Ils sont venus pour le sucre, ils ont pris l’or, ils ont laissé des chaînes

Les Caraïbes n’étaient pas une escale, c’était une richesse

L’histoire officielle dit que les Caraïbes étaient une route, un pont entre l’or du Mexique et l’argent de Potosí. Mais non, les Caraïbes furent la première cible, la première mine, le premier laboratoire de l’esclavage en Amérique. Avant le Pérou, avant la Bolivie, avant le Chili, il y avait Cuba, il y avait Haïti, il y avait Hispaniola.

Là, ils ont tout essayé. L’encomienda, la croix, l’épée. Et quand l’or a été épuisé, ils ont inventé un autre or : le sucre. Puis un autre : les corps. Et encore un autre : le rhum, le tabac, la musique, et de nouveau les corps.

Les Caraïbes furent le premier territoire colonisé et le dernier à être libéré. ​​Des guerres gigantesques furent menées sur ses petites îles. Des esclaves rebelles se cachèrent dans ses montagnes, et des traités partageant le continent sans consultation furent signés dans ses ports. Les Caraïbes n’étaient pas un corridor ; c’était le butin inaugural.

1500–1600
Le débarquement de l’or, l’extermination des peuples

En moins d’un siècle, les Caraïbes sont passées du statut d’île-continent peuplée de peuples autochtones possédant leur propre agriculture, pêche, navigation et croyances à celui de premier laboratoire du pillage colonial. Les Taïnos, les Caraïbes, les Ciguayos et les Arawaks furent les premières victimes de l’or européen. Ils ne furent pas tués par erreur, mais systématiquement anéantis.

Christophe Colomb n’est pas arrivé avec des cartes ; il est arrivé enchaîné, et la première chose qu’il a demandée, c’était de l’or. À Cuba, à Hispaniola (aujourd’hui divisée entre Haïti et la République dominicaine), à ​​Porto Rico et en Jamaïque, le modèle extractif a précédé le modèle chrétien. L’or ou la mort, telle était la devise. Ceux qui ne rapportaient pas de pépites d’or étaient punis ; ceux qui fuyaient étaient persécutés ; ceux qui résistaient étaient exécutés.

Les premières mines à ciel ouvert furent creusées à la main, avec l’esclavage des autochtones. Les fonderies étaient rustiques, mais l’ambition était sans limite. L’Espagne ne fonda pas d’écoles ; elle construisit des navires pour transporter l’or. On estime qu’au cours de ce seul premier siècle, plus de 140 tonnes d’or furent extraites des Caraïbes, soit l’équivalent de plus de 9 milliards de dollars actuels. La majeure partie provenait de rivières et de filons plus petits, mais l’important n’était pas le volume. C’était la vitesse, c’était la brutalité.

En Haïti, près de 90 % des peuples autochtones ont disparu avant 1550. À Cuba, sur les quelque 100 000 Taïnos estimés, seuls 5 000 environ subsistaient à la fin du siècle. Porto Rico a connu un sort similaire. Les peuples autochtones ont été décimés non par les combats, mais par la faim, l’esclavage, les maladies imposées et l’effondrement de l’âme collective.

Les Européens apprirent vite. Là où il n’y avait pas de mines, il y avait des esclaves. Là où il n’y avait pas d’autochtones, les Africains commencèrent à arriver. Ainsi naquit le premier triangle du pillage : l’or, le sucre et la mort. Les Caraïbes furent la blessure inaugurale de toute l’Amérique, et l’or en fut le premier bourreau.

1600–1700
De l’or au sucre, du pillage au système

Au XVIIe siècle, l’or ne coulait plus comme avant, mais le pillage ne cessa pas ; il se transforma simplement. De l’or, il passa au sucre, de l’esclavage autochtone à l’esclavage africain, de la conquête brutale à l’administration coloniale. Mais les Caraïbes continuèrent d’être le laboratoire de la servitude, et ses peuples, les corps sur lesquels s’édifia l’empire européen.

À Cuba, l’Espagne établit d’importantes sucreries sous contrôle absolu. L’exploitation aurifère déclina, mais malgré cela, on estime qu’au moins 40 tonnes d’or supplémentaires furent exportées entre 1600 et 1700, dissimulées sous les impôts, les faux documents et la contrebande légalisée. La valeur actuelle de cet or est d’environ 2,6 milliards de dollars. Il ne fut pas exporté clandestinement par galions, mais par des navires privés, dans les coffres diplomatiques, dans le cadre de pactes secrets entre vice-rois et marchands.

En Haïti et en République dominicaine, le centre du pillage changea de mains. La France occupa la partie occidentale de l’île (Saint-Domingue) et intensifia le modèle esclavagiste. Des centaines de milliers de personnes furent amenées d’Afrique pour travailler dans des conditions inhumaines. L’or fut remplacé par la canne à sucre, mais le pillage continua. La valeur générée par les exportations caribéennes de sucre, de café et de tabac dépassa aujourd’hui les 10 milliards de dollars. Il ne resta plus rien aux Caraïbes. Tout finit à Versailles, à Cadix, à Amsterdam.

Porto Rico fut transformé en enclave militaire. La Jamaïque passa aux mains des Britanniques en 1655 et devint l’un des centres de la traite des esclaves. Peu importait désormais la quantité d’or restant dans le sol ; ce qui comptait, c’était le sang qu’on pouvait en extraire.

Les peuples autochtones, déjà presque éteints, furent effacés des registres. Aucun recensement n’eut lieu ; ils disparurent. On estime qu’au début du XVIIe siècle, il restait moins de 3 000 autochtones dans l’ensemble des Caraïbes. À la fin du XVIIe siècle, il en restait moins de 500 vivant en communauté. Tout le reste n’était qu’une plantation, une prison, une colonie.

Les Caraïbes étaient l’usine coloniale idéale. L’or au XVIe siècle, le sucre et les corps humains au XVIIe. Chaque île, un domaine viticole. Chaque port, une plaie. Chaque tonne extraite, une dette historique impayée.

1700–1800
Royaumes du sucre, or résiduel et rébellion réprimée

Le XVIIIe siècle fut le siècle de la machine coloniale. Les Caraïbes n’étaient plus une frontière, mais un rouage. La logique du pillage fut perfectionnée, réglementée et devint loi. Les îles furent déclarées « indispensables » par leurs métropoles, et leurs habitants furent anéantis. Ils ne comptaient plus que comme une force productive, comme un nombre, comme une marchandise humaine.

À Cuba, la production sucrière a quintuplé. L’exploitation minière a été reléguée au second plan, mais l’or a continué d’affluer en plus petites quantités, accumulées par la contrebande ou l’extraction résiduelle dans des régions reculées. On estime qu’entre 1700 et 1800, 25 tonnes d’or supplémentaires, soit l’équivalent de 1,6 milliard de dollars actuels, ont quitté Cuba, tandis que le véritable capital s’est construit grâce au sang d’esclaves de plus de 500 000 Africains amenés sur l’île.

En Haïti, Saint-Domingue fut déclarée colonie la plus riche du monde. Le sucre, le café et l’indigo firent de cette île le moteur de la France. Mais il n’y eut aucun développement, seulement le fouet. Entre 1700 et 1791, lorsque la grande révolte des esclaves éclata, la valeur des exportations d’Haïti vers la France est estimée à plus de 15 milliards de dollars actuels. Tout cela dans un système où 90 % de la population était asservie.

En République dominicaine, l’or était presque épuisé, mais de petites quantités étaient encore extraites à Higüey et dans d’autres régions de l’est, avec environ trois tonnes d’or exportées, pour une valeur actuelle de 200 millions de dollars. Il n’y avait ni développement ni souveraineté, seulement une administration coloniale de seconde main.

Porto Rico continuait de fonctionner comme une enclave stratégique et un producteur sucrier mineur. Mais la répression culturelle était brutale. Les peuples autochtones n’étaient plus ; seuls subsistaient des noms empruntés. L’or n’était plus qu’un souvenir, mais la servitude était présente.

La Jamaïque, sous domination britannique, multiplia sa production sucrière. Plus de 700 000 esclaves furent déportés ou nés sur l’île au cours du XIXe siècle. Les profits britanniques tirés des Caraïbes dépassèrent 25 milliards de dollars actuels, compte tenu de toutes ses possessions. La Jamaïque était un acteur clé, mais sans pouvoir, sans nation.

À la fin du XVIIIe siècle, les Caraïbes éclatèrent. Haïti se révolta, la seule révolution esclavagiste réussie de l’histoire. Mais le prix à payer fut l’isolement, le blocus et la ruine économique imposée, car l’or volé n’est pas restitué et la liberté, née dans les communautés noires, est punie.

1800–1900
Indépendance sans liberté et richesses qui continuent de s’écouler

Le XIXe siècle apporta l’indépendance politique, mais pas l’indépendance économique. Les drapeaux changèrent, les discours changèrent, mais les routes de l’or et du sucre restèrent les mêmes. Les Caraïbes passèrent du statut de colonie européenne à celui de zone d’influence américaine, britannique et française. Et l’or, bien qu’en quantités plus faibles, continua d’affluer.

À Cuba, après l’échec de son indépendance et la domination espagnole prolongée jusqu’en 1898, l’exploitation aurifère fut quasiment abandonnée. Cependant, on estime qu’environ 10 tonnes d’or furent extraites tout au long du siècle, notamment dans les petites mines de Cienfuegos et Holguín, pour une valeur actuelle estimée à 650 millions de dollars. Le sucre demeura le moteur de l’économie sous le contrôle des propriétaires terriens créoles et des entreprises étrangères. L’esclavage ne fut aboli qu’en 1886, remplacé par le travail semi-serviteur de paysans endettés.

En Haïti, l’indépendance de 1804 ne signifiait pas la liberté économique. La France imposa une « indemnité » pour la perte de ses esclaves, équivalente à 21 milliards de dollars actuels, qu’Haïti dut payer jusqu’en 1947. L’exploitation aurifère était inexistante, mais le pays était financièrement étranglé. L’économie se tourna vers le café et les produits agricoles exportés à des prix dérisoires, dans un cycle d’endettement perpétuel.

Entre les occupations haïtiennes, l’invasion espagnole (1861-1865) et l’émergence de la domination américaine, la République dominicaine a connu une instabilité institutionnelle constante. L’extraction d’or a à peine atteint 2 tonnes au XXe siècle, soit l’équivalent de 130 millions de dollars aujourd’hui, dans des régions comme San Juan et Cotuí. Le reste était consacré à la culture de la canne à sucre et des bananes, et les profits revenaient à d’autres.

Porto Rico, sous domination espagnole jusqu’en 1898, fonctionnait comme une enclave militaire et agricole. L’or n’était plus exploité industriellement, mais on estime qu’au moins une tonne supplémentaire, récoltée artisanalement dans l’ouest de l’île, a émergé au cours du XXe siècle, pour une valeur estimée à 65 millions de dollars actuels. Le contrôle du territoire était source d’une immense richesse.

En tant que colonie britannique, la Jamaïque devint un centre de production sucrière et d’exportation de main-d’œuvre vers d’autres possessions impériales. L’exploitation minière y était marginale, mais on a recensé jusqu’à 1,5 tonne d’or extraite au cours du XXe siècle, pour une valeur de 100 millions de dollars actuels. Le véritable butin était démographique : des milliers de Jamaïcains furent déportés par les Britanniques vers d’autres îles, colonies et plantations comme main-d’œuvre semi-esclavagiste.

Les Caraïbes sont entrées dans le XXe siècle sans or, sans souveraineté et sans voix. Elles avaient résisté, elles avaient versé leur sang, elles avaient abandonné leurs richesses et leur peuple, mais les promesses d’indépendance se sont transformées en nouvelles chaînes. Plus subtiles, plus diplomatiques, mais tout aussi féroces.

El Saqueó no termina, sólo cambia de barco

El Caribe no fue solo el patio trasero del imperio, fue su mina, su plantación, su burdel, su mercado y su tumba. Se llevaron el azúcar, el oro, el ron, la tierra y la libertad. Dejaron cicatrices invisibles en los huesos de un continente que aún canta para no llorar.

Durante siglos las islas brillaron en los mapas como joyas codiciadas, pero esa luz era fuego ajeno. Cada galeón que zarpó con riquezas robadas dejó una isla más pobre. Cada tratado firmado en Europa condenó a miles a trabajar en campos de otros. Y cada bandera que flameó en nombre de la civilización, escondía detrás un látigo una deuda o una concesión minera.

Hoy muchas de esas banderas ya no flamean pero el saqueo continúa. Solo que ahora los barcos tienen nombre de corporación y las armas vienen disfrazadas de inversión. Se sigue extrayendo sin devolver, se sigue vendiendo sin compartir y se sigue viviendo bajo una economía hecha para otros.

El Caribe no necesita caridad, necesita memoria, justicia y soberanía. Porque sin soberanía no hay futuro y sin justicia, no hay paz que valga.

Lo contado hasta aquí es solo la mitad del huracán porque después del saqueo colonial vino el saqueo moderno. Después de los virreyes, llegaron las compañías. Después del látigo, la deuda.

En la Parte II recorreremos ese otro mapa, el del Caribe del siglo XX y XXI: desde las dictaduras financiadas por Washington hasta las zonas francas sin derechos, desde la minería extractiva actual hasta el turismo que privatiza las playas. Porque el saqueo no terminó con la independencia, solo se volvió legal.

 

Voir aussiLes Caraïbes pillées – Partie II

 

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