Kapuściński l’a écrit avec poussière et sang : l’Afrique n’est pas une carte, c’est un cri qui résonne encore contre le pillage.
L’Afrique est le berceau de l’humanité ; les premiers humains y ont marché, l’étincelle de vie qui s’est répandue sur la planète s’y est allumée. Mais c’est aussi le continent le plus pillé de l’histoire. Pendant cinq siècles, le monde l’a perçu non pas comme l’origine, mais comme un butin. Ses montagnes d’or, ses rivières de diamants, ses forêts d’ébène et ses corps transformés en marchandise ont signifié la richesse des autres et sa propre ruine.
Kapuściński l’a raconté dans Ébène. L’Afrique n’est pas une carte, c’est un cri, un continent déchiré par les guerres, les dictatures, les famines, les migrations et un pillage sans fin. Son histoire n’est pas une histoire lointaine ; c’est la mémoire vivante d’un continent devenu le terrain d’essai du colonialisme le plus brutal. L’Europe l’a divisée avec un compas et une règle à Berlin. Les États-Unis et l’Union soviétique l’ont utilisée comme plateforme pendant la Guerre froide. Aujourd’hui, la Chine, la Russie et les multinationales l’étouffent sous les contrats, la dette et les bases militaires.
L’Afrique est le parfait paradoxe. Elle possède plus de 30 % des ressources naturelles de la planète, mais abrite les populations les plus pauvres du monde. C’est un continent qui entretient une modernité étrangère avec sa propre misère.
L’accusation est démasquée : l’Afrique n’a pas été découverte, elle a été trahie. Elle n’a pas été libérée, elle a été de nouveau enchaînée par les dettes et les traités. Elle n’a pas été oubliée, elle a été réduite au silence par des discours qui appellent aide ce qui a toujours été du pillage.
Ébène. Kapuściński disait que l’Afrique n’est pas un lieu que l’on observe de loin ; c’est un espace qui vous oblige à l’expérimenter avec tout votre corps. Là, le journaliste a cessé d’être un témoin pour entrer dans l’histoire. Il n’était pas seulement un écrivain ; il était un être humain parmi des millions d’êtres humains luttant chaque jour pour survivre.
L’Afrique n’a pas été conquise par le destin ; elle a été pillée par la cupidité.
L’Afrique avant le pillage
Avant l’arrivée des navires européens sur ses côtes, l’Afrique était déjà un continent imprégné d’histoire, de commerce et de puissance. L’Empire du Mali a fait de Tombouctou un haut lieu du savoir, avec des bibliothèques et des universités qui attiraient des érudits du monde entier. Le Ghana et le Zimbabwe avaient bâti des royaumes d’or et de pierre, témoignant d’une organisation et d’une richesse exceptionnelles. L’Égypte et l’Éthiopie ont préservé des siècles de civilisation qui ont influencé la Méditerranée et l’Asie.
L’Afrique n’a jamais attendu d’être découverte, car elle était déjà connectée à la planète. Ses caravanes traversaient le Sahara et reliaient l’intérieur du continent au commerce arabe, et ses ports étaient reliés à l’Inde, à la Chine et au Moyen-Orient. De l’or au sel, de l’ivoire aux épices, les routes africaines transportaient des richesses bien avant que l’Europe ne rêve de traverser l’Atlantique.
Les chiffres le confirment : avant le XVe siècle, le continent comptait plus de cent millions d’habitants et des centres urbains qui surpassaient ceux de nombreuses villes européennes. La vie y était florissante, avec une diversité de langues, de religions et de systèmes de gouvernement.
L’Afrique était synonyme d’abondance et de créativité, mais aussi de cupidité aux yeux de ceux qui viendraient plus tard.
Il n’y avait pas de terres vides ; il y avait des peuples entiers qui seraient réduits en butin.
Ébène. L’Afrique n’était pas un vide en attente de quelqu’un ; c’était un lieu plein de vie. Il y avait des marchés où le bruit des gens couvrait les tambours, et des voix en cent langues différentes parlaient de commerce, d’amour et de guerre. Le mythe du continent inhabité fut inventé par les envahisseurs pour justifier leur pillage.
L’Arrivée des Navires
Le pillage commença en mer. À la fin du XVe siècle, des navires portugais atteignirent les côtes d’Afrique de l’Ouest et ouvrirent la voie de la souffrance. D’abord l’ivoire et l’or, puis les corps humains arrachés à leurs villages. La traite négrière devint le plus grand bain de sang de l’histoire ; plus de douze millions d’Africains furent capturés et déportés vers les Amériques, des millions mourant au cours des traversées. L’Atlantique devint un cimetière sans tombes.
Chaque port se transforma en cage ; les chaînes transformèrent le corps en marchandise et la douleur en monnaie. Des familles entières furent séparées, les enfants vendus comme bêtes de somme, les femmes transformées en butin, les hommes marqués au fer rouge et vendus aux enchères sur des marchés qui enrichirent l’Europe. La traite négrière n’était pas une erreur du passé ; c’était un commerce organisé par des bulles papales, par des rois signataires de contrats et par des marchands qui transformaient les êtres humains en colonnes comptables.
Les chiffres sont saisissants et sinistres : douze millions d’esclaves ont traversé l’Atlantique en quatre siècles. Chacun représentait un foyer détruit, une communauté démembrée, une langue perdue. L’Afrique a été mutilée dans sa démographie et sa mémoire. L’Atlantique n’a pas uni des cultures ; il a enseveli des peuples. Ébène et navires, mémoire brisée.
Ébène. Les navires arrivaient comme des ombres et emportaient tout ce qu’ils trouvaient ; il n’y avait pas de temps pour les adieux. Parfois, des villages entiers étaient laissés vides, avec des feux éteints et des chiens hurlant seuls dans la nuit. La mer sentait la mort, car elle portait le poids de millions de corps enchaînés.
Le partage colonial
En 1884, les puissances européennes se réunirent à Berlin pour diviser l’Afrique comme un gâteau servi sur une table. Aucun Africain ne fut invité à cette conférence qui scella son destin. À la règle et au compas, ils tracèrent des lignes sur des cartes qu’ils n’avaient jamais foulées. Ainsi naquirent des frontières artificielles qui divisèrent les peuples et unirent les ennemis. L’héritage de ces frontières brûle encore dans les guerres et les conflits qui ravagent le continent.
Le pillage s’institutionnalisa. L’Angleterre, la France, la Belgique, l’Allemagne et le Portugal s’attribuèrent des territoires sous forme de concessions privées. Le Congo fut remis à Léopold II comme s’il s’agissait de son domaine personnel. Le caoutchouc, les diamants, le café, le cacao et le cuivre devinrent des chaînes invisibles qui alimentèrent les usines d’Europe et la misère de l’Afrique. La colonisation ne se contenta pas de voler les ressources, elle détruisit aussi les économies locales, imposa des langues étrangères et transforma le pouvoir politique en une caricature des vice-royautés européennes.
Les chiffres sont irréfutables : en 1914, à la veille de la Première Guerre mondiale, seuls deux pays n’avaient toujours pas de drapeau étranger : l’Éthiopie et le Libéria. Le reste du continent avait été entièrement colonisé. L’Afrique fut réduite à un échiquier où les puissances déplaçaient des pièces humaines et matérielles pour préserver leur richesse.
L’Afrique ne fut pas conquise par l’épée ; elle fut vendue aux enchères.
Ébène. À Berlin, point de coups de feu ni de marches militaires ; seuls des stylos traçaient des lignes et effaçaient des peuples. Dans une salle éclairée par des réverbères, le sort de millions de personnes se décidait, et ces personnes ignoraient que cette nuit-là, elles avaient changé de maître.
L’indépendance jamais venue
Entre les années 1950 et 1970, l’Afrique connut une grande vague d’indépendance. De nouveaux drapeaux furent hissés, des constitutions furent rédigées et des hymnes évoquant la liberté furent chantés, mais l’indépendance était plus un symbole qu’une réalité. L’Europe se retira officiellement de nombreuses colonies, laissant toutefois ses économies, ses armées et ses banques connectées.
La France a imposé le franc CFA [NdT: Franc de la communauté financière africaine dans l’Afrique de l’Ouest et franc de la coopération financière en Afrique dans l’Afrique centrale ] dans quatorze pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale. Une monnaie qui, à ce jour, dépend du Trésor français. L’Angleterre et la Belgique ont conservé des contrats miniers et pétroliers qui assuraient la circulation des ressources. Le Portugal a quitté l’Angola et le Mozambique, mais a laissé les guerres civiles se développer. Le néocolonialisme a remplacé le colonialisme en costume-cravate.
Les dirigeants africains qui ont tenté de briser les chaînes ont été réduits au silence. Patrice Lumumba au Congo a été assassiné avec la complicité des Européens et des Américains. Kwame Nkrumah au Ghana a été renversé après avoir défié l’Occident. La CIA et les anciennes métropoles ont manipulé les gouvernements comme des pièces d’échecs.
Les chiffres le révèlent : en 1970, la dette extérieure de l’Afrique s’élevait à onze milliards de dollars. Trois décennies plus tard, elle dépassait les deux cents milliards. L’indépendance a apporté hymnes et drapeaux, mais aussi de nouvelles chaînes sous forme de dettes impayables.
L’Afrique a changé de drapeau, mais pas de maître
Ébène. J’ai vu des foules célébrer la fin du régime colonial sous un soleil de plomb. Les larmes aux yeux et l’espoir dans la voix, mais derrière la jubilation se cachaient des contrats et des accords secrètement signés qui garantissaient que les anciens propriétaires continueraient à recouvrer ce qui leur était dû en silence.
L’Afrique de la faim et de la guerre
L’indépendance a apporté des drapeaux, mais pas de pain. Depuis les années 1970, l’Afrique est prisonnière d’un cycle de faim, de guerres et de déplacements. L’Éthiopie est devenue le symbole de la famine mondiale, avec des images d’enfants squelettiques diffusées à la télévision mondiale. Le Rwanda a été le théâtre du génocide de 1994, où près de 800 000 personnes ont été assassinées en 100 jours, alors que le monde détournait les yeux. Le Congo traverse la guerre la plus longue et la plus sanglante depuis la Seconde Guerre mondiale, financée par le coltan qui alimente les téléphones portables et les ordinateurs du Nord.
La faim est devenue une arme politique ; des gouvernements corrompus ont détourné l’aide internationale tandis que des millions de personnes mouraient de malnutrition. Les puissances ont utilisé la pénurie comme un levier pour conserver leurs contrats et leurs alliés. La Méditerranée est devenue la nouvelle fosse commune où des milliers de migrants africains perdent la vie chaque année en tentant de rejoindre l’Europe.
Les chiffres sont accablants : plus de 30 millions d’Africains sont aujourd’hui réfugiés ou déplacés internes, selon le HCR. 280 millions souffrent d’insécurité alimentaire chronique, selon la FAO. Le continent qui produit des minéraux et des aliments pour le monde ne peut nourrir ses propres enfants.
L’Afrique saigne du pétrole et du coltan, mais ses enfants meurent de faim.
Ébène. Dans les camps de réfugiés, l’air sentait la poussière et le désespoir. Il y avait des enfants qui n’avaient connu que les tentes et des mères qui faisaient bouillir de l’eau avec des pierres pour apaiser les estomacs vides. La faim n’était pas un accident de la nature, c’était une décision humaine.
L’Afrique de la Dignité
Kapuściński écrivait qu’en Afrique, la dignité survivait même dans les endroits les plus dévastés. Au milieu des ruines et des camps de réfugiés, un sourire, un geste d’hospitalité, une résistance silencieuse surgissaient toujours. Cette dignité devint la force qui permit au continent de tenir bon malgré tout.
Aujourd’hui, cette dignité s’exprime dans les mouvements de jeunesse qui manifestent contre le franc CFA et revendiquent la souveraineté monétaire; dans des pays en quête de leur propre voie, comme l’Éthiopie, qui a construit son Grand Barrage de la Renaissance face aux pressions de l’Égypte et de l’Occident; en Afrique du Sud, qui, malgré ses fractures, demeure le plus grand pôle industriel du continent; en Tanzanie, qui a nationalisé une partie de ses ressources naturelles.
L’Union africaine tente de faire entendre la voix du continent. La CEDEAO [Communauté économique des États de l’Afrique occidentale ] en Afrique de l’Ouest et la SADC [Communauté de développement de l’Afrique australe ] au Sud représentent les premiers pas vers une intégration qui rompt avec la fragmentation héritée de Berlin. Ce n’est pas une voie facile, mais c’est un chemin pour lequel les jeunes Africains militent avec acharnement.
Les chiffres témoignent de cette vitalité : plus de 60 % de la population africaine a moins de 25 ans. Cette jeunesse est à la fois le plus grand défi et le plus grand espoir du continent.
L’Afrique ne veut pas de charité, elle veut de la dignité
Ébène. Dans les villages où tout manquait, il y avait toujours un rituel d’accueil, un verre d’eau partagé, un morceau de pain rompu en silence. Le message était clair : ils peuvent voler notre or, notre pétrole et nos terres, mais ils ne pourront jamais voler notre dignité.
Les enjeux entre 2030 et 2050
L’Afrique sera le cœur du monde dans les décennies à venir. L’ONU prévoit qu’en 2050, le continent comptera 2,5 milliards d’habitants, soit un être humain sur quatre sur la planète. Plus de la moitié de cette population aura moins de 25 ans. Cette force démographique peut être un moteur de développement ou un champ d’esclavage moderne, selon la manière dont l’histoire est écrite.
Le continent concentre des ressources clés pour la transition énergétique. Le Niger possède de l’uranium qui alimente les centrales nucléaires françaises. Le Congo possède 70 % du cobalt mondial, essentiel aux batteries. Le Zimbabwe et le Malawi détiennent du lithium, l’Afrique du Sud du platine, la Guinée de la bauxite. L’Afrique du Nord abrite des mégaprojets d’hydrogène vert financés par l’Europe. Les ressources qui ont permis la révolution industrielle alimenteront désormais la révolution numérique et énergétique.
Mais cette richesse présente aussi de nouvelles chaînes. Les États-Unis déploient des bases militaires au Sahel, la Chine signe des contrats d’infrastructures en échange de minerais, la Russie envoie des mercenaires du groupe Wagner. L’Europe continue de dépendre de l’extraction minière africaine. L’échiquier géopolitique est peuplé d’acteurs qui considèrent l’Afrique comme un butin, et non comme un allié.
Les chiffres sont clairs : l’Afrique représente plus de 30 % des ressources naturelles mondiales et à peine 3 % de l’économie mondiale. Si cet écart ne diminue pas, le colonialisme de demain sera encore plus invisible et cruel.
Le colonialisme de demain n’apportera ni canons ni voiles ; il infiltrera les clauses et les algorithmes qui cherchent à gouverner la vie.
Ébène. J’ai regardé les jeunes sur les marchés et j’ai pensé qu’ils étaient le véritable trésor du continent. Non pas des diamants ou du pétrole, mais ces visages impatients qui savaient que l’histoire leur devait trop et qui ne voulaient plus attendre.
L’Afrique est un continent
L’Afrique n’est ni un décor exotique ni une carte des ressources. C’est un continent où chaque jour est une épreuve de résilience et de dignité. Kapuściński le savait et l’écrivit dans Ébène. Il ne se présenta pas comme un observateur neutre, mais comme quelqu’un qui souffrit lui aussi de la soif, qui passa des nuits entières à entendre des coups de feu, qui tomba malade dans des villages sans médecins et qui s’émerveilla de l’hospitalité de ceux qui n’avaient rien et partageaient tout.
Dans ces pages subsiste le témoignage d’un homme qui n’a jamais séparé sa plume de son cœur. Qui ne s’est pas caché dans la distance du journaliste, mais s’est enfoncé dans la boue, le sable et la douleur partagée. Qui considérait les Africains non comme des objets d’étude, mais comme des frères de destin.
Au terme de son voyage, il écrivit qu’il aurait pu être chroniqueur, correspondant ou témoin, mais qu’il était avant tout un être humain. Et c’est là son héritage le plus profond.
Ébène. L’Afrique pillée mais debout, et quiconque écrit sur elle, quiconque évoque son histoire de pillage et d’espoir, ne peut oublier qu’il le fait à partir de la même condition humaine qui l’unit à ceux qui l’habitent.
L’Afrique nous rappelle qu’avant d’être journalistes, nous sommes des êtres humains, et que la dignité partagée est la seule richesse qui ne puisse être volée.
L’Afrique nous enseigne qu’avant tout mot, nous sommes des hommes et des femmes, et que la dignité partagée est un trésor inviolable.
Traduction, Evelyn Tischer









