cas, il fut décidé de ne pas poursuivre les affaires, et lors du plus long procès de l’histoire récente, deux juges avancèrent des arguments tout à fait grotesques : ils affirmèrent que Pablo Longueira n’avait pas agi en tant que fonctionnaire car il avait négocié une disposition légale favorable à une entreprise en utilisant sa messagerie personnelle et non celle du Sénat. Cette justification illustre de façon frappante le degré d’immoralité qui caractérise une grande partie du pouvoir au Chili.

Le problème n’est pas seulement éthique, il est structurel. Lorsque les autorités franchissent simultanément la ligne rouge entre l’éthique, l’immoralité et le crime, elles sapent l’état de droit de l’intérieur, en fragilisent les fondements et érodent sa légitimité. Et lorsque l’état de droit s’affaiblit, la confiance disparaît. Sans confiance, il n’y a ni investissement, ni innovation, ni croissance, ni stabilité, ni coexistence démocratique. Le risque pays réside dans la dégradation morale de ceux qui devraient protéger les institutions, et non les instrumentaliser à leur profit. Aujourd’hui, le risque pays se mesure à l’aune de la confiance.

Rares sont ceux qui osent dénoncer ce déclin public. C’est pourquoi la voix de l’archevêque Fernando Chomali est si précieuse. Il a écrit : « Jeunes gens, je vous demande pardon pour le pays que nous vous avons laissé. La corruption, le trafic d’influence et l’impudence sont à l’origine de vos difficultés à étudier, à construire votre avenir et à garder espoir. Ils sont aussi la cause du discrédit de la politique. C’est douloureux ! »

C’est douloureux, oui. Mais c’est encore plus douloureux de constater que cette honnête autocritique est l’exception, et non la règle. Les voix des partis politiques, des associations professionnelles, des chefs d’entreprise et des travailleurs manquent cruellement ; tout comme celle de la société civile, occultée par l’affaire des « fondations ».

Le Chili n’a pas seulement perdu la confiance : il a perdu son sens moral. Et lorsqu’un pays perd son sens moral, il perd aussi sa capacité à se projeter dans l’avenir. La dégradation éthique n’est pas un débat moralisateur : c’est le plus grand risque politique, économique et social de notre époque. Car lorsque les élites perdent leur conscience morale, le pays perd le cap.

 

Traduction, Evelyn Tischer