Pour comprendre la nature d’une guerre et être en mesure de se prononcer en toute connaissance de cause, il ne suffit pas de se fier à ce qui se vit à l’interne au sein des sociétés engagées dans un conflit armé. Un État peut être considéré démocratique dans son fonctionnement interne et malgré tout se comporter comme un voyou dans ses relations externes avec d’autres pays. Inversement, un État autoritaire à l’interne qui nie les droits des groupes minoritaires peut malgré tout avoir des préoccupations sécuritaires légitimes face à un pays qui voudrait l’agresser.

La tentation est forte de juger un conflit impliquant Saddam Hussein, Mouammar Kadhafi ou Bachar Al Assad en s’appuyant exclusivement sur le caractère corrompu ou tyrannique de ces régimes. La focalisation sur ces personnalités et la violence qu’ils ont su démontrer à l’égard de leur propre population peut nous conduire à faire l’impasse sur les intrusions violentes venant de pays tiers et leurs ambitions dominatrices. Ainsi, les États-Unis peuvent se servir de l’image négative qu’ils ont su instiller dans la population en général au sujet d’un dirigeant pour opérer un changement de régime, générer un chaos ou démembrer un pays. En Syrie, par exemple, ils peuvent même s’associer à un groupe terroriste comme Al Qaïda, l’aider à prendre le pouvoir, établir après coup des relations amicales avec son chef et éviter que l’opinion publique ne soit réticente ou troublée par le rôle de l’État américain dans toute cette affaire. La guerre par procuration que les Américains ont menée contre la Syrie, avec les groupes armés djihadistes comme proxys, peut ainsi passer sous l’écran-radar. Les États-Unis peuvent même occuper le tiers du pays, tout en s’arrangeant pour que cela ne soit pas perçu négativement.

La perspective humanitaire

Une autre exigence s’impose pour comprendre pleinement la nature d’un conflit armé. Il faut savoir élargir une analyse motivée exclusivement par des enjeux humanitaires. L’empathie, la compassion et le soin prodigué aux uns et aux autres doivent être complétés par une compréhension géopolitique des enjeux. Il peut sembler à première vue que la géopolitique ne soit pas nécessaire pour prendre position à l’égard de la tragédie vécue à Gaza. Les émotions sont vives et partagées de plus en plus partout à travers le monde. Tous sont exposés aux atrocités commises, aux populations civiles décimées, aux corps déchiquetés, à la famine imposée. L’opinion publique mondiale est désormais majoritairement favorable aux Gazaouis et il peut sembler inutile d’entrer dans des méandres inextricables qui remontent à des sources historiques, et plus pertinemment, au sionisme et à l’impérialisme, qu’il soit britannique ou étasunien.

Les humanitaires peuvent être tentés de répondre que, de toute façon, dans tout conflit, il ne faut jamais perdre de vue l’aspect humain des choses. Aussi, ils insisteront pour dire que les ONGs jouent un rôle essentiel, parce qu’ils viennent en aide aux populations civiles engagées contre leur gré dans une guerre. Leur rôle sur le terrain est indispensable, La flottille qui se rend à Gaza offre un bel exemple d’aide humanitaire absolument essentielle. Les meilleures ONG sont capables d’accomplir du travail remarquable, mais il ne suffit pas. Les conflits comprennent une réalité humanitaire, souvent terrible, mais ils la dépassent. L’humanitaire traite les conséquences humaines des conflits; il n’est pas conçu pour les régler.

À l’échelle du droit humanitaire, la préoccupation numéro un est celle des êtres humains. Certains pourront même voir d’un mauvais œil les débats sur la présence ou l’absence de ‘génocide’. Ces débats peuvent leur apparaître comme ne portant que sur des mots. Ils estimeront que cela nous éloigne de la sympathie à l’égard de ceux qui sont directement victimes de la guerre.

Une pièce manquante dans le casse-tête

La dimension humanitaire d’un conflit ne doit certes pas être éludée; elle est même de la première importance. Mais elle ne doit pas se présenter comme étant la seule perspective possible, et certainement pas comme suffisante. Compatir n’est qu’un premier pas, non l’unique ou le dernier pas. Dans tout conflit, il n’y a pas que ce qui se déroule sous nos yeux. Il n’y a pas qu’un fil continu d’évènements impliquant des agresseurs et des agressés, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, des morts et des blessés, des secouristes et des brancardiers, des cessez-le-feu et des échanges de prisonniers.

Dans le contexte présent de la guerre en Ukraine et du génocide à Gaza, une perspective strictement humanitaire risque de n’offrir qu’une vision tronquée de la réalité. Il faut dézoomer, opérer un recul, s’arracher à la tyrannie des évènements et ne pas se laisser guider par la seule boussole de nos sentiments, pour être en mesure de saisir les tenants et les aboutissants de ces conflits. Il y a des déterminants qui ne se saisissent qu’en s’élevant au-dessus de la mêlée, dans une perspective verticale, historique, se déployant dans le temps long. Faute de cela, on ne voit pas clair.

Les États-Unis agresseurs de la Russie

Trop souvent, les États-Unis sont dans l’angle mort de nos considérations. Cela résulte du fait que les médias occultent leur rôle. Et pourtant, le machiavélisme américain n’est-il pas partout présent, autant en Ukraine qu’au Proche-Orient? Les déclarations des sénateurs et des représentants en disaient déjà long sur l’implication américaine en Ukraine. Le représentant Adam Schiff, le sénateur Lindsay Graham, le secrétaire à la défense Lloyd Austin et tant d’autres se sont réjouis à l’idée d’affaiblir la Russie sans pertes de vies humaines américaines (tout en saignant l’Ukraine).

Le plan envisagé d’une guerre par procuration pouvait également être parfaitement documenté en se basant sur la publication en 2019 d’un texte de la Rand Corporation (« Extending Russia »). Quoi qu’il en soit, le Secrétaire d’État Marco Rubio a de toute façon lui-même clôt le débat à ce sujet. Dès son entrée en fonction, il a admis que les États-Unis avaient mené avec l’aide de l’Ukraine une guerre par procuration contre la Russie. Que faut-il ajouter de plus pour jeter un regard critique sur le rôle joué par les États-Unis dans le déclenchement de cette guerre? Peut-on la représenter comme une action purement spontanée de la Russie contre des adversaires innocents ?

Pour saisir pleinement l’ensemble d’un conflit, il faut se dégager d’une approche strictement humanitaire. En ignorant le contexte et l’histoire, en se limitant à l’immédiat et aux apparences, cette dernière approche risque de ne voir dans la guerre d’Ukraine qu’une agression inexpliquée venant de la Russie. Pour ne pas être victime d’aveuglement, il faut peut-être que l’humanitaire réserve son jugement et accepte que des causes autres que proximales soient entrées en ligne de compte. Il doit admettre que des causes distales peuvent avoir joué un rôle important. Les Américains avaient depuis longtemps décidé de mettre fin au commerce du pétrole et du gaz russes en Europe. La promesse américaine d’inclure l’Ukraine dans l’OTAN et d’y installer des missiles servait à engager la Russie dans une intervention militaire qui allait justifier, comme « sanctions », le découplage commercial de la Russie avec le reste de l’Europe.

Dire que la Russie a été provoquée n’implique pas que l’on soit obligé d’approuver son intervention en Ukraine, mais il importe quand même de reconnaître l’existence d’une guerre par procuration menée par les États-Unis contre la Russie. Les Américains se sont servis de l’Ukraine pour provoquer une intervention russe. Voilà ce qui risque d’échapper au regard de l’approche purement humanitaire.

Les États-Unis impérialistes

La responsabilité américaine est encore plus évidente en Palestine. Sans les 80 000 tonnes de bombes et les avions permettant de les larguer sur la population entière de Gaza, Israël n’aurait jamais pu se livrer à un tel carnage. Les ONGs ont été dans l’obligation de constater la présence d’un génocide. Elles ont cependant été beaucoup plus réticentes à dénoncer la complicité génocidaire des Américains dans toute cette affaire.

Elles ont été encore moins en mesure de déceler une stratégie globale impérialiste américaine. Et pourtant, les États-Unis mènent avec l’Ukraine une guerre par procuration jusqu’aux portes de la Russie, avec Taiwan jusqu’en mer de Chine et avec Israël jusqu’en Iran. Le conflit en Ukraine n’a pas débuté le 24 février 2022. Celui de Palestine n’a pas débuté le 7 octobre 2023. Et l’impérialisme américain n’a pas débuté le 20 janvier 2025. Les drames humanitaires se déroulent dans des contextes précis qui ne peuvent être oubliés.

Les conflits en Ukraine et en Palestine sont fondamentalement différents. En Ukraine, la Russie intervient pour assurer sa propre sécurité face à l’avancée de l’OTAN jusqu’à ses frontières et pour stopper la persécution de la population russophone par un régime russophobe aux accointances néo-nazies soutenu à bout de bras par les États-Unis et les autres pays de l’OTAN. À Gaza, Israël intervient pour perpétuer l’oppression d’une population et commettre un génocide, le tout avec le soutien des États-Unis et des autres pays occidentaux.

Conclusion

L’occultation du rôle joué par les États-Unis dans la plupart des conflits, autant en Ukraine qu’en Palestine, est fort parlante. Il peut être naturel du point de vue humanitaire de ne s’en tenir qu’aux évènements, ainsi qu’aux sentiments qu’ils suscitent, et de s’appuyer sur l’empathie, la sympathie et la compassion. Mais on risque par le fait même d’épargner l’État américain, commanditaire d’un génocide, de même que les États vassalisés qui se soumettent à ses quatre volontés.