Ils nous ont dit qu’ils venaient avec la croix, mais ils étaient venus pour l’or. Et ils ne sont jamais repartis.

LE PRIX D’UN CONTINENT

Combien d’or nous ont-ils volé ?

L’or fut le prétexte, le moteur et le butin. Pendant plus de trois siècles, l’Amérique latine fut saignée à blanc au nom d’empires, de religions et de couronnes qui bâtirent leur pouvoir sur la destruction d’autrui. Ce ne fut pas une conquête, mais un pillage organisé. Ce ne fut pas une mission évangélisatrice, mais une opération minière sous couvert d’armures. Derrière chaque croix se cachait une épée, et derrière chaque épée, un coffre-fort.

De 1500 jusqu’à une bonne partie du XIXe siècle, des millions de tonnes de métaux précieux ont quitté le continent en direction de l’Europe, sans qu’une seule once n’ait été restituée. L’or du Mexique, du Pérou et de la Bolivie a alimenté les guerres de l’Espagne. L’or de la Colombie et du Brésil a payé les dettes de l’Angleterre. L’or de Cuba et d’Haïti a soutenu la noblesse française. Et l’or de tout le continent a fondé les banques centrales de pays qui parlent aujourd’hui de coopération et de droits humains.

Mais les chiffres ne mentent pas, ils ont tout emporté. Et le pire, c’est qu’aujourd’hui, cet or existe toujours, conservé dans des coffres-forts qui ont un propriétaire et un mot de passe. Cet article n’est pas une élégie sur le passé. C’est un inventaire du vol, un bilan du pillage, un miroir que nous ne voulons pas regarder mais auquel nous devrons tôt ou tard faire face.

Tableau narratif par pays : le continent saigné à blanc

Ensuite, se présente une estimation narrative de la quantité d’or extraite des principaux pays d’Amérique latine au cours des siècles de pillage colonial. Les chiffres, basés sur des études universitaires, des archives historiques et des extrapolations de la valeur actuelle de l’or, visent à évaluer non seulement la quantité volée, mais aussi les dommages cumulés sur les économies, les cultures et les souverainetés de nos peuples.

Mexique : Or volé (en tonnes) 225 000 – Valeur actuelle estimée 17,6 milliards de dollars –Siècles d’extraction maximale 1521-1810 – Centre logistique du pillage espagnol. 70 % de l’or colonial provenait d’ici.

Pérou: Or volé (en tonnes) 180 000 – Valeur actuelle estimée 14,1 milliards de dollars – Siècles d’extraction maximale 1532-1824 – L’or des Incas et le centre de l’exploitation minière sous la vice-royauté.

Brésil: . Or volé (en tonnes) 125 000 – Valeur actuelle estimée 9,8 milliards de dollars – Siècles d’extraction maximale 1700-1800 – Minas Gerais, haut lieu de l’exploitation aurifère portugaise.

Colombie:  Or volé (en tonnes) 80 000 – Valeur actuelle estimée 6,2 milliards de dollars – Période d’extraction maximale 1550-1800 – Or alluvial et exploitation intensive dans le Chocó et l’Antioquia.

Bolivie :  Or volé (en tonnes) 30 000 – Valeur actuelle estimée 2,3 milliards de dollars – Siècles d’extraction maximale 1550-1800 – Bien que célèbre pour son argent, le pays exportait également de grandes quantités d’or.

Venezuela: Or volé (en tonnes) 22 000 – Valeur actuelle estimée 1,7 billion de dollars– Siècles d’extraction maximale 1600-1850 – Or amazonien et exploitation minière artisanale coloniale.

Chili: Or volé (en tonnes) 18 000 – Valeur actuelle estimée 1,4 billion de dollars américains – Siècles d’extraction maximale 1540-1800 – Production plus dispersée, mais soutenue.

Cuba: Or volé (en tonnes) 16 000 – Valeur actuelle estimée 1,25 billion de dollars – Siècles d’extraction maximale 1500-1700 – l’Or d’abord, puis plateforme d’expédition et commerce d’esclaves.

Haïti (Saint-Domingue) : Or volé (en tonnes) 12 000 – Valeur actuelle estimée 930 milliards de dollars – Siècles d’extraction maximale 1500-1700 – D’abord l’or puis la dévastation totale.

Amérique centrale (Guatemala, Honduras,  Salvador, Nicaragua) : Or volé (tonnes) 25 000 – Valeur actuelle estimée 1,9 milliard de dollars – Siècles d’extraction maximale 1500-1800. Or dispersé, principalement au Honduras et au Guatemala.

Total approximatif d’or volé : 733 000 tonnes.Valeur actuelle estimée à plus de 56 000 milliards de dollars (56 000 000 000 000).

Ces chiffres sont cruels, mais nécessaires. Ils ne sont pas symboliques, ils sont comptables. Ce ne sont pas des métaphores du pillage, mais sa comptabilité de base. L’or ne s’est pas évaporé, il se trouve quelque part, dans les banques d’Espagne, dans les réserves du Vatican, dans les coffres-forts suisses, dans les coffres des nobles qui ont bâti des empires avec des métaux volés. Et pendant ce temps, nos peuples continuent de se battre pour l’eau, la santé et l’éducation.

Mexique
Le cœur du pillage, la mine de l’empire.

Le Mexique ne fut pas seulement une colonie, il fut le joyau, le pivot, la mine centrale d’un empire qui bâtit sa gloire sur les métaux des peuples autochtones. Depuis la chute de Tenochtitlán en 1521, la machine à piller s’est mise en marche avec une précision militaire et une ambition infinie. Hernán Cortés ne cherchait ni des âmes, ni à évangéliser, il cherchait de l’or. Et il en a trouvé. Dans les temples, dans les tombes, dans les rivières, dans les mains, et il a tout fondu.

Pendant près de trois siècles, la vice-royauté de Nouvelle-Espagne est devenue le principal fournisseur d’or de l’empire espagnol. Selon les archives historiques et des études récentes, au moins 225 000 tonnes d’or ont quitté ce que nous appelons aujourd’hui le Mexique entre 1521 et 1810. Une partie a été officiellement enregistrée dans les archives de la Casa de Contratación de Séville (NdT : administration coloniale espagnole, créée en 1503 qui contrôlait tout le commerce des Indes espagnoles). L’autre partie, égale ou supérieure, a été sortie du pays par la contrebande, des commandes privées ou directement comme butin de guerre.

Les 70 % de l’or américain enregistrés pendant la période coloniale provenaient du Mexique. Le système était d’une efficacité brutale. On réduisait en esclavage on exploitait, on creusait. Les peuples autochtones furent contraints de travailler dans des conditions inhumaines, soumis au système de l’encomienda et des mitas. La terre fut remuée, les rivières détournées, les montagnes percées. Tout cela pour remplir des navires qui partaient chaque mois vers l’Europe avec des lingots fraîchement fondus, tandis que les communautés locales se trouvaient dévastées.

Si l’on calcule la valeur actuelle de cet or, le pillage mexicain équivaut aujourd’hui à plus de 17,6 milliards de dollars. Ce chiffre représente plus que le PIB annuel combiné de l’Argentine, de la Colombie et du Chili. Et pourtant, le Mexique est aujourd’hui un pays marqué par des inégalités structurelles, avec des zones rurales abandonnées et des communautés autochtones toujours marginalisées. L’or n’est jamais revenu, ni sous forme de monnaie, ni sous forme d’excuses.

Où se trouve cet or ? Il a été en grande partie fondu en Europe, utilisé pour financer des guerres, payer des dettes royales ou accumuler des richesses dans les familles nobles. Une partie de l’or mexicain a fini au Vatican, une autre dans des banques belges, et une quantité incalculable a été fondue, revendue et stockée pendant des siècles dans des coffres-forts privés. Aujourd’hui, de nombreux lingots anonymes du système financier européen pourraient retracer leur origine jusqu’aux rivières d’Oaxaca, aux temples mayas ou aux mines de Guerrero.

Ce qui a été fondu en 1530 circule toujours en 2025. Mais plus entre les mains de ceux qui l’ont extrait, mais entre celles de ceux qui l’ont pris. Et pendant ce temps, le peuple mexicain continue de porter les conséquences historiques de ce pillage : une économie façonnée pour l’extraction, un État construit sur l’inégalité, et une mémoire collective qui cherche toujours à obtenir justice…

Le Mexique n’a pas besoin de nostalgie, il a besoin de restitution. Car ce qu’ils ont emporté, ce n’était pas seulement de l’or, c’était du temps, c’était de la culture, c’était de la vie.

L’or ne brille pas là où il n’y a pas d’écoles

Il n’y a pas d’empire sans pillage, pas de noblesse sans butin et pas d’histoire vraie sans comptes à régler. L’or du Mexique ne fut pas une légende, mais une tragédie comptable, une hémorragie millimétrée. Il partit dans des galions, dans des coffres, sous forme de lingots. Mais aussi dans les os, dans les larmes, dans les générations qui vivent encore sans eau potable.

Cet or que l’Europe a fondu n’a jamais été restitué, ni à titre d’investissement, ni au nom de la justice, pas même à titre de mémoire. Il continue de circuler, mais sans nom. Dans des montres, des bagues, les dents de banquiers qui n’ont jamais mis les pieds en Amérique. Et pendant ce temps, les communautés autochtones attendent toujours un peu plus que des excuses.

Car ce qu’ils ont emporté, ce n’était pas seulement le métal, c’était l’équilibre  c’était l’avenir, c’était la possibilité d’avoir pu être autre chose. Et cette dette, même si on ne veut pas la voir, reste ouverte. Comme une blessure non refermée, comme une mine non fermée, comme un continent qui cherche encore justice.

Pérou

La mine la plus pillée au monde

Peu de terres sur la planète ont été autant pillées que le Pérou. Depuis l’arrivée des conquistadors au XVIe siècle, le territoire andin est devenu la principale source d’or et d’argent pour la couronne espagnole. Mais le Pérou n’a pas seulement été pillé : il a été victime d’une systématisation de la cupidité. Une machine d’extraction organisée par les vice-rois, les encomenderos, les ordres religieux et les maisons de commerce européennes qui ont fait des Andes le plus grand butin de l’empire.

L’histoire de Potosí – bien qu’elle se trouve aujourd’hui en Bolivie – est indissociable de celle du Pérou. De ses mines, sont sortis des millions de kilos de métal précieux à destination de l’Europe. Et tandis que les coffres de Madrid se remplissaient, les communautés indigènes étaient décimées par le travail forcé, les maladies et la rupture de leur cosmovision ancestrale. Le Pérou, qui possédait de l’or avant même d’avoir un nom, a été vidé pour que d’autres puissent avoir une histoire.

Combien ont-ils emporté et quelle en est la valeur actuelle ?

Les études historiographiques et économiques s’accordent à dire qu’entre 1532 et 1824 (fin de la domination espagnole), ont été extraits du territoire vice-royal qui comprenait le Pérou et une partie de la Bolivie:

  • Plus de 2.000 tonnes d’or
  • Plus de 17.000 tonnes d’argent

En ne tenant compte que de l’or et en appliquant les prix actuels (70 millions de dollars par tonne en 2025), le montant s’élève à :

  • USD 140 milliards en valeur actuelle uniquement en or
  • USD 17 milliards supplémentaires si l’on évalue à 10 % du total de l’argent volé

En additionnant les deux, le chiffre avoisine les 157 milliards de dollars américains. Et cela sans compter le cuivre, l’étain ou d’autres ressources qui ont également été extraites sous contrôle étranger au cours des XIXe et XXe siècles.

Mais ce n’est pas seulement une question de quantité : c’est l’effet cumulatif. Cet or a financé les guerres européennes, les banques impériales, les cathédrales, les armées et les premiers fonds d’investissement modernes. Et le Pérou, qui aurait dû devenir une puissance industrielle, a été marqué par la pauvreté structurelle, la fragmentation sociale et la dépendance à l’égard des exportations.

Un modèle toujours d’actualité

Aujourd’hui, 500 ans plus tard, l’exploitation minière au Pérou reste le moteur de l’économie, mais sous un modèle colonial. Plus de 60 % de la production est entre les mains de compagnies étrangères : Buenaventura, Newmont, Anglo American, Glencore, dont beaucoup opèrent avec des exonérations fiscales, des contrats secrets et des obligations minimales de réinvestissement local. Les communautés vivant à proximité des gisements sont confrontées à la pollution, à la pauvreté, aux conflits sociaux et à la criminalisation. Alors que les chiffres de la Banque centrale célèbrent l’excédent des exportations minières, les villages des hauts plateaux andins restent sans écoles, sans hôpitaux, sans eau.

Rien n’a changé. Seulement, aujourd’hui, le pillage n’est plus le fait de vice-rois armés d’épées, mais de managers équipés d’Excel.

L’or des Incas n’est pas à Lima

Le Pérou possédait de l’or avant même d’avoir des frontières, avant même que les cartes n’existent, les métaux sacrés existaient déjà. Et non pas pour les accumuler mais pour honorer les dieux, les ancêtres, le soleil. Mais les hommes du nord sont arrivés, avec leurs étendards et leur poudre à canon, et ont transformé la spiritualité en butin.

Ils ont fondu Inti : (NdT : dieu du soleil, l’ancêtre des Incas), détruit les temples, vendu aux enchères l’âme d’un empire. On dit que la rançon d’Atahualpa fut la première transaction minière du continent mais ce fut aussi la première fraude mondiale, car ils emportèrent tout l’or et ne laissèrent que des cendres.

Le Pérou moderne n’en a pas fini de rompre avec ce pacte colonial. L’or continue d’être extrait, les entreprises continuent de diriger, l’État continue d’observer et le peuple continue d’espérer. Car il n’est pas vrai que l’or ait cessé d’exister, l’or est toujours là, mais il reste loin des mains qui le méritent. Et un jour, cet or reviendra. Peut-être pas sous forme de lingots. Mais sous forme de mémoire, de justice, de terres récupérées, de pouvoir véritable.

Colombie

L’or des *Muiscas, le butin de tous (NdT : La civilisation Muisca qui prospéra dans l’ancienne Colombie entre 600 et 1600, est à l’origine de la légende de l’El Dorado.)

Au XVIIe et XVIIIe siècles, l’extraction n’a pas cessé, mais elle est devenue plus violente. L’exploitation minière s’est intensifiée dans des régions comme Antioquia, Chocó et Santa Fe de Bogotá, où l’on utilisait une main-d’œuvre esclave venue d’Afrique. Des milliers de personnes sont mortes dans les galeries. L’or partait à l’étranger, mais pas vers le peuple. L’Église catholique bénissait ce pillage avec des doctrines qui justifiaient la domination européenne comme une « mission divine ».

Après l’indépendance, la situation ne s’est pas améliorée. Au XIXe siècle, des entreprises anglaises telles que la Colombian Mining Association ou la United Gold Mining Company ont pris le contrôle de zones riches en or sans verser un seul peso au peuple colombien. Et au XXe siècle, la ruée vers l’or a été absorbée par des multinationales américaines, canadiennes et suisses, protégées par des régimes permissifs, la corruption de l’État et la violence paramilitaire.

Aujourd’hui, la Colombie reste l’un des dix plus grands producteurs d’or au monde. Cependant, 70 % de cette production est informelle ou illégale. Selon les chiffres officiels, plus de 61 tonnes d’or ont été extraites en 2022, pour des exportations totalisant près de 2,2 milliards de dollars.

Mais une grande partie de cet or a été exporté clandestinement ou blanchi, à destination de banques aux Émirats Arabes Unis, aux États-Unis et en Suisse. Qui paie des impôts ? Quasiment personne. Qui contrôle ? Quasiment personne.

De plus, près de 60 % de l’extraction d’or se fait dans des territoires contaminés par le mercure ou sous la présence de groupes armés. L’or colombien brille à Genève, mais il est taché de sang dans le Chocó.

La Colombie a actuellement signé de nombreux accords avec des sociétés étrangères telles que Gran Colombia Gold, Continental Gold, et Zijin Mining, une multinationale chinoise qui contrôle actuellement une partie de la richesse aurifère du pays. Mais dans les zones productrices, l’État a peu d’influence, la justice est inexistante et l’or continue de sortir.

La Colombie a perdu plus de 1 200 tonnes d’or au cours des cinq derniers siècles. A la valeur actuelle, cela équivaut à plus de 80 milliards de dollars. Ce montant ne se trouve pas au Musée de l’Or, mais sur des comptes bancaires européens.

ElDorado ne fut pas un mythe, mais un pillage

La Colombie était présentée comme le pays de l’or éternel, mais cet or éternel n’était pas une légende , c’était un pillage permanent, une cupidité déguisée en malédiction. Le mythe de l’Eldorado était le prétexte idéal pour légitimer le vol et pendant des siècles, ils y sont parvenus. Aujourd’hui, l’Eldorado se trouve à Dubaï, Toronto, Zurich, dans des coffres qui ne sont jamais restitués. Et pendant ce temps, le peuple colombien continue de considérer les mines comme une malédiction, et non comme un patrimoine.

Mais il existe une mémoire qui ne fond pas. Une vérité qui ne fond pas. Et un pays qui, tôt ou tard, cessera d’exporter sa dignité.

Brésil

L’or,  l’esclavage et un empire fondé sur les mines d’autrui.

Le Brésil fut le plus grand pourvoyeur d’or de l’Europe durant le XVIIIe siècle. Nulle part ailleurs sur le continent, l’extraction n’a été aussi abondante, aussi rapide, et avec autant de souffrance. Les mines du Minas Gerais, de Bahia et de Goiás devinrent des piliers de l’économie coloniale portugaise et, par conséquent, les tombes de plus d’un demi-million d’esclaves africains.

Depuis la découverte d’or dans la région d’Ouro Preto en 1693, une vague d’extraction brutale a commencé. On estime qu’entre 1700 et 1800, le Portugal a extrait plus de 850 tonnes d’or du Brésil, en grande partie sans enregistrement officiel, car la contrebande était aussi importante que la cupidité. À la valeur actuelle (70 millions de dollars la tonne), ce chiffre représente plus de 59,5 milliards de dollars en un seul siècle.

Cet or ne resta pas au Brésil, il fut expédié sur des galions jusqu’à Lisbonne, d’où une grande partie aboutit à Londres, où la Couronne britannique utilisa les aurifères du Portugal comme garantie pour financer sa révolution industrielle. Le Portugal s’endetta, le Brésil fut dévasté et la Grande-Bretagne consolida son pouvoir. Tout cela grâce à l’or brésilien.

L’extraction aurifère fut le moteur d’une économie esclavagiste. Près de 70 % des Africains réduits en esclavage au Brésil étaient destinés à travailler dans les mines. Ils moururent par milliers, anonymes et sans sépulture. L’or sortait propre. Les corps restaient sous terre.

Après l’indépendance en 1822, le modèle n’a guère évolué. Au cours du XIXe siècle et d’une grande partie du XXe siècle, des sociétés étrangères (comme la filiale britannique de la Companhia de Mineração Morro Velho, la canadienne Kinross et la sud-africaine AngloGold Ashanti) dominaient les principales exploitations. Pendant ce temps, les régions aurifères de l’intérieur vivaient sans hôpitaux, sans écoles et sans État.

Au XXIe siècle, l’exploitation aurifère du Brésil a connu une croissance encore plus forte, mais selon un modèle d’extraction incontrôlé. Selon les données officielles, le Brésil a produit 85 tonnes d’or en 2022, pour des exportations dépassant les 3 milliards de dollars. Cependant, plus de 50 % de cet or provenait d’exploitations minières illégales, en grande partie sur des terres autochtones ou des réserves environnementales en Amazonie. Aujourd’hui, l’or brésilien finance également des structures criminelles, l’exploitation minière non réglementée, le trafic d’armes, la corruption politique et la dévastation écologique.

Aujourd’hui, les destinations de l’or brésilien ne sont guère différentes : la Suisse l’Inde, les Émirats Arabes Unis. Les banques l’acceptent sans s’interroger sur son origine. Les entreprises le raffinent sans se soucier de la superficie de forêt tropicale rasée pour l’obtenir. Et pendant ce temps, les communautés autochtones continuent d’être victimes d’assassinats, de contamination au mercure et de déplacements forcés.

Au total, on estime que le Brésil a perdu plus de 1 200 tonnes d’or depuis l’époque coloniale jusqu’à aujourd’hui. Une richesse qui dépasse aujourd’hui les 84 milliards de dollars. Mais pas un centime de réparation, pas une seule excuse, pas une seule loi pour restaurer quoi que ce soit.

L’or du Brésil n’est pas au Brésil

Le Brésil fut le cœur d’or de l’empire portugais, mais ce cœur lui a été arraché. Ils ont dilapidé ses richesses, acheté des royaumes, financé les révolutions d’autrui et laissé derrière eux un pays marqué par les inégalités les plus flagrantes de tout le continent.

Aujourd’hui, l’or continue de sortir et ce qui reste est volé par les garimpeiros  (NdT : chercheurs clandestins d’or, de minéraux ou de pierres précieuses) échangé par les banques et exploité par les entreprises.

Mais le véritable trésor du Brésil réside ailleurs: dans son peuple, dans ses rivières, dans sa résilience. Et un jour, le pays pillé apprendra à forger son avenir de ses propres mains.

Bolivie

L’or arraché à la montagne vivante

L’histoire de la Bolivie est indissociable de celle de son pillage en tant que tel, et le pillage ne s’entend pas sans l’or. Avant même l’existence du pays en tant que tel, la dépossession existait déjà. Les veines brillaient déjà sous la cupidité des empires. Et les corps mouraient déjà dans des galeries humides et obscures anonymes et sans rédemption. Pendant plus de deux siècles, la Bolivie fut l’un des principaux fournisseurs d’or au monde, mais cet or n’a pas été accumulé pour son peuple, il a été fondu en Europe.

Le chiffre officiel, estimé par de multiples études historiques, indique qu’entre le XVIe et le XVIIIe siècle, plus de 2 200 tonnes d’or ont quitté le Haut-Pérou. Calculé à la valeur actuelle, cela représente plus de 160 milliards de dollars. Une partie de cet or provenait de mines situées aujourd’hui en territoire bolivien : Tipuani, Mapiri et Potosí même, qui, outre l’argent, recelaient également des filons d’or. Les routes coloniales le faisiaent parvenir jusqu’à Lima, puis jusqu’à Séville. De chaque tonne, les indigènes ne conservaient pas même un gramme.

À l’époque républicaine, le pillage ne cessa pas. Des entreprises européennes furent privatisées, puis les nord-américaines, comme Anglo American, South American Placers et Patiño Mines, prirent le contrôle des mines. Au XXe siècle, la Bolivie exporta près de 400 tonnes supplémentaires, en grande partie sous des contrats abusifs ou sans réglementation étatique. Aujourd’hui, la Bolivie possède encore une importante mine d’or, mais une grande partie de son or est exportée sans traçabilité. Plus de 60 % de la production actuelle est informelle ou illégale selon les rapports de l’ONU et de Transparency International.

La majeure partie de l’or bolivien finit dans les raffineries suisses, où sa trace est perdue. Entre 2010 et 2020, on estime que plus de 1,3 milliard de dollars d’or bolivien sont entrés en Suisse sans certification. Ni l’État bolivien ni son peuple ne reçoivent de bénéfices proportionnels. Les communautés minières restent pauvres, vulnérables et à la merci des mafias locales et des acheteurs internationaux. Les redevances sont minimes et l’évasion fiscale massive.

À cela s’ajoute un paradoxe flagrant. La Bolivie, qui compte l’un des peuples autochtones les plus soucieux de sa dignité et de sa mémoire, continue de voir ses ressources disparaître sans valeur ajoutée, sans transformation, sans justice. L’or de Tipuani continue de voyager. Mais pas vers le bien-être. Vers les poches de banques qui ne sauraient pas même situer Beni sur une carte.

L’or continue de couler le long des fleuves amazoniens. Il ne brille ni dans les écoles, ni dans les hôpitaux, ni sur les chemins de terre qui traversent l’Altiplano. Il brille en lingots qui traversent l’océan. Et chaque gramme porte le prix d’une histoire inédite. Ils n’ont pas seulement pris l’or ; ils ont pris des années de vie, des langues ancestrales, des arbres brûlés, des montagnes blessées. L’or continue de disparaître, mais la mémoire demeure. Et avec lui, la possibilité d’une autre histoire.

Venezuela

L’Arc des Empires : du pillage colonial à la dépossession moderne

Avant qu’il ne s’appelle Venezuela, on le transportait déjà dans des sacs. Lorsque Colomb posa le pied sur ces terres en 1498, lors de son troisième voyage, il écrivit qu’à Paria, « les indigènes portaient des ornements d’or au nez et aux bras ». Cela suffisait. Les conquistadors ne venaient pas fonder des républiques, mais fondre de l’or.

Aux XVIe et XVIIe siècles, le Venezuela fut l’un des premiers territoires de la Couronne espagnole à organiser une recherche systématique d’or dans les rivières et les chaînes de montagnes de l’intérieur. Les mines de San Felipe El Fuerte d’Upata et du fleuve Yuruari furent impitoyablement pillées. Bien que les quantités extraites soient inférieures à celles du Mexique ou du Pérou, les historiens estiment que l’Espagne a extrait environ 150 tonnes d’or du Venezuela entre 1500 et 1800, soit l’équivalent d’environ 10,5 milliards de dollars américains aujourd’hui. Aucune réparation n’a été enregistrée, seulement des expéditions.

Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée avec l’indépendance. Au XIXe siècle, le Venezuela a accordé des concessions minières à des entreprises britanniques françaises et américaines, comme la New York and Bermúdez Company, et plus tard à des géants comme Gold Reserve Inc. et Crystallex, qui opéraient dans le sud du pays dans des conditions inégales, avec des clauses injustes et des tribunaux internationaux qui statuaient toujours en leur faveur.

Au XXe siècle, le Venezuela a développé une industrie minière aurifère florissante, concentrée à El Callao et en Guayana, où l’on estime que plus de 700 tonnes d’or ont été extraites à ce jour, en grande partie sans traçabilité ni contrôle. Depuis les années 2000, la crise économique et l’effondrement de l’industrie pétrolière ont poussé l’État à se concentrer sur l’or comme source alternative. C’est ainsi qu’est né le sulfureux Arc minier de l’Orénoque : un projet de 111 000 km² confié aux entreprises, à l’armée, aux mafias, aux coopératives et aux gouvernements alliés, où l’État reconnaît que 90 % de l’exploitation minière est illégale.

Rien qu’en 2020, le Venezuela a exporté près de 20 tonnes d’or, en grande partie via des voies non officielles vers la Turquie, l’Iran et les Émirats Arabes Unis. En 2021, la Banque centrale du Venezuela a déclaré des réserves dépassant 160 tonnes, bien qu’une grande partie ait été vendue ou expédiée à l’étranger pour contourner les sanctions américaines et européennes.

Le pillage moderne n’est pas moins brutal. Dans l’Arc Minier, on observe des milices armées, des groupes irréguliers, une exploitation minière sans contrôle environnemental, la destruction des rivières et des forêts, et des rapports font état de travail forcé, de traite d’êtres humains et d’esclavage des enfants. Des communautés autochtones comme les Pemon ont été déplacées, réprimées et assassinées pour avoir défendu leurs terres. L’or du Venezuela finance désormais non seulement l’État, mais aussi des réseaux obscurs de corruption transnationale.

Mais personne à Londres ne rend une once, personne en Suisse ne s’enquiert de l’origine du lingot, personne à Washington n’assume sa part de responsabilité dans les traités qui ont protégé les entreprises canadiennes poursuivant le Venezuela en justice pour avoir tenté de récupérer ses mines. Le paradoxe est féroce. Le Venezuela, l’un des pays possédant les plus grandes réserves d’or de la planète, est confronté à la faim, à l’inflation, à des migrations massives et à un blocus qui pénalise son pétrole mais laisse la contrebande d’or intacte. L’or continue de sortir et les gens aussi.

L’or est dans le sang des rivières qui ne chantent plus, dans les tombes des enfants indigènes qui n’ont jamais eu à travailler, dans les doigts bagués de ceux qui ont signé les traités d’arbitrage légalisant le vol, et aussi dans les caveaux où pas une goutte de justice n’est jamais parvenue.

Mais l’or du Venezuela a une mémoire, et cette mémoire est éternelle. Un jour les peuples qui vont à pied d’El Callao jusqu’à la frontière sauront qu’ils n’ont pas migré par hasard. Ils ont migré parce que leurs terres leur ont été volées. Et l’or qui a été emporté ne sera pas oublié.

Épilogue Partie I

Le pillage ne fut pas un épisode ; ce fut un système, une machine qui a fonctionné pendant des siècles, avec des cartes, des navires, des armes et des bénédictions. Ils n’ont pas seulement pris de l’or ; ils ont pris du temps, des opportunités, des savoirs qui n’ont jamais prospéré, des vies qui n’ont jamais existé. Ce que nous appelons aujourd’hui le sous-développement est né de l’or qu’ils ont volé.

Et le plus brutal, c’est que ce n’est pas encore terminé, car pendant que les lingots d’or sont stockés à Londres, les communautés autochtones se retrouvent sans nourriture. Pendant que les banques européennes accumulent des réserves, nos rivières continuent d’être polluées par la même logique de dépossession. Les méthodes ont changé, pas le fond.

Aucun empire n’a restitué l’or, aucun traité n’a réparé le pillage, aucun musée européen n’expose la honte du vol. Mais les peuples préservent la mémoire, et même si l’or ne brille pas entre leurs mains, il brille dans leur histoire. Une histoire qui commence désormais à être racontée non pas avec nostalgie, mais avec vérité et avec des noms.

Le Mexique, le Pérou, la Colombie, le Brésil, la Bolivie et le Venezuela ne sont pas des victimes éternelles, mais des territoires de dignité blessée et aussi de résistance.

La deuxième partie viendra. Car il reste encore de l’or à nommer et de la justice à exiger…

 

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Traduction de l’espagnol, Ginette Baudelet