Vouloir traiter des liens entre pacifisme et non-violence, c’est s’interroger sur ce qui les différencie et sur ce qui les rapproche. Mon propos ne sera pas neutre, ni distant, puisque je parle à partir de la grille de lecture de la non-violence politique.

Dans cette contribution, je commencerai par préciser ce que la non-violence peut dire de deux notions qui sont au cœur de notre sujet : la guerre et la paix. C’est à partir de ces prémices qu’il me semble possible d’articuler une réflexion sur le pacifisme et la non-violence.

Dans un deuxième temps, je soulignerai, toujours du point de vue de la non-violence, quelles sont les limites du pacifisme traditionnel et pourquoi il n’a pas toujours été en mesure d’avoir une prise sur les événements.

Puis, j’élargirai mon propos en développant ce que j’appellerai les rapports contrariés entre le pacifisme et la non-violence, d’une part en convoquant le positionnement de quelques personnages historiques, et d’autre part en montrant que le refus de la guerre doit s’accompagner de la recherche d’une alternative à la guerre.

Enfin, je terminerai par quelques pistes pour rapprocher les deux notions et explorer ce que pourrait être un « pacifisme non-violent » pour notre siècle.

De la guerre et de la paix

Première réflexion : La guerre n’est pas la continuation de la politique par d’autres moyens, elle constitue une rupture avec les moyens classiques de la politique, à savoir le dialogue, la négociation, la gestion pacifique des conflits de la cité. La politique en démocratie, tant par ses moyens que par ses fins, est opposée au recours à la violence, puisque la violence signifie l’échec de la politique. Le but du politique est bien de concourir à la pacification de la vie en société. Ainsi, les lois de la guerre et celles de la politique sont antinomiques. A partir du moment où la guerre est déclarée, la politique s’interrompt et nous entrons dans le règne de la violence instrumentale des moyens de la guerre.

Deuxième réflexion : Il n’existe pas de « guerre juste ». La cause qui justifie la guerre peut être juste, mais les moyens de la guerre, c’est-à-dire les destructions, les bombardements de civils, le déchaînement des armes meurtrières toujours plus sophistiquées et puissantes, tous ces moyens ne sont jamais justes, car ils sèment la terreur, la désolation, la mort avec des victimes toujours plus nombreuses. Le concept de « guerre juste » ne peut avoir sa place que dans une culture de la violence qui considère que tous les moyens sont bons, légitimes et nécessaires pour atteindre un objectif, pour défendre une cause, qu’elle s’appelle la patrie, la démocratie, ou même la paix. La guerre est une folie meurtrière, un immense malheur, une tragédie irréparable que rien ne peut justifier.

Troisième réflexion : la guerre rime avec déshumanisation. La guerre entraîne aussi une forme de déshumanisation des soldats enrôlés, entraînés, instrumentalisés pour commettre des actes qu’en temps normal la raison réprouve. On pense faire la guerre pour défendre une noble cause, mais dans les faits on tue, on massacre, et on finit par s’y habituer. On ne sort pas indemne de la violence que l’on inflige aux autres pendant la guerre. Combien de soldats revenus de la guerre désormais incapables de mener une vie normale du fait de symptômes post-traumatiques ou/et de blessures physiques définitives ? Et combien de suicides ? La guerre est illégitime car elle est contraire à la nature profonde de l’homme. Elle est un suicide collectif.

Quatrième réflexion : La paix n’est pas le contraire de la guerre, elle n’est pas un état de « non guerre ». La paix est un accord entre deux parties pour cesser les hostilités et définir les modalités d’une coexistence commune pacifique. Fondamentalement, la paix n’est pas un état, mais une action constructive qui relève de la volonté humaine. La paix est toujours fragile et nécessite une vigilance et une action résolue pour prévenir les risques de guerre.

Cinquième réflexion : La paix a besoin de la justice. L’absence de guerre n’est pas suffisante pour être en paix. Dans un régime totalitaire, la « paix » et « l’ordre » règnent, mais l’injustice et l’oppression sont la norme. Ce qui porte atteinte à la paix, c’est précisément tout ce qui porte atteinte à la dignité humaine. Pas de paix sans justice. La première tâche d’une politique de paix, c’est d’instaurer la justice par le biais d’institutions démocratiques qui garantissent l’égalité des droits et le respect des libertés.

Sixième réflexion : La paix est un combat. La paix dans la justice et la liberté, si elle est un droit de la personne humaine, sera toujours un droit à conquérir, tant les valeurs qui la fondent sont fragiles et sont mises en cause par des idéologies de la violence, de l’exclusion, de la discrimination qui continuent à prospérer. Le combat pour la paix est un éternel combat.

Les insuffisances du pacifisme traditionnel

Ces premières réflexions et définitions sur la guerre et la paix, du point de vue de la grille de lecture de la non-violence, nous amènent à pointer du doigt les insuffisances du pacifisme « traditionnel », qu’il soit « absolu » ou « conditionnel ».

Lorsque les partisans du pacifisme considèrent que la guerre est le plus grand des maux, ils risquent de concevoir la paix, en tant qu’absence de guerre, comme un absolu. Ce faisant, ils pourraient s’accommoder d’une paix sans justice et sans liberté. Le pacifisme absolu s’enferme alors dans une posture moraliste, dénonçant certes avec raison les horreurs de la guerre, mais sans prise sur les événements. Il prête ainsi le flanc à la critique de ceux qui considèrent les pacifistes comme des utopistes dangereux qui cautionnent les oppressions et les injustices.

Un autre élément de faiblesse du pacifisme est de considérer que les armées et les armements sont les premiers facteurs de guerre, oubliant que ce sont les idéologies nationalistes, religieuses, impérialistes et capitalistes, principalement, qui sont sources de guerre. Le désarmement, s’il est souhaitable pour abaisser les tensions et les risques de guerre, n’est pas suffisant pour éradiquer la guerre de l’histoire. Il importe de s’attaquer aux racines de l’émergence des guerres.

Le pacifisme « conditionnel », tout en condamnant la guerre, considère qu’il existe des situations historiques où la nécessité de la guerre s’impose pour résister à une agression extérieure. Ce pacifisme là est proche de la doctrine de la « guerre juste », au nom de la défense de la cause juste. Les tenants de ce pacifisme auront alors bien du mal à faire comprendre que le recours à la guerre est un moindre mal, alors que les arguments pour combattre le mal de la guerre ont été auparavant déployés avec vigueur.

Qu’il soit « absolu » ou « conditionnel », le pacifisme procède trop souvent d’une vision idéaliste de l’histoire. En faisant l’éloge du droit, du dialogue, de la confiance, de l’amitié et de la réconciliation entre les peuples pour résoudre les conflits internationaux, le discours pacifiste semble ignorer les rapports de force qui régissent les conflits.

La grande faiblesse du pacifisme, malgré ses mérites et ses vertus, est de ne pas proposer d’alternatives pour défendre la liberté et la justice lors des conflits. Le pacifisme traditionnel a ainsi été dans l’incapacité d’avoir une réelle prise sur les événements. Et il s’est retrouvé largement stigmatisé par l’idéologie dominante, mais aussi par des philosophes, et non des moindres, comme Simone Weil. Les partisans du militarisme utilisent d’ailleurs souvent Les accords de Munich de 1938 comme insulte suprême pour dénigrer ceux qui défendent le non recours à l’escalade militaire. Tout débat est alors bloqué.

Les rapports contrariés entre le pacifisme et la non-violence

J’en viens maintenant à ce que j’appelle, les rapports contrariés entre le pacifisme et la non-violence, même si les premières réflexions montrent déjà des nuances et des différences entre les deux notions. Il est un fait que le pacifisme et la non-violence ont rarement fait cause commune. L’histoire nous apporte quelques éléments de réponse.

Si nous écoutons le fondateur de la non-violence contemporaine, Gandhi, on pourrait le classer dans la catégorie des « pacifistes conditionnels ». Lorsque Gandhi écrit qu’il préférerait que l’Inde eut recours aux armes contre l’empire britannique plutôt que de voir son peuple humilié et martyrisé sans réagir, il cautionne une forme de « guerre juste ». « Si le choix n’était qu’entre la violence et la lâcheté, dit encore Gandhi, je conseillerais la violence ». Toutefois, on oublie trop souvent la suite de sa réflexion : « Mais je n’en crois pas moins que la non-violence est supérieure à la violence ». Et tout le mérite de Gandhi a été justement de montrer qu’il existait une alternative non-violente à la résistance armée et à la guerre de libération.

Ce qui est certain, c’est que Gandhi récuse tout pacifisme absolu. Lui-même a d’ailleurs participé à plusieurs conflits armés sans être toutefois un combattant. Il a constitué une unité d’ambulanciers qui a aidé les Britanniques dans la guerre des Boers (1899-1902) ; en 1918, il a soutenu l’Angleterre en organisant une campagne de recrutement pour l’armée indienne ; enfin, même s’il a condamné les Accords de Munich et le recours à la guerre au nom du principe de non-violence, il a tout fait pour éviter de gêner l’effort de guerre britannique contre Hitler entre 1939 et 1942.

Un autre repère historique est Romain Rolland. Comme vous le savez, il a été l’un des plus fervent défenseur de la cause de la paix en 1914 et est devenu de ce fait l’une des plus importantes personnalités pacifistes de son époque. Lorsqu’il se met à l’écoute de Gandhi, en 1924, et qu’il publie une biographie du leader indien, Romain Rolland s’attache à distinguer la non-violence du pacifisme. Du moins, Romain Rolland veut se démarquer d’un certain pacifisme qui ignore la réalité des conflits, ce qu’il appelle le « pacifisme passif », pour mieux faire valoir la force de l’action non-violente, qui est tout le contraire de la passivité.

Cependant, et nous sommes au cœur des dilemmes qui ont souvent traversé les militants de la non-violence dans l’histoire, Romain Rolland constate, dans les années 30, que l’Europe n’a pas voulu prêter attention à cette forme nouvelle de combat (et à cet égard, il en veut à ses amis pacifistes). Il affirme alors que l’Europe se trouve à ce moment-là dans la nécessité de tout faire pour combattre le fascisme et le nazisme. A regrets, et tout en gardant la non-violence de Gandhi en haute estime, il considère que l’Europe n’a pas d’autres choix que les moyens de la violence et la guerre pour lutter contre l’impérialisme et le fascisme.

Ce dilemme demeure encore aujourd’hui. Lorsque les États investissent dans les seuls moyens de la violence armée et de la guerre pour protéger la nation d’une agression extérieure, seuls ces moyens sont opérationnels quand l’agression survient. Le militant pacifiste et le militant non-violent sont alors tous les deux confrontés à une tension morale extrême issue de ce dilemme : soit soutenir la guerre pour ne pas cautionner une injustice, mais au risque de trahir ses propres valeurs et convictions, pacifistes ou non-violentes ; soit refuser le choix de la guerre sans avoir la possibilité de soutenir une alternative opérationnelle pour combattre efficacement l’agression, et ce faisant se sentir moralement complice d’une injustice flagrante. C’est dans ce dilemme que nous sommes actuellement, notamment par rapport à la guerre en Ukraine.

Dans les rapports contrariés entre la non-violence et le pacifisme, il y a une critique fondamentale émise par les partisans de la non-violence à l’encontre du pacifisme traditionnel. Cette critique peut se résumer en une formule : Les discours contre la guerre, les discours pour le désarmement, aussi nécessaires soient-ils, sont insuffisants et inopérants parce qu’ils oublient un point fondamental, à savoir que « la guerre ne mérite pas seulement une condamnation, elle exige une alternative [1] » (Jean-Marie Muller). De la même manière que la non-violence, qui dit non à la violence, propose et met en œuvre des stratégies d’action non-violente pour lutter contre les injustices et les oppressions, le non à la guerre doit s’accompagner de la mise en œuvre d’« équivalents fonctionnels de la guerre » qui permettent aux peuples de résister contre les oppressions et aux nations de se défendre contre des agressions militaires.

La guerre nécessite une alternative

La philosophie politique de la non-violence estime en effet cohérent et responsable de penser et concevoir des alternatives opérationnelles et crédibles à la guerre classique pour défendre et promouvoir la paix dans la justice. Quelles sont ces alternatives ?

La première est ce que nous appelons la défense civile non-violente. Le militant de la non-violence soucieux de préserver et bâtir la paix avec des moyens justes a conscience qu’il ne peut se dérober face à ses responsabilités en matière de défense. Depuis les années 50, et pendant plus de quarante ans, de nombreux universitaires, mais aussi des militants de la non-violence, ont réalisé, à partir des études de cas de résistance civile dans l’histoire, des travaux de recherche sur une forme de défense alternative à la défense armée, basée sur les moyens de l’action non-violente. La défense civile non-violente est une politique de défense qui met en place et si besoin met en œuvre des moyens de résistance civile pour empêcher un agresseur éventuel d’atteindre ses objectifs militaires, politiques, idéologiques et économiques. Cette réflexion sur cette forme de défense, était en veille depuis le début des années 90, elle redevient d’actualité à la faveur de la guerre en Ukraine. Signalons que de nombreux gouvernements en Europe, dans les années 60, 70 et 80 se sont intéressés à la défense civile non-violente, ont commandé des études et ont envisagé de mettre en place des mesures de défense civile non-violente, en complément de la défense militaire.

La seconde alternative se nomme l’intervention civile de paix, qui a émergé depuis le début des années 90. Des groupes de civils non armés interviennent au sein de pays en conflit en mettant en œuvre, généralement sous mandat international, des missions et des actions d’observation, d’interposition, de médiation et de protection en vue de favoriser le dialogue entre les parties en conflit et de rétablir, sauvegarder ou maintenir la paix. L’intervention civile peut être considérée comme une alternative à l’intervention militaire ; elle favorise l’émergence et la mise en place de solutions politiques aux conflits. Elle repose sur la formation d’équipes de civils au sein d’Organisations Non Gouvernementales. Aujourd’hui, elle privilégie surtout la protection non armée des civils, menacés dans leur pays par des conflits armés, avec l’appui des acteurs de paix locaux.

La valorisation et la promotion de ces alternatives à la guerre, à la défense armée et à l’intervention militaire apporte de la crédibilité à la lutte pour la paix en montrant que la violence et la guerre ne sont pas une fatalité. Elles soulignent qu’il est temps désormais d’investir dans d’autres moyens, d’autres méthodes pour construire durablement la paix sur des bases solides.

Vers un pacifisme non-violent ?

Pour terminer cette contribution, je voudrais m’attacher à réfléchir aux convergences entre le pacifisme et la non-violence, et aux possibilités de rapprochement entre les deux notions, qui pourraient aboutir à ce que l’on pourrait nommer un « pacifisme non-violent » ou un « pacifisme actif et non-violent ».

Les convergences existent déjà : les partisans du pacifisme et de la non-violence dénoncent les guerres, luttent contre les guerres, se mobilisent contre la course aux armements et les ventes d’armes, et sont favorables à des règlements pacifiques des conflits par les voies du dialogue et de la médiation.

Il y a donc une base commune qui doit amener les uns et les autres au dialogue et à l’action. En revisitant les insuffisances historiques du pacifisme, tout en valorisant sa dimension éthique, en considérant les apports de la stratégie non-violente pour combattre les injustices, tout en reconnaissant la faiblesse numérique de ses partisans, les uns et les autres pourraient s’engager dans la voie d’un dialogue constructif et d’un rapprochement idéologique et pratique entre les mouvements pacifistes et les mouvements non-violents.

Un « pacifisme actif et non-violent » pourrait ainsi émerger sur des bases claires dont voici quelques contours :

Résistance à la guerre, mais lutte également contre les causes structurelles et idéologiques des guerres et la nécessité de changer les structures politiques, économiques et sociales qui produisent de la violence et sont sources de guerres.

Reconnaissance de la nécessité du conflit et de l’existence des rapports de force sur le plan international, ce qui implique de prendre en compte le rôle des populations et des sociétés civiles dans les mobilisations pour la paix.

Engagement pour la paix, le désarmement et le transarmement par des campagnes non-violentes qui valorisent aussi les alternatives à la guerre, à la défense armée et aux interventions militaires.

Lutte pour la réduction des dépenses d’armement en mettant en avant la nécessité de reconvertir progressivement l’industrie de guerre, d’investir dans les services publics (éducation, santé), et d’investir dans la lutte contre le réchauffement climatique et pour la transition écologique.

Soutien aux objecteurs de conscience et aux réfractaires au service militaire et à la guerre partout dans le monde, car ils sont « les pionniers d’un monde sans guerre » (Einstein).

Promotion d’une culture de la paix et de la non-violence, notamment par l’éducation, en s’appuyant sur les résolutions onusiennes de ces dernières décennies. Ce dernier point est essentiel car il permet d’infuser largement, y compris dans les institutions, l’idée essentielle que la paix se prépare avec les moyens de la paix dès le plus jeune âge. Si vis pacem para pacem.

Voici donc quelques éléments permettant de penser un nouveau pacifisme pour le XXIe siècle, un « pacifisme actif, non-violent et positif », susceptible de mobiliser massivement et surtout d’être efficace dans une période lourde de menaces pour notre avenir commun et notre vivre ensemble.

[1] Jean-Marie Muller, Dictionnaire de la non-violence, Ed. Du Relié, 2005, p. 266.

L’article original est accessible ici