« Dans le silence blanc du nord se trouve la prochaine frontière de l’humanité, entre la guerre et l’espoir. »
L’Arctique n’est plus un silence blanc
Pendant des siècles, ce fut une terre lointaine habitée par des peuples qui voyaient dans la glace leur foyer et leur refuge. Aujourd’hui, elle fond sous les yeux du monde entier et se transforme en un nouveau terrain de jeu géopolitique mondial. Ce qui était autrefois une frontière inaccessible est devenu un corridor maritime, un réservoir d’énergie et un laboratoire militaire. Là où l’humanité devrait voir un sanctuaire naturel, les États y voient des routes commerciales et les armées des tranchées.
La fonte des glaces n’est pas une métaphore poétique ; c’est une réalité mesurable. La surface gelée rétrécit d’année en année à un rythme que la science qualifie d’irréversible. Sous cette glace, on estime que les réserves de pétrole et de gaz redéfiniront l’économie mondiale. De nouvelles routes se dessinent dans ces eaux, reliant l’Asie à l’Europe en moins de jours que le canal de Suez. La Russie, les États-Unis, la Chine, le Canada, l’Europe et les peuples autochtones se croisent le long de cette bande blanche, chacun avec des intérêts contradictoires et interdépendants.
Mais l’Arctique n’est pas seulement un espace contesté. C’est aussi le miroir de l’avenir de l’humanité. C’est là que se joue l’issue : allons-nous répéter les guerres pour le territoire et les ressources, ou parviendrons-nous à un accord qui fera de la glace un symbole de coopération ? Nous ne verrons pas cette issue, mais nos enfants et leurs petits-enfants hériteront de cette frontière. Ils décideront si l’Arctique sera une nouvelle Guerre froide ou la première paix blanche.
La glace recèle bien plus que des minéraux et des routes. Elle offre à l’humanité la possibilité d’apprendre de ses erreurs. C’est la bataille qui se prépare dans l’hémisphère nord.
Le dégel et la géographie du futur
La glace qui semblait autrefois éternelle fond sous nos yeux. L’Arctique perd des millions de kilomètres carrés de surface blanche chaque été, et la science nous avertit que la fonte n’est plus un cycle saisonnier, mais un processus irréversible. Au cours des cinquante dernières années, la couverture de glace a diminué de plus de 40 %, et le volume de la banquise estivale a été divisé par deux. Ce que l’humanité considérait comme un désert gelé est devenu un océan ouvert et navigable.
Le changement climatique a ouvert des routes qui faisaient autrefois rêver les explorateurs. Le passage du Nord-Ouest, qui relie l’Atlantique au Pacifique en passant par l’archipel canadien, est désormais navigable plusieurs semaines par an, réduisant de plusieurs milliers de kilomètres le trajet maritime entre l’Asie et l’Europe. Plus au nord, la Route du Nord contournant la Sibérie est déjà empruntée par les navires russes et chinois comme alternative au canal de Suez. Les gains de temps sont si considérables qu’ils bouleversent les calculs économiques mondiaux : un voyage qui prenait auparavant 35 jours peut désormais être effectué en moins de 22 jours.
La fonte des glaces ouvre non seulement des voies, mais expose aussi des territoires disputés. Sous cet océan, des richesses cachées émergent, telles que le pétrole, le gaz et des minéraux essentiels. Chaque degré d’augmentation de température ouvre la voie à l’exploitation économique et à la militarisation. La carte de la géographie future ne se dessine plus sur terre, mais sur des mers autrefois glacées.
L’Arctique n’est plus une frontière morte. Aujourd’hui, c’est une frontière vivante et mouvante qui change de forme chaque été. Ce qui disparaît dans la glace apparaît comme des intérêts, et dans ce vide, puissances, entreprises et armées évoluent. Le paysage blanc devient l’échiquier sur lequel se joue le destin de la planète.
La Russie et la militarisation de la glace
Aucun pays ne possède plus de territoire dans l’Arctique que la Russie. Près de la moitié du littoral arctique de la planète est russe, et Moscou le sait. Elle y a déployé un réseau de bases militaires, de brise-glaces et de sous-marins sans équivalent au monde. De la péninsule de Kola aux îles de Nouvelle-Sibérie, la Russie a construit des aérodromes, des radars et des casernes qui transforment la glace en un front armé. Ce n’est pas de la rhétorique, c’est de la géographie militarisée.
Les sous-marins nucléaires de la Flotte du Nord patrouillent sous la glace, prêts à tirer des missiles intercontinentaux. Les avions de chasse MiG-31 survolent le cercle polaire arctique, rappelant que le ciel blanc est aussi l’espace aérien russe. Les brise-glaces nucléaires ouvrent des routes qui garantissent à Moscou le contrôle logistique de la Route du Nord. Aucun autre pays ne possède une telle capacité : la Russie possède plus de 40 brise-glaces, dont plusieurs à propulsion nucléaire, tandis que les États-Unis n’en possèdent que deux.
La stratégie n’est pas seulement militaire, mais aussi énergétique. Selon l’Institut d’études géologiques des États-Unis, les glaces russes abritent environ 90 milliards de barils de pétrole et 1 600 milliards de mètres cubes de gaz. Moscou estime que l’Arctique représentera 20 % de sa future production d’hydrocarbures. Des projets comme Yamal LNG, en Sibérie, exportent déjà du gaz liquéfié vers l’Europe et l’Asie via les routes arctiques. Chaque terminal construit dans le Nord est à la fois une base économique et militaire.
Pour le Kremlin, l’Arctique est le prolongement de sa confrontation avec l’OTAN. La région sécurise ses ressources, ses voies d’acheminement et ses capacités de réponse nucléaire immédiate. C’est le mur blanc à travers lequel la Russie réaffirme son statut de puissance mondiale. Dans un monde qui se réchauffe, Moscou mise sur le froid éternel pour garantir sa puissance.
Les États-Unis et le Canada à la table des négociations sur l’Arctique
Les États-Unis considèrent l’Arctique non seulement comme une frontière géographique, mais aussi comme une extension de leur sécurité nationale. Depuis l’Alaska, le Pentagone déploie des radars, des bases aériennes et des sous-marins qui patrouillent sous la glace. Le Commandement Nord considère la région comme sa première ligne de défense contre la Russie et comme un axe stratégique face à la présence émergente de la Chine. La Maison-Blanche le répète dans chacun de ses documents : l’Arctique fait partie intégrante de la compétition entre les grandes puissances.
Washington investit dans la modernisation de la base aérienne de Thulé, au Groenland, et renforce sa présence en Alaska avec des avions de chasse F-35 et des systèmes de défense antimissile. Contrairement à la Russie, les États-Unis disposent de peu de brise-glaces, mais ils compensent par leur technologie, leurs satellites et une flotte nucléaire qui évolue silencieusement sous les eaux polaires. La stratégie est claire : empêcher Moscou et Pékin de dominer les routes du Nord et veiller à ce que le commerce mondial ne dépende pas uniquement des corridors contrôlés par leurs rivaux.
Pour le Canada, l’Arctique est une région plus intime. Ottawa considère le passage du Nord-Ouest, qui traverse son archipel arctique, comme des eaux intérieures relevant de sa souveraineté. Les États-Unis et l’Europe le considèrent comme un détroit international. Cette distinction crée des tensions, même entre alliés. Le Canada défend sa souveraineté par des patrouilles, des programmes de surveillance et des projets d’infrastructure dans le Nord, mais ses capacités militaires sont limitées. Il a besoin de l’OTAN, et en particulier des États-Unis, pour maintenir une présence efficace.
L’OTAN considère l’Arctique comme un flanc vulnérable. La Norvège et le Canada militent pour un renforcement de l’alliance dans le nord, tandis que Washington cherche un équilibre entre le soutien à ses partenaires et la prévention d’un conflit direct avec la Russie. Il en résulte un équilibre précaire. Les États-Unis recherchent la dissuasion, le Canada revendique sa souveraineté, l’OTAN parle de coopération, mais la glace craque sous la pression d’intérêts concurrents.
La Chine et la « Route de la soie polaire »
La Chine n’est pas un pays arctique, mais elle se définit comme « proche de l’Arctique » et agit comme si elle avait droit à cette frontière blanche. Depuis 2013, elle est membre observateur du Conseil de l’Arctique et a déployé une stratégie patiente, avec des investissements dans la recherche scientifique, les ports et les transports qui en font un acteur incontournable du Nord. Pour Pékin, l’Arctique est le prolongement de son projet le plus ambitieux : la Nouvelle Route de la Soie.
Des brise-glaces chinois, tels que le Xue Long et le Xue Long 2, ont sillonné les routes arctiques lors d’expéditions scientifiques qui démontrent également leurs capacités logistiques. Des universités et centres de recherche chinois maintiennent des stations en Islande et en Norvège, présentées comme une coopération scientifique, mais alignées sur les intérêts stratégiques du Parti communiste. Chaque carte, chaque mesure et chaque port construit s’inscrivent dans un plan global.
Les investissements parlent d’eux-mêmes. La Chine a financé des terminaux portuaires en Russie et au Groenland, participe à des projets énergétiques comme Yamal LNG en Sibérie et négocie des accords avec l’Islande pour établir des corridors de transport. Ses compagnies maritimes expérimentent déjà la Route du Nord, réduisant ainsi les jours et les coûts des échanges avec l’Europe. Le calcul est clair : une moindre dépendance au canal de Suez et au détroit de Malacca, deux points vulnérables en cas de conflit.
Le discours officiel parle de science, de coopération et de développement durable, mais derrière tout cela se cache une logique de puissance. L’Arctique apparaît dans les documents de l’Initiative Ceinture et Route comme un « corridor bleu », aux côtés des routes maritimes de l’Inde et du Pacifique. Il s’agit d’une nouvelle étape dans l’ambition de la Chine de se transformer en une puissance maritime et commerciale mondiale.
L’Arctique, qui semblait être la chasse gardée de la Russie et des États-Unis, s’ouvre à un troisième acteur doté d’une patience millénaire et de ressources inépuisables. Pékin n’a pas besoin de bases militaires pour asseoir son influence ; il lui suffit d’ouvrir des voies glaciaires dans le cadre de sa stratégie globale.
L’Europe et les petits géants nordiques
L’Europe n’a pas un seul visage en Arctique, mais plutôt plusieurs, petits par leur territoire mais d’une importance considérable. La Norvège, le Danemark, l’Islande et la Suède apparaissent comme des pièces maîtresses sur un échiquier qui dépasse leurs dimensions. À cela s’ajoute le Groenland, territoire autonome sous souveraineté danoise, qui revêt une importance disproportionnée par rapport à sa taille. Ensemble, ces acteurs représentent le sommet européen de la géopolitique des glaces.
La Norvège est membre de l’OTAN et gardienne d’une zone stratégique de la mer de Barents. Ses ports et ses bases militaires soutiennent les opérations alliées dans le nord. L’extraction de pétrole et de gaz dans l’Arctique norvégien a fait d’Oslo un fournisseur essentiel de l’Europe après la coupure des approvisionnements russes. La Norvège ne se contente pas de protéger ses eaux territoriales, elle renforce également la présence occidentale face à Moscou.
Le Danemark exerce sa souveraineté sur le Groenland, une île plus grande que l’Europe occidentale, comptant à peine 56 000 habitants, mais disposant de ressources minérales stratégiques. Sa situation géographique fait du Groenland un porte-avions naturel entre les Amériques et l’Europe. Les États-Unis entretiennent depuis des décennies la base aérienne de Thulé, un élément essentiel de leur système de défense antimissile. La Chine a tenté d’investir dans des mines et des aéroports sur l’île, suscitant l’inquiétude à Washington et à Copenhague.
L’Islande, dépourvue de sa propre armée, est une enclave logistique de l’OTAN au milieu de l’Atlantique Nord. En rejoignant l’alliance, la Suède et la Finlande ont accru la pression sur la Russie, resserrant encore davantage le cercle géopolitique.
L’Europe se présente comme un défenseur de la coopération scientifique et environnementale, mais en pratique, elle dépend de ses partenaires militaires et technologiques. Les petits géants nordiques agissent comme des sentinelles pour le continent et comme un pont entre la politique européenne et la banquise arctique. Leur taille ne se mesure pas en kilomètres, mais en leur poids stratégique sur un échiquier où chaque île peut modifier l’équilibre mondial.
Ressources cachées sous la glace
Sous la blanche couverture de l’Arctique se cache un trésor qui attire puissances et entreprises avec la même force que l’or attirait les conquistadors. L’Institut d’études géologiques des États-Unis estime que la région recèle jusqu’à 90 milliards de barils de pétrole et 1 600 milliards de mètres cubes de gaz naturel, soit près de 13 % du pétrole et 30 % du gaz encore inexplorés de la planète. La fonte des glaces ouvre non seulement des voies d’accès, mais aussi des trésors insoupçonnés.
Outre les hydrocarbures, l’Arctique recèle des minéraux essentiels à l’économie du XXIe siècle. Le Groenland et la Sibérie recèlent des réserves de terres rares, de nickel, de cuivre et de cobalt, indispensables à la fabrication de batteries, d’éoliennes et de puces électroniques. Ce qui, il y a quelques décennies, semblait un territoire inhospitalier apparaît aujourd’hui sur les cartes des sociétés minières comme un nouvel Eldorado gelé.
Les projections économiques sont vertigineuses. D’ici 2050, l’exploitation de l’Arctique pourrait générer des centaines de milliards de dollars d’exportations d’énergie et de minéraux. La Russie estime que ses projets gaziers à Yamal et Kara contribueront à eux seuls à un tiers de sa production nationale au cours des prochaines décennies. La Chine voit dans ces chiffres une opportunité pour assurer sa transition énergétique. L’Europe y voit une alternative à la dépendance russe. Chaque bloc économique aborde la question de la glace avec un œil sur ses futurs bilans.
Mais le dilemme est de taille. Exploiter ces ressources signifie détruire des écosystèmes fragiles et accélérer le changement climatique, qui fait déjà fondre les glaces. Les préserver impliquerait de renoncer à une fortune et à un avantage stratégique. L’Arctique est tiraillé entre le statut de sanctuaire naturel et celui de carrière mondiale. La décision des puissances déterminera si l’humanité a tiré les leçons de ses erreurs ou si la soif de ressources continuera de dicter l’histoire.
Le droit international et le Conseil de l’Arctique
L’Arctique ne se résume pas seulement à la glace et à la richesse ; c’est aussi une faille juridique qui se transforme en champ de bataille diplomatique. En vertu de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM), les pays côtiers peuvent revendiquer une zone économique exclusive de 200 milles nautiques, extensible s’ils prouvent que les fonds marins constituent un prolongement naturel de leur plateau continental. Cette déclaration, aussi froide qu’immuable, a déclenché une avalanche de revendications. La Russie, le Canada et le Danemark ont déposé des revendications territoriales se chevauchant autour du pôle Nord. Les États-Unis n’ont même pas ratifié la convention, et pourtant, ils agissent comme si leurs droits étaient incontestables.
Créé en 1996, le Conseil de l’Arctique rassemble les huit États arctiques, ainsi que des organisations de peuples autochtones et des pays observateurs comme la Chine, l’Allemagne et la France. Il se présente comme un forum de coopération scientifique et environnementale, mais ne dispose d’aucune autorité contraignante sur les questions militaires ou de souveraineté. Lorsque la guerre en Ukraine a tendu les relations, ses réunions ont été gelées, démontrant la fragilité du seul organe multilatéral de la région.
L’absence de règles claires transforme chaque expédition, chaque exploration et chaque base en acte politique. Le droit international se heurte à la réalité de la fonte des glaces, car la géographie évolue plus vite que les lois. Ce qui était hier de la glace permanente est aujourd’hui un océan ouvert. Comment les traités conçus pour des mers stables peuvent-ils être appliqués dans une région qui se transforme d’année en année ?
Il en résulte un jeu sans arbitre. Chaque puissance interprète la loi selon ses intérêts. La Russie plante des drapeaux au fond de l’océan, le Canada défend son archipel, le Danemark revendique le Groenland et les États-Unis se réservent le droit d’agir. Le Conseil de l’Arctique débat, mais la véritable force est déterminée par les brise-glaces et les sous-marins. La justice internationale se refroidit lorsque la géopolitique réchauffe la glace.
Peuples autochtones de l’Arctique
Avant même que les cartes ne tracent des frontières et que les puissances n’y déploient leurs armées, l’Arctique avait déjà des gardiens. Les Inuits, les Samis, les Tchouktches et des dizaines d’autres peuples autochtones habitent ces terres depuis des millénaires. Pour eux, la glace n’est ni un butin ni une frontière ; c’est leur foyer, leur culture et leur nourriture. Leurs traîneaux, leurs chants, leurs dieux et leurs filets de pêche témoignent d’une relation à la terre qui ne se mesure pas en barils de pétrole ou en tonnes de gaz.
Aujourd’hui, ces populations sont en première ligne face au changement climatique. La fonte des glaces perturbe leurs itinéraires de chasse, détruit leurs habitations construites sur le pergélisol, pollue leurs rivières et les expose à des maladies inconnues. Ce qui représente un business de plusieurs milliards de dollars pour les puissances est une menace existentielle pour elles. Chaque degré de hausse de température efface une partie de leur mémoire collective.
La militarisation les affecte également. En Sibérie, les communautés tchouktches cohabitent avec des bases russes qui modifient leurs territoires. En Alaska, les Inuits voient leurs terres ancestrales transformées en camps d’entraînement militaire. Au Groenland, les décisions concernant les minéraux et les projets d’extraction sont prises à Copenhague ou à Washington, et non par les habitants de l’île. Les voix de ceux qui se soucient de la glace sont ignorées par ceux qui la réclament depuis des bureaux éloignés.
Pourtant, ces peuples résistent. Ils participent au Conseil de l’Arctique en tant qu’organisations permanentes, exigeant que la coopération scientifique et environnementale inclue leurs droits. Ils défendent l’idée que l’Arctique n’est pas un territoire vide, mais un foyer de cultures vivantes. Leur présence rappelle au monde que l’avenir de la glace ne se décide pas uniquement en termes de pouvoir. L’Arctique appartient aussi à ceux qui l’habitent, et leur droit à l’existence est aussi précieux que n’importe quelle route ou ressource.
L’Arctique, miroir de l’avenir de l’humanité
L’Arctique n’est pas seulement un territoire disputé ; c’est un miroir dans lequel l’humanité se reflète. Chaque base militaire, chaque brise-glace et chaque puits de gaz reflètent nos décisions collectives.
C’est là, dans la glace qui fond, que se trouve le dilemme du XXIe siècle : répéter l’histoire des guerres pour le territoire et les ressources ou construire un espace commun symbolisant la maturité et la coopération.
La région concentre tous les éléments de la géopolitique moderne : changement climatique, énergie, routes commerciales, puissance militaire et droits des peuples autochtones. Ce qui se passe au Nord ne restera pas confiné au cercle polaire ; ses répercussions se feront sentir sur toute la planète. Si l’Arctique devient un champ de bataille, le monde basculera dans une nouvelle ère de confrontation mondiale. S’il devient un sanctuaire de coopération scientifique et environnementale, ce sera le signe que l’humanité a appris à se regarder sans se détruire elle-même.
Les puissances sont tentées de considérer l’Arctique comme un enjeu. Les chiffres sont impressionnants : routes plus courtes, pétrole, gaz, minéraux essentiels. Mais les enjeux sont bien plus importants. La glace offre la possibilité d’un autre pacte, d’une alliance qui brise la logique de la concurrence. Ce n’est pas de la naïveté ; c’est une nécessité. La planète ne supportera pas une nouvelle guerre froide dans un océan de tensions.
Nos enfants et leurs petits-enfants hériteront d’un Arctique différent de celui que nous avons connu. Ce ne sera pas un mur de glace immuable, mais une mer ouverte, peuplée de choix humains. Ce miroir nous dira si nous choisissons la guerre comme destin inévitable ou la coopération comme espoir possible. L’avenir de l’Arctique sera l’avenir du monde.
Le butin sous la glace
L’Arctique n’est pas seulement un territoire blanc en train de fondre ; c’est un véritable écrin enfoui sous des kilomètres de glace, qui suscite la convoitise mondiale. Les estimations sont approximatives car l’exploration y est limitée, mais les chiffres suffisent à comprendre pourquoi puissances et entreprises se disputent chaque mètre carré. Ce qui s’y trouve est l’équivalent d’un nouveau Moyen-Orient gelé, sauf qu’il est entouré de routes maritimes qui réduisent les temps et les coûts de transport.
Valeur marchande estimée
- Pétrole : environ 13 % des réserves non découvertes : environ 90 milliards de barils. Énergie, plastiques, transports : 6 000 à 7 000 milliards de dollars US.
- Gaz naturel : environ 30 % des réserves non découvertes : environ 1 600 milliards de pieds cubes. Électricité, chauffage et engrais : 8 000 à 10 000 milliards de dollars.
- Terres rares : environ 10 % des réserves connues (Groenland, Sibérie). Puces, batteries, éoliennes, défense : 1 000 à 1 500 milliards de dollars.
- Nickel : environ 7 % des réserves mondiales. Véhicules électriques, aciers inoxydables et superalliages : environ 500 milliards de dollars.
- Cobalt : environ 5 % des réserves mondiales. Batteries lithium-ion et appareils électroniques portables : environ 250 milliards de dollars.
- Cuivre : environ 8 % des réserves mondiales. Câbles, infrastructures et énergies renouvelables : environ 400 milliards de dollars.
Ces chiffres ne sont pas de simples statistiques. Ils rappellent que sous la fonte des glaces se cache un trésor susceptible de redéfinir l’économie mondiale. Pour les puissances, chaque pourcentage représente sécurité énergétique, contrôle technologique et avantage militaire. Pour l’humanité, chaque forage représente un pas de plus vers la destruction d’un écosystème unique.
Le dilemme est brutal. L’Arctique peut être perçu comme un sanctuaire naturel inspirant la coopération ou comme la dernière grande mine de la planète, où l’histoire du pillage se répète. Les décisions des prochaines décennies détermineront si le Grand Nord sera un symbole de guerre ou un exemple de maturité.
L’Arctique est un miroir
L’Arctique est un miroir dans lequel l’humanité se dénude. En réalité, la glace fond, ouvrant des voies et des trésors qui attisent la cupidité des puissances et des entreprises. La Russie militarise ses côtes avec des sous-marins nucléaires et des brise-glaces. Les États-Unis surveillent la situation depuis l’Alaska et le Groenland avec des radars et des avions de chasse invisibles. Les peuples autochtones sont déplacés par des projets sur lesquels ils n’ont pas leur mot à dire et résistent à peine dans les forums internationaux. Tel est le paysage réel, froid et calculateur, où chaque décision a un parfum de dispute.
La beauté qui devrait être est encore intacte dans l’imaginaire. L’Arctique pourrait être le grand sanctuaire de la planète, un espace préservé comme patrimoine commun, un laboratoire pour la science et non pour la guerre, un refuge pour les cultures qui nous apprennent à vivre en harmonie avec la nature. Au lieu de bases militaires, on pourrait y installer des centres de coopération climatique. Au lieu de forages, on pourrait conclure des traités reconnaissant la glace comme un bien universel. Au lieu de sous-marins nucléaires, on pourrait conclure des accords la déclarant zone de paix.
Nous ne serons plus là pour voir ce rêve se réaliser. Mais nos enfants et leurs petits-enfants hériteront de ce territoire. Ce sont eux qui décideront si l’Arctique restera dans les mémoires comme la première guerre de la fonte des glaces ou comme le pacte qui a inauguré une nouvelle ère pour l’humanité. Espérons qu’ils sauront choisir la seconde option. Qu’ils comprendront que la fonte des glaces ne recèle pas seulement des ressources, mais aussi un avenir. Qu’ils apprendront que la véritable puissance ne réside pas dans la domination de l’Arctique, mais dans sa préservation.
Bibliographie et références
- Conseil de l’Arctique (2023). Rapports et déclarations du Conseil de l’Arctique.
- Service géologique des États-Unis (2008). Évaluation des ressources circumarctiques : estimations des réserves de pétrole et de gaz non découvertes au nord du cercle polaire arctique.
- Nations Unies (1982). Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM).
- SIPRI (2024). Base de données sur les dépenses militaires.
- NOAA (2023). Bulletin de l’Arctique : Mise à jour pour 2023.
- Union européenne (2023). Politique arctique de l’UE et pacte vert pour l’Europe.
- Fédération de Russie (2022). Fondements de la politique d’État de la Fédération de Russie dans l’Arctique jusqu’en 2035.
- Gouvernement du Canada (2023). Cadre stratégique du Canada pour l’Arctique et le Nord.
- Conseil d’État chinois (2018). Livre blanc sur la politique arctique de la Chine.
- GIEC (2023). Rapport de synthèse sur les changements climatiques.
- WWF (2022). Rapports du programme Arctique.
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