Depuis le 15 février 2025, la ville de Bukavu, au Sud-Kivu, en République Démocratique du Congo est officiellement aux mains du Mouvement rebelle dénommé M23 qui cache l’occupation rwandaise. Nous avons demandé à un défenseur des droits humains de Bukavu de nous décrire la situation que vit la ville et ses alentours. En lisant l’interview, il sera aisé de comprendre pourquoi la personne interviewée a demandé l’anonymat.

Un défenseur des droits humains témoigne

Comment se déroule votre travail de monitoring ? A l’arrivée du M23, en tant que Société civile nous nous sommes dit que nous ne devrions pas croiser les bras malgré les menaces qui pesaient sur nous. Comment le faire, alors qu’on voit nos frères mourir pour rien, être massacrés pour rien, violés pour rien… ?

Comme la Société civile est représentée dans chaque chefferie, groupement, sous-groupement, village, nous avons réfléchi sur la manière de collaborer avec nos acteurs sur place. Nous avons développé des mécanismes pouvant nous permettre de documenter les différents crimes qui sont en train d’être commis et on le fait régulièrement. Chaque fois qu’un cas se produit, on contacte le collègue ou le point focal sur place pour recevoir des informations exactes, les documenter et capitaliser les données. Ainsi, ce sont les organisations de la Société civile du Sud-Kivu qui ont collecté et capitalisé les informations qui paraissent dans plusieurs rapports en circulation, tout en demandant que ce soit sous anonymat pour notre sécurité.

Lorsqu’on est alerté sur un cas, on cherche à savoir où, quand, pourquoi il s’est produit, qui en ont été les auteurs : le M23, ou les FARDC (l’armée nationale congolaise, ndr) ou les Wazalendo (les forces populaires de résistance, ndr), ou les voleurs ou la population elle-même. Souvent ce sont les différentes catégories d’auteurs que nous trouvons dans les crimes que nous documentons à Bukavu et dans les territoires sous occupation.

Pourtant, les acteurs de la Société civile sont en difficulté dans tous les territoires sous occupation : s’ils refusent de collaborer avec le M23, on les contraint à partir, ou on les emprisonne, comme c’était le cas à Mudaka, un village à une vingtaine de km de la ville. Même les réseaux sociaux sont infiltrés.

Quel est votre espoir en faisant cela ? Notre espoir est d’alerter le monde, parce que nous sommes sous occupation, privés de nos droits de liberté. Nous ne pouvons pas faire un bras de fer avec les nouvelles autorités, mais nous savons que lorsque nous donnons l’information à ceux qui ont la liberté de manifester et d’agir, ils peuvent le faire en notre lieu et place. Notre objectif c’est de faire en sorte que ces crimes ne restent pas impunis et que, même après des années, on puisse y revenir. Nous mettons les informations à disposition de la Communauté internationale ou des Juridictions congolaises pour que les présumés auteurs répondent de leurs actes. Peut-être y aura-t-il à un moment donné des poursuites ;  les juridictions auront des éléments pourront le faire.

Quelles instances nationales et internationales devraient sanctionner ces droits humains violés ? Il y a deux niveaux. Pour ce qui concerne les droits humains violés, les crimes commis par les individus, il y a la Cour Pénale Internationale (CPI) et les Institutions au niveau régional, comme la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples ainsi que les Juridictions nationales congolaises telles que les Juridictions militaires et les Cours d’Appels pour les Juridictions civiles. Pour les crimes commis par les États – nous parlons en effet de l’implication du Rwanda dans le soutien au M23 – la compétence est à la Cour Internationale de Justice (CIJ).

Quelle est actuellement la situation des droits de l’homme à Bukavu et dans les territoires ? Y a-t-il plus de sécurité par rapport aux premières semaines d’occupation ? Non ! Avec l’occupation de la Province du Sud-Kivu en février 2025, le taux de criminalité a été revu à la hausse. La population aussi bien de la ville que des territoires est en situation d’insécurité totale. A Bukavu, il y a moins de deux semaines, avant 18h, des voleurs ont tout pillé,  argent et biens de valeur, dans une Alimentation sur le boulevard Patrice Lumumba ; deux jours après, à 18h, on a agressé un opérateur de monnaie à la Place Nyahwera emportant également l’argent qu’il avait avec lui. Les crimes commencent à se commettre même pendant la journée.

Actuellement en ville tous les magasins et alimentations ferment avant 18h de peur d’être visités, d’autres restent fermés. De ces visiteurs, certains sont proches des nouvelles autorités, comme le chauffeur d’un commandant du M23 que l’on a vu parmi les voleurs de l’Alimentation dont j’ai parlé. Les responsables des banques ne peuvent pas les rouvrir, sachant que les voleurs, munis d’armes à feu, font la loi quand ils le veulent. A partir de 19 heures, une fois le soleil tombé, les routes sont presque désertes : chacun cherche à rester chez lui, de peur de croiser des cambrioleurs en route et de perdre la vie. Cela s’observe même dans les territoires. Presque toutes les activités sont aux arrêts et les gens commencent à vivre comme des orphelins, des déplacés internes.

L’augmentation des crimes montre-t-il que le niveau moral de la population s’est dégradé ? Concernant l’augmentation de la criminalité, il faut parler avec beaucoup de nuances. Pour les nouvelles autorités du M23, les auteurs des crimes ce sont les voleurs qui s’étaient évadés de la prison et les Wazalendo qui insécurisent la ville. Toutefois, ils affirment d’avoir le contrôle total de toutes les zones sous leur occupation : alors, s’il y a insécurité, cela veut dire qu’ils en sont les responsables ?!

J’ai entendu le message de quelqu’un soi-disant représentant des évadés de la prison de Bukavu, disant qu’on est en train de salir leur nom en leur attribuant faussement des crimes. On a également compris que des évadés seraient en parfaite collaboration avec les M23, comme le chauffeur dont je parlais, qui appelle des gens par téléphone et les menace : il a été plusieurs fois arrêté et en ces jours il est en train de demander les comptes à ceux qui l’avaient fait emprisonner.

Difficile de donner un nom aux auteurs. A l’intérieur, on peut penser aux Wazalendo et aux M23. Très souvent ils s’affrontent entre eux et souvent des gens perdent la vie ou sont blessés. En ville, il n’y a pas de Wazalendo.  S’il y a insécurité, c’est aux autorités actuelles d’user de leur pouvoir pour sécuriser les gens.

Quant au nombre des victimes, nous sommes arrivés à en compter 200 depuis l’occupation, seulement pour Bukavu. Nous n’avons pas encore compilé toutes les données des territoires, alors que là, c’est encore plus grave. Mais, d’une manière estimative on dépasserait 1000 victimes.

 

Donc les trois pouvoirs sont aux mains d’un seul…  Oui, mais est-ce que ce pouvoir d’abord existe ? Ils viennent nous dire qu’ils nous ont libérés, qu’ils nous amènent la paix, mais ils interdisent aux Institutions de pouvoir concourir à la libération ou à la paix. Aujourd’hui, le Palais de Justice a été transformé en une chambre d’arbitrage, où l’on déclare qui a raison selon leur bon vouloir. Bâton, emprisonnement, assassinat immédiat : avec le M23 on ne peut pas associer une faute à une sanction déterminée : chacun apprécie à sa manière, sans coordination. Comment obtenir la paix alors que la justice ne fonctionne pas et que les voleurs circulent librement ? Tant que cette situation perdure, la population continuera de souffrir.

Comment interpréter les disparitions, les enlèvements ? Il est difficile de distinguer les responsabilités. Certains enlèvements seraient des règlements de comptes entre les gens. Parfois les ravisseurs demandent une rançon. La plupart des cas d’enlèvement sont l’œuvre du M23 : des gens, souvent des jeunes, sont ciblés par les autorités et arrêtés à l’insu de leurs familles, qui, le plus souvent, ne savent pas s’ils sont au cachot à l’ANR (Agence Nationale de Renseignement) ou à la 33ème Région Militaire, ou au Camp Saio…

Chaque jour on voit les familles des victimes aller auprès des responsables de l’ANR, pour demander où sont les leurs. Pour des cas de personnes tuées, on peut demander au CICR (Comité International de la Croix Rouge) qu’il fasse des recherches, même dans les hôpitaux. Parfois, le parent de la personne disparue recourt à des connaissances qui sont en relation avec quelqu’un du M23 et par là il peut réussir à obtenir la libération. On libère aussi lorsqu’on fait du tapage dans les réseaux sociaux.

De quelles autres formes d’oppression la populations souffre-t-elle ? De multiple formes. La famine, qui vient du fait qu’il n’y a pas de boulot, que les banques sont fermées, que les agents de l’État ne touchent pas ou n’ont pas où retirer leur salaire, que des familles ont perdu leurs biens à cause des pillages et des vols. Et avec tout cela, le prix des denrées alimentaires a été revu à la hausse… Le M23 taxe outre mesure. Si l’on vient du marché de Mudaka en ville avec un petit colis, si l’on vient de l’ile d’Ijwi avec trois ou quatre ananas, on doit payer. Les agents du M23 sont en train de circuler de boutique en boutique pour exiger des taxes forfaitaires.

Même la REGIDESO (le service d’eau potable) et la SNEL sont soumises à des prélèvements. A la Regideso actuellement le M23 prélève 50% de l’argent issu des recettes générées. Un taximan me disait que, pour un mauvais stationnement, il a été amené avec son véhicule dans leur enclos et s’est vu exigé de payer 200.000 FC (environ 65$). Et, avec eux, on ne discute pas. Les locataires ne savent plus payer leur loyer ; pour les malades, se faire soigner devient compliqué… La population vit le pire ;  certains cherchent l’occasion de quitter le pays.

Y a-t-il des signes comme quoi cet argent sera réinvesti localement ? Non ! Ils ont demandé aux agents de l’État de ne plus aller au travail car ils ne peuvent pas les payer. Ils ne font aucune action en faveur de la population. C’est du pillage de ressources pur et simple. Des gens qui travaillent avec eux, frustrés, témoignent que chaque soir on amène tout l’argent récolté au Rwanda.

Votre recherche de justice, comment se croise-t-elle avec les négociations sous le guide des États-Unis que la Société civile accueille favorablement ?La Société civile veut voir les auteurs sanctionnés et les victimes reconnues et qu’elles bénéficient d’une quelconque indemnisation/réparation. Or, les négociations entre les États-Unis, la RD Congo et le Rwanda ne touchent pas la question ni des victimes ni des auteurs des crimes. C’est pourquoi la Société civile du Sud-Kivu a déjà saisi le Président Trump et les autres Présidents impliqués dans les négociations pour qu’on insère dans cet accord la question de justice pour les victimes. Le Dr. Mukwege l’a également demandé depuis longtemps ainsi que la Coalition Congolaise pour la Justice Transitionnelle.

 Si la situation continue de cette manière, quel avenir pensez-vous pour la population ?Je ne sais pas si cette population va encore supporter pendant des mois. Derrière le calme apparent, il y a une colère. Les gens attendent une solution venant des négociations de Doha ou des États-Unis, mais jusqu’à quand ? D’ici deux mois, on risque une révolte populaire violente.

En considération de cela, quel serait le rôle de la Société civile ?C’est difficile pour la Société civile de pouvoir se prononcer : si elle le faisait, elle devrait parler seulement en faveur des autorités actuelles, malheureusement. Peut-être que les acteurs de l’extérieur du pays seraient plus aptes à le faire que nous. L’idéal serait une lutte non-violente, mais on peut la mener lorsqu’on fait face à un pouvoir légalement établi. On y réfléchit encore, mais on évite de conduire la population dans une voie qui risque de lui coûter cher, parce que les rebelles n’ont pas de pitié.

Qu’est-ce que vous demandez au monde et en particulier aux autorités internationales ?Après environ quatre mois d’occupation, on sent que la communauté internationale et le gouvernement congolais ne ressentent pas l’urgence de notre situation, ils pensent peut-être que c’est une histoire qui nous concerne. Et nous, on se sent abandonnés. Ne sommes-nous pas de humains comme les autres ? Cela fait vraiment mal.

Les simples citoyens peuvent nous aider à faire arriver notre voix là où nous ne pouvons pas la faire arriver et réfléchir aussi sur des plaidoyers à mener pour secourir cette population qui croupit dans la misère et qui est en train de mourir de faim. L’aide matérielle pourrait parvenir par les Organisations internationales habilitées, ou par certains canaux qui sont sur place.

Et vous personnellement, jusqu’à quand pensez-vous pouvoir tenir ? Nous avons connu des menaces et nous vivons difficilement : si nous pouvons avoir la possibilité de quitter la Province, nous n’hésiterons pas. Nous avons tenté à maintes reprises auprès de diverses Organisations : aucune ne nous a donné une réponse favorable. Actuellement nous sommes en situation difficile parce qu’on risque de nous contraindre soit de nous aligner derrière le M23, soit de quitter la ville, mais nous ne savons pas comment le faire. Si une organisation pouvait nous prendre en charge, même pendant deux mois, nous pourrions d’abord disparaitre de la ville et continuer à distance à faire notre travail.

Ursule Vitali