Lorsque les lois protègent l’investissement plus que la vie, le conflit ne fait pas exception ; c’est le système lui-même.

Le XXIe siècle et les nouvelles règles du pillage

Le Pérou est entré dans le XXIe siècle avec un modèle peaufiné dans les années 1990 : ouverture totale aux capitaux, stabilité fiscale pour les grands projets et arbitrage international comme filet de sécurité pour les investisseurs. Le langage est technique (ALE [accord de libre échange], RDIE [règlement des différends entre investisseurs et États], stabilité juridique), mais les effets sont ressentis par tous : contrats longs, capacité limitée de l’État à renégocier et institutions environnementales toujours en retard.

La croissance a été réelle à plusieurs reprises (le supercycle des matières premières), mais le coût l’était tout autant : rivières chargées de métaux lourds, zones humides fragmentées par les routes minières, vallées privées d’eau à cause de la thésaurisation des produits agricoles d’exportation, et la jungle transformée en un tabloïd de déversements et de déforestation. L’extractivisme s’est modernisé, certes ; il a abandonné les tableurs Excel et les drones, mais a conservé la même logique : valeur ajoutée à l’extérieur, valeur passive à l’intérieur.

Accords de libre-échange, arbitrage et incitations qui font pencher la balance

Les accords de libre-échange et les mécanismes de Règlement des Différends entre Investisseurs et États RDIE (investisseur-État) promettaient d’attirer les capitaux et d’assurer la prévisibilité. Ils ont réussi. Ils ont également permis d’obtenir des clauses qui gèlent les redevances et diluent le pouvoir de modifier les règles en cours de route, même si la réalité environnementale ou sociale évolue. Résultat : le coût de la correction d’évaluations erronées ou des exigences de réparation peut se transformer en une amende internationale pour l’État. Avec cette arme sur la table, l’autorité de régulation négocie avec crainte.

La stabilité fiscale (très utile pour l’investissement) a servi de camisole de force : si les prix internationaux flambent, l’État ne peut pas toujours ajuster la charge sans se retrouver devant un arbitrage. La conclusion politique est simple : lorsque les prix augmentent, tout le monde y gagne, sauf la communauté ; lorsque les prix baissent, la communauté y perd encore.

Consultation préalable. Le droit arrivé trop tard

Le pays a intégré la Convention 169 de l’OIT et le droit à la consultation préalable des peuples autochtones. C’est un progrès. Mais de nombreuses concessions, études d’impact sur l’environnement et relevés topographiques ont été accordés avant l’adoption de la loi ou avec des cartes des peuples et des territoires obsolètes. Résultat : des processus qui simulent une consultation alors que le projet est déjà irréversible. Ainsi, la consultation est perçue comme une formalité, et non comme un accord. Et sans accord, le conflit passe de la table des négociations à la réalité.

Eau. Le conflit souterrain

Les mines à ciel ouvert et les vallées agro-exportatrices partagent une ressource limitée : l’eau. En montagne, les projets sont situés en amont ; sur la côte, l’agriculture intensive abaisse le niveau de la nappe phréatique. La population ne lit pas les états financiers ; elle ouvre le robinet et rien ne sort, ou l’eau sort rougeâtre ou sent le diesel. C’est là que les protestations commencent.

  •  Prix de l’eau : Un seul corridor minier peut nécessiter des milliers de mètres cubes par jour pour son traitement ; un grand exportateur agricole a besoin de centaines de litres par kilo de fruits pour l’exportation.
  • Concurrence : irrigation technique privée contre canaux de terre communaux.
  • Effet : pénurie en amont et salinisation en aval. L’agriculteur qui n’a jamais négocié le contrat en paie le prix.

Santé publique. Métaux lourds et statistiques inexplicables

Dans les provinces minières et pétrolières, les analyses de métaux lourds révèlent des concentrations d’arsenic, de plomb, de cadmium et de mercure supérieures aux niveaux de référence chez les enfants et les adultes. Des plans de remédiation sont annoncés, reportés et externalisés, et lorsqu’ils sont mis en place, une génération a déjà été touchée. Ce n’est pas une question d’idéologie : c’est une question de toxicologie. Et ce n’est pas seulement l’exploitation minière : les incendies de forêt, l’exploitation minière illégale, le pétrole et certains produits agrochimiques ajoutent tous leur dose.

Conflits socio-environnementaux liés à un système d’alerte non résolu

Entre 2000 et 2025, le Pérou a accumulé des centaines de conflits actifs concernant les mines, l’énergie, les hydrocarbures, l’eau et les forêts. Le schéma est familier :

  1. Annonce d’un projet ou d’une extension.
  2. Audience d’évaluation d’impact environnemental (EIE) difficile à lire.
  3. Observations techniques qui atterrissent sur le mauvais bureau.
  4. Trêve conditionnée par des offres d’emploi et des projets de construction.
  5. Rupture pour non-conformité, déversements ou poussière.
  6. Barrage routier.
  7. État d’urgence et blessures.
  8. Nouvelle table ronde avec nouveau compte rendu… à la prochaine.

Pourquoi ce problème n’est-il pas résolu ? Parce que l’équation économique ne s’adapte pas au territoire : le risque reste local et le bénéfice est mondialisé. Si les redevances sont mal investies, si la surveillance environnementale dépend du secteur qui promeut l’investissement, si la justice prend des années, le conflit devient rationnel.

Exploitation minière : Transition énergétique sans transition institutionnelle

Le cuivre péruvien est essentiel pour les câbles, les voitures électriques et les énergies renouvelables. Le monde le veut et le financera. Mais la « transition » pourrait répéter la même histoire : nous extrayons des minéraux, nous achetons de la technologie. Si le pays ne promeut pas des fonderies, des raffineries et des composants électriques modernes sur le territoire national, nous reviendrons à l’exportation de concentrés et à l’importation de valeur.

  • Cuivre 2000-2025 : Recettes d’exportation cumulées approchant les centaines de milliards (arrondies pour éviter l’inflation).
  • Or et argent : Forte volatilité ; lorsque le prix de l’or augmente, l’exploitation minière illégale augmente également.
  • Risque : Sans chaînes de production (énergie, intrants, métallurgie), pas de développement ; une enclave.

Hydrocarbures. Gaz bon marché, coûts élevés

Camisea a soutenu la production d’électricité et le logement, réduisant ainsi les coûts de l’énergie. Problème ? Le gaz bon marché a découragé les investissements dans les énergies renouvelables décentralisées. Parallèlement, l’Amazonie a subi des marées noires et a touché des sites qui n’ont pas été entièrement assainis. Il en résulte une matrice économique plus saine en termes de chiffres, mais corrompue sur le terrain.

Exportations agricoles. Succès macroéconomique, soif microéconomique

La côte connaît un boom des myrtilles, des avocats, du raisin et des asperges. L’emploi et les devises étrangères réelles sont également en hausse. Les aquifères, les bassins surconcessionnés et les salaires qui ne couvrent pas toujours le panier alimentaire de base lors des longues récoltes sont également sous pression. Si l’eau destinée à la consommation humaine entre en concurrence avec l’eau d’irrigation destinée à l’exportation, les conflits sont inévitables.

Amazonie : Déforestation, illégalité et frontière mouvante

La déforestation progresse en raison de l’élevage extensif, de l’agriculture frontalière, de l’exploitation forestière illégale et, surtout, de l’extraction d’or illégale au mercure. Contrairement à une mine à ciel ouvert officielle, l’illégalité ne signe pas d’EIE, ne paie pas d’impôts, ne remédie pas aux dégâts, et pourtant elle s’infiltre. C’est l’ennemi parfait : diffus, mobile et armé. La contenir nécessite des renseignements financiers (suivi du carburant, du cyanure et des machines) et une présence étatique soutenue, et non des agents isolés.

Que faire ? Six clés pour briser le cycle

Il ne suffit pas de signaler : il faut réorganiser les règles afin que la vie ait plus de valeur que les minéraux.

1. Consultation préalable contraignante : non pas une simple « prise de note », mais un accord ou une véritable refonte du projet. Sans cela, des obstacles se dresseront sur la route.

2. Principes contracycliques : fonds de stabilisation et fiducies locales investissant dans l’eau, la santé et l’éducation, avec une gouvernance communautaire et des audits publics.

3. Remédiation obligatoire et anticipée : cautions de fermeture et assurances déposées avant l’exploitation. Les pollueurs ne négocient pas, ils remédient.

4. Chaînes de production : objectifs annuels de contenu local, incitations pour la métallurgie/affinage et les fournisseurs nationaux (énergie, métallurgie, produits chimiques).

5. Transparence totale : publier les contrats, les études d’impact sur l’environnement, les suivis et les paiements dans des formats ouverts. L’opacité engendre les rumeurs ; la lumière éteint les conflits.

6. Transition énergétique avec l’industrie : le cuivre et, s’il est développé, le lithium doivent être liés à la production électrique au Pérou (câbles haute tension, moteurs, batteries partielles), faute de quoi nous continuerons à vendre des roches et à acheter des contrats à terme.

Chiffres compacts pour la période (2000-2025)

  • Exploitation minière (cuivre, or, argent, zinc) : plus de 400 milliards de dollars US d’exportations cumulées.
  • Hydrocarbures : plus de 100 milliards de dollars US pour le gaz et les liquides associés ; bureau principal moins cher, Amazonie plus fragile.
  • Exportations agricoles : plus de 100 milliards de dollars US accumulés ; pression hydrique critique dans les bassins côtiers.
  • Déforestation : plus de 2 millions d’hectares perdus en 25 ans ; l’exploitation minière illégale et l’expansion agricole en sont les moteurs.

Chiffres de l’impact humain (2000-2025)

  • Conflits socio-environnementaux cumulés : des centaines, avec des pics annuels à trois chiffres.
  • Personnes exposées aux métaux lourds et à la pollution dans les corridors d’extraction : des millions (pas toutes avec des lésions cliniques, mais à risque).
  • Victimes (décès directs et indirects dus aux manifestations, aux déversements, à la contamination et à la négligence) : des milliers sur la période, avec une sous-déclaration évidente dans les zones rurales.
  •  Survie et persistance culturelle : les peuples perdurent ; le défi n’est pas de les « sauver », mais de faire valoir leurs droits afin qu’ils puissent vivre selon leurs propres choix concernant le territoire.

À la croisée des chemins

Le pays est confronté à une décision simple à formuler et complexe à mettre en œuvre : continuer à exporter des matières premières et à acheter des produits à valeur ajoutée, ou intégrer les chaînes de valeur et gérer l’eau et les sols comme si la vie comptait plus que le prix au comptant. La transition énergétique mondiale stimule la demande de cuivre et peut-être de lithium ; le Pérou peut se développer grâce à l’industrie et aux droits, ou répéter le même cycle.

Dans la partie 11, nous présenterons la feuille de route : comment passer des discours aux politiques concrètes (budgets, institutions, échéanciers et indicateurs) pour que les richesses du sous-sol et des forêts deviennent des droits, et non des statistiques.

 

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Traduction, Evelyn Tischer