En avril dernier avait lieu  un évènement artistique magnifique à l’église St Dominique à Bruxelles.  A l’initiative d’artistes européens, du monde arabe et israeliens, un concert se tenait en protestation contre le génocide palestinien.  Des voix  chantées mais auss sous forme de discours se sont élevées haut et fort. L’un des discours, particulièrement émouvant, est reproduit ci-dessous.  La personne qui s’exprime, Colette Braeckman, est journaliste, au coeur des conflits les plus virulents depuis plus de 40 ans.  Sa parole témoigne d’une profonde solidarité professionnelle et humaine. 

« Si nul n’oserait dire aujourd’hui qu’il ignore ce qui se passe à Gaza, c’est avant tout aux journalistes palestiniens qu’on le doit : près de 200 d’entre eux sont morts pour avoir osé filmer l’indescriptible, illustrer l’impossible, tenté de faire le bilan des dégâts non quantifiables. Ils ont mis un nom, et parfois un visage sur des milliers de victimes qui, sans eux, auraient été englouties dans l’anonymat. Les journalistes étrangers, arabes ou occidentaux ont été bannis et une reporter de CNN, Clarissa Ward a reçu le prix Bayeux du journalisme pour avoir osé défier les consignes et réussi à passer trois heures dans un hôpital de Gaza.

À part elle, personne n’a osé braver la censure israélienne. Nul ne s’est départi de son gilet pare-balles pour tenter de se glisser au milieu des déplacés, avancer au milieu des errants, bivouaquer sur les ruines. Où sont passés les Albert Londres, les Michael Herr, les descendants des correspondants qui couvraient les guerres du Vietnam, qui traversaient les lignes pour gagner la Bosnie, le Rwanda, l’Afghanistan ? Naguère, ils se déguisaient en moudjahidines, se glissaient, anonymes, parmi les cohortes de réfugiés, ils volaient des images, rassemblaient des témoignages et, après avoir fait la nique à l’occupant, ils ramenaient leur vérité comme un butin précieux, labellisé par trois mots, toujours les mêmes : « j’ai vu » ou « j’y étais ».

Si les journalistes frustrés, amers, ont renoncé à défier les interdits, ce n’est ni par lâcheté, ni par complaisance, mais tout simplement parce que le prix à payer n’était pas négociable : au-delà des lignes, c’est une mort sans sommation qui les attendait.

Il a fallu qu’un historien, Jean-Pierre Filiu, se glisse dans un convoi humanitaire en compagnie de soignants pour que puisse nous parvenir le témoignage[1] de l’un des « nôtres ». Un homme connu, respecté, publié dans les meilleurs journaux, bref une « source » d’autant plus incontestable que, d’origine juive et familier de Gaza, il parlait aussi la langue des expulsés. À de nombreuses reprises, depuis des décennies, il s’était rendu dans ce que l’on appelle l’« enclave » – un terme convenu, presque « lyophilisé » pour masquer l’odeur de la mort qui imprègne désormais ce morceau de terre –, un lieu de désolation que les expulsés appellent encore patrie.

Filiu était d’autant plus crédible qu’au retour, c’est en notre langue, avec nos sensibilités (par décence nous éviterons de parler de « valeurs ») qu’il a réussi à exprimer des émotions qui, dès le début de l’assaut, auraient dû briser nos inhibitions, nous permettre de nommer l’innommable qui a suivi l’attentat initial, haineux et brutal, qui a déclenché la machine infernale.

Durant un mois, inséré dans une équipe humanitaire, Filiu, historien, homme de livres et d’archives, s’est coulé dans le réel tandis que les journalistes, hommes du papier, du direct et de l’instant, sont demeurés cloués de l’autre côté de la barrière.

Ils ont respecté les interdits, se sont soumis à une censure insensée, pliés aux règles d’un État qui avait depuis longtemps piétiné toutes les normes du droit de la guerre, du droit à l’information, du droit à la vie… Certes, nul ne pouvait ignorer les risques et les sanctions, mais pourquoi célébrer le courage dont Anna Politkovskaïa avait fait preuve face au Kremlin, accorder des prix Albert Londres ou Bayeux aux héros des guerres du passé, et s’incliner devant les interdits aujourd’hui dressés par l’armée israélienne ?

Face à ces soldats qui détruisaient les hôpitaux, mutilaient des enfants, affamaient un peuple tout entier, pour quelles raisons les journalistes ont-ils dû s’incliner devant ces hommes arnachés d’uniformes, pareils à ceux de nos militaires, chargés d’armes venant parfois de nos usines ou produits dérivés de notre savoir-faire ? La réponse est simple, elle tombe sous le sens : les journalistes voulaient tout simplement demeurer en vie. Mais en acceptant le bannissement de « nos » témoins, des porteurs de « notre » regard, n’avons-nous pas délibérément détourné les yeux, refusé d’en savoir plus encore ?

Pourquoi ? Peut-être parce que les crimes de guerre n’étaient pas commis par des « sauvages » si faciles à blâmer, si vite relégués dans un autre monde, celui de la barbarie. Parce que la violence n’émanait pas d’un régime appartenant à l’autre « camp » idéologique mais était le fait de tireurs d’élite ouvrant le feu au nom d’un pays se réclamant de la démocratie, sinon du libéralisme. Parce que les tueries étaient perpétrées par de grands garçons, des conscrits qui auraient pu sortir de nos écoles, être nos fils. De jeunes hommes qui parlaient parfois notre langue et ressemblaient à nos enfants, grandis trop vite en abandonnant leur innocence, sinon leur humanité…

C’est pour cela que Gaza, niée, nivelée, concassée, où les décombres sont d’anonymes sépultures, où les chiens errants sont mieux nourris que les enfants, Gaza est désormais l’image de notre propre effondrement. L’effondrement de nos valeurs que nous prétendions universelles et qui doivent à présent être défendues par une Afrique du Sud qui n’a pas perdu le souvenir des luttes contre la discrimination et le mépris.

Dans les décombres de Gaza gît un monde dans lequel nous osions invoquer nos valeurs, mais aujourd’hui la vérité des faits nous saute au visage : nous avons soutenu l’occupant plus que la victime, nous nous sommes reconnus dans le barbare au visage lisse et nous avons toléré, sinon protégé, les livraisons d’armes qui lui étaient destinées.

Dans les ruines de Gaza gisent nos lois, nos préceptes, nos interdits, désormais frappés de péremption. Gaza, c’est aussi la fin d’un monde, de notre monde, celui qu’après des siècles de conquêtes et de massacres, nous avions voulu construire en réservant à chacun sa part d’humanité, ses chances et ses rêves.

Filiu, l’historien, rappelle opportunément qu’autrefois Gaza n’était pas qu’une prison, un champ de ruines, un cirque fermé où s’achève la mise à mort. Convoquant ses souvenirs et son savoir, l’historien évoque un lieu biblique, une oasis florissante, des plages douces, des eaux abondantes et pures. Il exprime l’attachement porté à cette terre depuis toujours irriguée et cultivée, où il aurait été possible de vivre en paix et de rêver d’avenir.

Il faut le répéter : l’effondrement de Gaza, sa mise à mort, c’est aussi la condamnation de notre monde. Qui pourra désormais porter le moindre crédit à nos valeurs ainsi pulvérisées, écouter notre voix alors qu’ici, elle est demeurée silencieuse et inefficace, croire en nos hypocrites serments de « plus jamais ça ».

Gaza, c’est notre défaite. Défaite personnelle des journalistes frappés d’interdit, mise à l’écart des hommes politiques, discrédit des négociateurs de tout bord. Négation de notre commune humanité.

Gaza, avec un peuple entier qui enjambe les gravats et campe sur les pierres, ce n’est pas un rappel des tragédies anciennes, que l’on disait « bibliques ». C’est l’image d’un monde sans repères, où un slogan en remplace un autre. Au « plus jamais ça » de nos pères a succédé le « tout est possible ».

Chacun de nous devrait porter le deuil et observer le silence, car à Gaza ce sont aussi nos promesses et nos serments qui ont été réduits en poussière. Aux enfants et petits-enfants, nous léguons un monde en miettes. Auront-ils le courage et la force de reconstruire ce que nous avons laissé détruire ?  »

Colette Braeckman, journaliste

[1] Jean-Pierre Filiu, Un historien à Gaza, Les Arènes, Paris, 2025.