Aujourd’hui, parmi trois finalistes, comprenant des travailleurs humanitaires en Palestine – notamment à Gaza – et le mouvement des étudiants serbes mobilisés pour la démocratie et contre la corruption, la décision du Parlement européen concernant le Prix Sakharov pour la liberté de l’esprit 2025 a été rendue.
Elle distingue et soutient tout particulièrement deux journalistes emprisonnés aux confins de l’Europe: Andrzej Poczobut, en Biélorussie, et Mzia Amaglobeli, en Géorgie. Leur parcours incarne la répression croissante à l’encontre des médias indépendants dans des contextes politiques où la démocratie reste fragile et menacée sans cesse.
La présidente du Parlement européen, Roberta Metsola, qui a annoncé la décision finale en reconnaissant que« Le courage de ces journalistes, qui continuent de dénoncer l’injustice même derrière les barreaux, constitue un puissant symbole de liberté et de démocratie. »
Mzia Amaglobeli, symbole d’une Géorgie européenne en lutte
Mzia Amaglobeli est une figure majeure du journalisme d’investigation géorgien et la première femme prisonnière politique du pays depuis son indépendance. Cofondatrice des médias indépendants Batumelebi et Netgazeti, connus pour avoir révélé des affaires de corruption et d’abus de pouvoir, elle s’est imposée comme l’une des voix les plus courageuses au sein d’un paysage médiatique de plus en plus polarisé. Ses rédactions ont d’ailleurs été ciblées par les autorités, dont les comptes bancaires ont été gelés dans une tentative supplémentaire d’intimidation.
Le 12 janvier 2025, lors d’une manifestation post-électorale à Batoumi, sur la mer Noire, Amaglobeli est arrêtée et accusée d’avoir giflé un chef de la police. Sa détention préventive, prolongée à plusieurs reprises, suscite de vives critiques. En août 2025, elle est condamnée à deux ans de prison à l’issue d’un procès dénoncé comme politiquement motivé par de nombreuses ONG de défense des droits humains.
Pour protester contre sa détention, Mzia Amaglobeli a entamé une grève de la faim de quarante jours avant d’y mettre fin pour des raisons de santé. Selon ses proches, son état se détériore de jour en jour, mais elle demeure une figure de résistance et un symbole pour la société civile géorgienne. Le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Michael O’Flaherty, a qualifié sa détention d’« injustifiée » lors de sa visite en Géorgie en janvier 2025 et a recommandé que les journalistes puissent exercer leur métier librement et en toute sécurité, y compris dans le cadre des rassemblements publics.
Depuis sa cellule de la prison de Rustavi, près de Tbilissi, elle écrivait au début de l’année : « Aujourd’hui, c’est moi ; demain, ce sera quiconque osera rêver d’une Géorgie juste, démocratique et européenne, libre de toute influence russe. »
Amaglobeli figurait également parmi les finalistes du Prix des droits de l’homme Václav Havel, décerné par le Conseil de l’Europe, remporté cette année par le journaliste ukrainien Maxime Boutkevitch, récemment libéré après sa détention par les forces russes.
Pour les eurodéputés Lena Schilling et Sergey Lagodinsky (Group Verts/ALE), le message du Parlement européen dépasse la simple reconnaissance : « Le Prix Sakharov s’accompagne d’une responsabilité : défendre la liberté là où elle est menacée. La Géorgie se tient aux portes de l’Europe et son peuple se bat chaque jour pour ce chemin. »
Les deux parlementaires ont ajouté : « Mzia incarne comme peu d’autres les valeurs de l’Union européenne : la démocratie et la liberté de la presse. Son seul “crime” a été de dire la vérité. Elle représente une Géorgie libre et démocratique, qui appartient légitimement à l’Europe. »
Selon eux, l’attribution du Prix Sakharov à Mzia Amaglobeli est un appel à l’action: « Ce prix rappelle notre devoir : défendre la liberté là où elle vacille. La Géorgie se trouve au seuil de l’Europe, et son peuple se bat chaque jour pour en faire partie. L’Europe ne doit pas les laisser seuls. »
Andrzej Poczobut, la voix réduite au silence en Biélorussie
Journaliste, essayiste et blogueur issu de la minorité polonaise de Biélorussie, Andrzej Poczobut est depuis des années l’une des voix les plus courageuses à s’opposer au régime d’Alexandre Loukachenko, au pouvoir depuis plus de trente ans. Correspondant du quotidien polonais Gazeta Wyborcza et membre de l’Union des Polonais de Biélorussie, il a toujours défendu la liberté d’expression et les droits des minorités dans un contexte de répression croissante.
Arrêté à plusieurs reprises, il purge depuis 2021 une peine de huit ans de prison dans une colonie pénitentiaire. Selon les ONG internationales, il est soumis à des conditions de détention inhumaines : isolement prolongé, absence de soins médicaux, interdiction de toute visite et censure systématique de sa correspondance.
La répression contre les médias indépendants en Biélorussie s’est dramatiquement intensifiée depuis les manifestations massives de 2020, déclenchées par les élections présidentielles frauduleuses. Des milliers de journalistes et de militants ont été arrêtés, des rédactions fermées et la presse libre quasiment réduite au silence.
En février 2023, un tribunal biélorusse a condamné Poczobut à huit ans de prison pour avoir, selon l’acte d’accusation, « encouragé des actions visant à nuire à la sécurité nationale » et « incité à la haine ethnique ». L’Association biélorusse des journalistes (BAJ) a dénoncé un procès purement politique, estimant que cette condamnation constituait une représaille directe contre la dissidence du journaliste et son engagement public de longue date en faveur de la vérité.
Depuis les élections contestées de 2020, le peuple biélorusse endure une répression brutale pour avoir défendu ses droits démocratiques. Les manifestants pacifiques, les journalistes et les figures de l’opposition sont confrontés à la violence, à la prison et à l’intimidation. Malgré cela, l’esprit de résistance demeure vivant et les citoyens biélorusses continuent de réclamer des élections libres, la liberté d’expression et le respect des droits humains.
Andrzej Poczobut, par son courage et son intégrité, incarne cette lutte pour la dignité et la vérité, au cœur d’une Europe frontalière où la liberté demeure un combat quotidien.
L’hommage aux voix détenues et à la liberté d’expression aux confins de l’Europe
L’annonce des lauréats du Prix Sakharov 2025 a eu lieu le 22 octobre à Strasbourg, à l’issue d’une sélection finale comprenant trois candidatures retenues le 23 septembre, parmi une liste initiale de propositions :
- Andrzej Poczobut et Mzia Amaglobeli, proposés par les groupes PPE et ECR ;
- Les journalistes et travailleurs humanitaires en Palestine et dans les zones de conflit, proposés par le groupe des Socialistes et Démocrates (S&D) ;
- Les étudiants serbes mobilisés depuis la tragédie de Novi Sad, proposés par le groupe libéral Renew Europe.
Les journalistes et les travailleurs humanitaires à Gaza ont été salués pour leur courage dans des conditions extrêmes. Les travailleurs humanitaires, notamment ceux du Croissant-Rouge palestinien, de World Central Kitchen et de l’UNRWA, ont également payé un lourd tribut. Le Syndicat des journalistes palestiniens (PJS) figurait parmi les finalistes, aux côtés de ces organisations, pour représenter l’ensemble des professionnels œuvrant sur le terrain au péril de leur vie. La bande de Gaza est aujourd’hui considérée comme la région la plus meurtrière au monde pour le journalisme, avec un nombre tragiquement élevé de reporters palestiniens tués. Selon la Fédération internationale des journalistes (FIJ), depuis le 7 octobre 2023, plus de 60 000 Palestiniens ont été tués, dont au moins 247 journalistes et professionnels des médias, soit un taux de mortalité supérieur à 10%.
Du côté serbe, les étudiants ont lancé un vaste mouvement de protestation après l’effondrement de l’auvent de la gare de Novi Sad, la deuxième ville du pays. Le 1er novembre 2024, ce drame fit 16 morts, attribuées à la corruption systémique et à la négligence des infrastructures, déclenchant une mobilisation nationale et transnationale. Parmi les actions marquantes : la marche à pied « Trka do Brisela » de Belgrade à Bruxelles (du 25 avril au 12 mai 2025) et la « Tura do Strazbura » à vélo de Novi Sad à Strasbourg (du 3 au 15 avril), destinées à attirer l’attention de l’opinion publique européenne sur la transparence, la responsabilité et les principes démocratiques en Serbie.
Cette protestation étudiante a résonné avec force et pacifiquement dans toute l’Europe, inspirant des manifestations et des actions de solidarité dans plusieurs pays voisins et au‑delà. Des veillées silencieuses dans les villes serbes aux rassemblements dans les grandes capitales européennes, les citoyens se mobilisent encore aujourd’hui avec détermination pour obtenir justice et promouvoir l’intégrité démocratique, tout en dénonçant l’impunité et l’autoritarisme du régime d’Aleksandar Vučić. Le mouvement parti de Novi Sad illustre le pouvoir de l’activisme des jeunes et de la solidarité transnationale, constamment exprimé par le cri « Pumpaj ! » (« Pompez ! »), devenu un véritable appel à l’action à l’échelle mondiale.
Un prix emblématique pour la liberté de pensée en Europe
Les lauréats finaux ont été choisis par la Conférence des présidents, organe du Parlement européen, présidée par Roberta Metsola et composée de dirigeants de tous les groupes politiques. Ce choix met en lumière les marges les plus exposées du continent européen, là où des mouvements citoyens, étudiants et diasporiques refusent de se résigner face à la dérive autoritaire.
En récompensant deux journalistes emprisonnés, le Parlement européen envoie un signal fort de solidarité internationale et rappelle que la liberté de la presse demeure un pilier essentiel de la démocratie. Ce prix est à la fois un hommage et un appel à l’action, destiné à attirer l’attention mondiale sur les violations des droits fondamentaux dans tous les contextes représentés lors de la sélection finale.
Les diasporas concernées jouent déjà un rôle crucial : elles constituent de véritables chaînes d’information et de solidarité à l’échelle mondiale, relayant les luttes et les voix réduites au silence dans leurs pays d’origine, et incarnant la force de l’exil et la détermination au changement même à distance. Ces communautés s’organisent régulièrement dans les principales capitales européennes et les villes universitaires, à travers des manifestations, des conférences, des marches, des actions créatives et des campagnes médiatiques puissantes.
Ainsi, Tamara Demuria, représentante de l’association Géorgie vue de France (GVDF) et d’un réseau d’organisations diasporiques réunies à Strasbourg en esperent l’annonce de la nouvelle, a déclaré : « La décision d’attribuer le Prix Sakharov à Mzia Amaglobeli dépasse une simple distinction : c’est un hommage à tous les prisonniers d’opinion et à celles et ceux qui se battent, souvent au péril de leur vie, pour la liberté et la dignité humaine. Aujourd’hui encore, 25 personnes ont été arrêtées pour avoir manifesté pacifiquement à Tbilissi. Leur courage nous oblige à rester vigilants et solidaires face à toute tentative de museler la voix du peuple».
Dans un contexte marqué par la prolongation du conflit en Ukraine depuis l’invasion de février 2022, la montée des régimes autoritaires et les ingérences russes, cette distinction revêt une portée symbolique majeure. Elle rappelle que la défense de la liberté d’expression et de la dignité humaine demeure un combat quotidien, particulièrement aux confins de l’Europe, là où les frontières politiques et morales se redessinent.
Le Prix Sakharov : une tradition de courage née de la dissidence russe
Les nominations au Prix Sakharov sont proposées soit par les groupes politiques du Parlement européen, soit par au moins 40 députés. Celles de 2025 ont été présentées le 23 septembre, lors d’une réunion conjointe des commissions des affaires étrangères et du développement et de la sous‑commission des droits de l’homme.
Créé en 1988 en hommage au physicien soviétique et dissident Andreï Sakharov, lauréat du prix Nobel de la paix, le prix Sakharov pour la liberté de l’esprit rend hommage chaque année à celles et ceux qui défendent les droits humains, la liberté d’expression et les valeurs démocratiques. Les tout premiers lauréats furent Nelson Mandela et Anatoli Martchenko, ce dernier proposé par Sakharov lui-même.
Doté de 50 000 euros, le Prix Sakharov est la plus haute distinction de l’Union européenne, récompensant ceux qui se distinguent par leur engagement exceptionnel en faveur des droits de l’homme et de la liberté de pensée, en Europe comme dans le reste du monde.
L’idée de ce prix remonte à un débat au Parlement européen en juillet 1984, consacré à la situation d’Andreï Sakharov, éminent scientifique de l’Union soviétique (URSS). En raison de ses convictions, il fut soumis à des mesures de plus en plus répressives de la part du régime soviétique et la cible d’attaques virulentes de la presse officielle. Initialement engagé contre la course aux armements, Sakharov consacra bientôt son énergie à la défense des droits de l’homme et de la liberté, devenant l’un des intellectuels dissidents les plus influents de l’URSS.
L’objectif initial du Prix Sakharov était de récompenser les actions en faveur du dialogue Est-Ouest, de la liberté de débat et de la défense des droits fondamentaux. Le député français Jean-François Deniau, rapporteur du projet, affirmait alors que le Parlement, en tant qu’institution démocratiquement élue, avait le devoir moral de défendre les libertés fondamentales. Sakharov, décédé en 1989, soutint personnellement l’initiative et accepta que le prix porte son nom, ayant à peine eu le temps d’assister à la désignation des premiers lauréats.
Décerné par le Parlement européen, ce prix sera officiellement remis le 16 décembre 2025 à Strasbourg, même si les deux lauréats sont actuellement détenus.
Les lauréats de l’an dernier étaient la cheffe de l’opposition vénézuélienne María Corina Machado et son allié Edmundo González Urrutia, Machado ayant ensuite remporté le prix Nobel de la paix 2025.









