Auréolé du « prix Nobel d’économie » 2025, Philippe Aghion est invité sur tous les plateaux pour faire l’éloge du néolibéralisme. Problème : ce prix n’est pas un vrai Nobel et il est tout sauf un gage de qualité…
Quoi de mieux qu’un « prix Nobel d’économie » pour justifier tout et son contraire ? Le 13 octobre, l’économiste français Philippe Aghion devenait colauréat 2025 du précieux sésame, aux côtés de l’Américano-Israélien Joel Mokyr et du Canadien Peter Howitt. Aussitôt, la presse conservatrice profitait de la nouvelle aura du « nobelisé » pour rappeler ses idées néolibérales et son opposition farouche à la taxe Zucman sur les ultrariches.
Problème : au même moment, un ancien « prix Nobel d’économie », Joseph Stiglitz, soutenait vigoureusement l’inverse et défendait la nécessité de la taxe Zucman, dénonçant le pouvoir mortifère de l’oligarchie qui s’y opposait. Autre contradiction : Philippe Aghion est récompensé alors même qu’il est l’un des plus proches conseillers économiques d’Emmanuel Macron depuis dix ans avec, à la clé, un bilan en termes d’explosion de la pauvreté, de casse sociale ou d’écologie jugé désastreux par d’autres économistes.
Le hiatus vient en réalité du prix en lui-même, qui usurpe largement sa prétention à la scientificité. Il n’est, en premier lieu, pas un vrai prix Nobel. Via son testament, Alfred Nobel a instauré l’attribution depuis 1901 de prix récompensant trois disciplines scientifiques (physique, chimie et médecine) ainsi que la littérature et l’action pour la paix.
Une usurpation de l’aura de la science
Ce n’est qu’en 1968 que la Banque de Suède a mis en place son « prix de la Banque de Suède en sciences économiques en l’honneur d’Alfred Nobel ». La banque a alors négocié que son prix soit remis par la Fondation Nobel et en mime le cérémonial. De quoi faire passer son initiative pour un vrai prix Nobel : une véritable « opération de piraterie linguistique », selon les termes de l’économiste Gilles Dostaler, visant à couronner l’économie « d’une aura de scientificité niée aux autres sciences humaines ».
Plusieurs économistes récipiendaires de ce faux prix Nobel en dénoncèrent eux-mêmes l’existence, à l’instar de Gunnar Myrdal qui, après avoir contribué à son instauration et en avoir été lauréat en 1974, appela à son abolition.
« C’est une telle usurpation, une telle fumisterie cette histoire de la Banque de Suède qui attribue un “prix Nobel” comme si c’était celui de physique ou de médecine », s’emportait quant à lui l’économiste Bernard Maris dans sa Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles (éditions du Point, 1999).
« Une argumentation de sophistes, fausse, mais ayant l’apparence du vrai »
Et pour cause, écrit-il, l’économie ne peut prétendre au même degré de scientificité que la physique : « Tout ce qui se dit en économie est invérifiable, insanctionnable, mais en revanche parfaitement démontrable, comme le contraire aussi est parfaitement démontrable. L’économie, comme l’inconscient, la métaphysique, la religion et le vaudou, ignore le principe de contradiction. »
D’autres économistes sont plus mitigés dans leur critique de la science économique, mais la question de la déconnexion entre les modélisations économiques et la réalité demeure centrale. En 2014, l’économiste Antonin Pottier soutenait sa thèse intitulée « L’économie dans l’impasse climatique ». Il y critiquait vertement les travaux de plusieurs économistes de renom dont… Philippe Aghion.
4 °C de réchauffement ? Une bonne nouvelle !
Décortiquant les modèles mathématiques utilisés par l’économiste et ses confrères, il dénonçait l’incohérence entre le modèle et le monde réel. Les formules mathématiques énoncées par les économistes sont valides dans l’univers clos et abstrait des nombres, mais « le modèle ne passe pas le test de vraisemblance et cela ne semble pas poser de problème », observe-t-il.
Dans l’article de 2012 analysé par Antonin Pottier, les économistes Daron Acemoğlu (un autre « prix Nobel d’économie »), Philippe Aghion et leurs collègues modélisent notamment l’effet d’une taxe carbone sur la croissance économique. L’un des problèmes soulevés par Pottier vient du fait que cette taxe soit modélisée sur une durée « temporaire », ce qui n’est pas la réalité.
Cette absence d’intérêt des théoriciens et autres économistes orthodoxes pour le monde réel aboutit à la formulation d’une « argumentation de sophistes, fausse, mais ayant l’apparence du vrai », conclut Antonin Pottier, dont les recherches l’amenèrent également, en 2016, à publier l’ouvrage Comment les économistes réchauffent la planète.
« L’économie reste remplie de biais idéologiques incontrôlés »
L’acmé la plus caricaturale de cette dérive fut sans doute atteinte par William Nordhaus. Économiste étasunien, ses modélisations lui firent conclure, sans rire, qu’un réchauffement climatique de près de 4 °C était le niveau « optimal » à atteindre pour l’économie mondiale. Une évaluation « scandaleusement stupide », selon les termes de son confrère Steve Keen, complètement déconnectée de tout ce que décrivent les climatologues, mais qui lui valut pourtant d’être couronné du faux « prix Nobel d’économie » en 2018.
Cette faculté déconcertante d’une partie des théories économiques à s’émanciper de la confrontation avec la réalité explique qu’une vaste palette de courants théoriques puisse coexister en économie. Et que cette « science » soit éminemment politique.
« Cela change peut-être un peu avec le courant empirique, la prise en compte des faits comme dans les travaux historiques de Thomas Piketty [économiste auteur de “Le Capital au XXIe siècle” (Seuil, 2013)]. Mais l’économie reste remplie de biais idéologiques incontrôlés », dit Frédéric Lebaron, professeur de sociologie à l’École normale supérieure Paris-Saclay, auteur notamment de La Crise de la croyance économique (Éditions du Croquant, 2010).
Un prix relai de la doxa dominante
C’est donc dans un contexte de lutte idéologique entre différents courants économiques que fut instauré le prix de la Banque de Suède. Dans un ouvrage consacré à l’histoire de ce prix, les chercheurs Avner Offer, professeur à Oxford, et Gabriel Söderberg, chercheur à l’université suédoise d’Uppsala, expliquent que la Banque centrale, opposée à la doctrine sociale-démocrate alors en vigueur en Suède, instaura son prix pour imposer sa doctrine économique néolibérale et célébrer les vertus du marché.
« L’institution a toujours été très politisée. Les figures emblématiques du néolibéralisme Hayek et Friedman furent notamment primés. Il y a parfois des économistes keynésiens et très rarement des économistes plus hétérodoxes qui sont récompensés, mais ça reste une institution très conservatrice », souligne Frédéric Lebaron.
Une logique conservatrice également renforcée par la dynamique académique de la discipline : les économistes candidats au prix de la Banque de Suède sont ceux dont les travaux sont publiés dans les revues les plus prestigieuses, souvent étasuniennes, ceux qui sont le plus cités par leurs collègues et bénéficient du plus fort lobbying de leurs pairs. Autrement dit, les idées majoritaires et les plus mainstream sont favorisées.
« Le Nobel récompense des économistes plus ou moins consensuels à un moment donné », résument Jean-Édouard Colliard et Emmeline Travers, auteurs en 2009 d’un « Repères » sur Les prix Nobel d’économie (La Découverte), relayés par un article de Mediapart.
Or, les théories économiques ont aussi pour finalité de justifier de l’organisation de la production et du partage des richesses. Les théories dominantes ont donc toutes les chances de ressembler aux rapports de force existant dans une société. « Le discours économique est le discours du pouvoir par excellence, son degré d’autonomie s’en trouve limité. Ça ne veut pas dire qu’il ne peut pas s’émanciper davantage, mais le recours aux mathématiques sert souvent d’écran pour prétendre à une forme de neutralité ou de scientificité », note Frédéric Lebaron.
Lorsque Philippe Aghion explique que la croissance économique et « l’innovation verte » vont nous sauver du péril climatique, cela a toutes les chances d’être davantage révélateur de la doxa technosolutionniste en vigueur que le reflet d’une observation scientifique pertinente. Quant aux recherches et aux économistes qui pointent l’urgence de décroître ou de planifier a minima une forme de sobriété, il y a fort à parier que leur « nobélisation » devra attendre un changement politique radical.









