Le livre « Pluriversum. Pour une démocratie des cultures » est peut-être l’un des textes les plus révolutionnaires de Raimon Panikkar, écrit en collaboration avec le philosophe-économiste Serge Latouche. Nous discutons de ce sujet avec l’écophilosophe florentine Gloria Germani, diplômée en philosophie occidentale puis en philosophie orientale (Université de Florence, Université de Pise, New York University), et qui travaille depuis trente ans dans le domaine de la culture et de l’audiovisuel. Elle s’est consacrée principalement au dialogue interculturel entre l’Orient et l’Occident avec ses livres et a concentré son activisme et ses écrits sur l’écologie profonde, les spiritualités et épistémologies indigènes, la critique de la vision scientifique occidentale moderne et sa colonisation de l’imaginaire. Elève de Caterina Conio, elle a rencontré et étudié les protagonistes du dialogue interculturel tels que Henri Le Saux, Raimond Panikkar, Mère Teresa de Calcutta, Serge Latouche, Helena Norberg Hodge, Vandana Shiva et en premier lieu, Mahatma Gandhi. Amie et élève du journaliste Tiziano Terzani, elle est considérée comme la plus grande experte de sa pensée, qu’elle promeut aujourd’hui à travers des rencontres et des livres. Elle a fait partie du Centre d’études Caterina Conio et fait partie du Centre Gandhi de Pise, de l’Association pour la décroissance, de Navdanya International, du Réseau pour l’écologie profonde et a organisé deux conférences internationales en Italie sur l’économie du bonheur.

Le livre est malheureusement peu connu, mais il constitue peut-être l’une des critiques les plus virulentes de l’universalisme occidental. Qu’est-ce que cela signifie et pourquoi est-ce révolutionnaire ?

Oui, c’est un livre révolutionnaire et la longue introduction de Serge Latouche écrite après la mort de Panikkar (1918-2010) est vraiment puissante et met en évidence le plus grand problème que nous ayons aujourd’hui : « l’imposture que représente l’universalisme occidental ». Latouche et Panikkar s’étaient rencontrés personnellement et le Français se souvient bien de son ami dénonçant ce qu’on appelle et déprécie aujourd’hui comme étant la Pensée Unique. Pourquoi avons-nous une Pensée Unique aujourd’hui ? Pourquoi se manifeste-t-elle dans le récit unique de la mondialisation ou de l’occidentalisation du monde ?

Raimond Panikkar, comme nous le savons, est né d’un père indien et d’une mère espagnole et, au cours de sa longue carrière d’universitaire, de théologien et d’intellectuel interculturel, il a dénoncé avec force qu’il existe « des systèmes de pensée et des cultures incompatibles et incommensurables entre eux » qui se traduisent par des modes de vie différents. Cela signifie que si nous admettons un super système, c’est-à-dire un point de vue supérieur, le pluralisme est détruit et destiné à rester (comme c’est le cas aujourd’hui) un simple folklore à usage touristique.

En tout cas, « il suffit de jeter un coup d’œil à la presse quotidienne pour se rendre compte de l’ethnocentrisme féroce qui caractérise non seulement 90% de l’information », mais aussi les études et articles culturels, comme la majeure partie de la production académique.

Comme le souligne Latouche, la critique de la mondialisation et de l’économisation du monde par Panikkar le rapproche de penseurs radicaux tels que Jacques Ellul et Ivan Illich, mais chez lui le théologien a souvent caché le philosophe. D’où la nécessité de rassembler certains de ses articles et essais, aujourd’hui introuvables, dans un volume (Pluriversum. Vers la démocratie des cultures, publié en France en 2013 et en Italie en 2018) qui donne plus de force à cette pensée même dans un contexte laïc.

Panikkar a clairement indiqué que la science n’est ni neutre ni universelle et que la technologie moderne est le « cheval de Troie » de l’occidentalisation du monde. En ce sens, le philosophe catalan a de nombreux points de contact avec Tiziano Terzani, et j’ai déjà beaucoup écrit à ce sujet (G. Germani, Il mito del Progresso in Panikkar e Terzani, in AA.VV. La decrescita tra passato e Futuro, Naples, 2018) [G. Germani, Le mythe du progrès chez Panikkar et Terzani, dans AA.VV. Décroissance entre passé et futur, Naples, 2018]

Le thème fondamental abordé dans le volume de Panikkar et Latouche est celui des droits humains. Dans cet article très important de 1982, Panikkar déclare qu’ils ne sont pas universels, mais qu’il s’agit de concepts occidentaux. En quoi consistent-ils ?

Le concept des droits humains est l’une des « fenêtres sur le monde », c’est-à-dire ces idées qui présupposent des cosmovisions entières et différentes. Comme le souligne Latouche, la déclaration de 1948 n’est pas le fruit d’un dialogue, mais plutôt le fruit du protestantisme libéral et s’est répandue comme une imposition occidentale. Ce n’est pas pour rien que le Mahatma Gandhi, interrogé en 1947 par le secrétaire général de l’ONU, a déclaré officiellement qu’il ne connaissait aucun droit qui ne découlait d’un devoir préalablement accompli. Il a ensuite refusé de participer à la rédaction de la Charte des droits humains. (Voir G. Germani, Verità della decrescita, Castelvecchi, p. 73 et suivantes)  (Voir G. Germani, La vérité de la décroissance, Castelvecchi, p. 73 et suivantes.)

Le concept de Droits Humains Universels  présuppose celui de l’individu qui, comme Latouche l’a souligné dans d’autres études, est né en Europe au début du XIXe siècle et n’existait pas auparavant. Dans d’autres contextes, l’être humain était un réseau de relations complexes, car une personne est tout le tissu qui l’entoure. L’idée de l’individu est le résultat d’un réductionnisme typique de la pensée moderne. De même, la Science et l’Économie sont deux dimensions du noyau dur de l’Occident que ce dernier considère comme universelles mais qu’en réalité il impose avec force. « La société panéconomique d’aujourd’hui est absolument intolérante », écrit Panikkar, « à toute activité humaine (par exemple, la contemplation) qui n’est pas productive », c’est-à-dire économique et visant un résultat économique.

L’adoption de la notion de droits universels – souligne Panikkar – est « une continuation du syndrome colonial », c’est-à-dire la croyance que certaines idées (Dieu, l’Église, l’Empire, la civilisation occidentale, la science, la technologie moderne) sont si élevées qu’elles peuvent se propager à travers la terre. Mais c’est une présomption, je dirais immature et enfantine. Il existe également de nombreux postulats qui sous-tendent la notion de droits. Les droits humains, tels que nous les connaissons, défendent l’individu contre la société en général et l’État en particulier. On postule donc que l’être humain est un individu et que la société est une sorte de superstructure. Mais il est également postulé que les êtres humains sont autonomes par rapport au cosmos ; que l’homme est supérieur à tous les autres êtres sensibles, que la société n’est pas le reflet d’un ordre préétabli ou divin, mais exclusivement la somme d’individus libres. Tous ces postulats sont tout simplement absents dans d’autres cultures, alors qu’« ils continuent d’être utilisés comme une arme politique ».

Très éclairante à cet égard est la réflexion sur le concept indien de Dharma, qui signifie ordre éthique, loi, caractéristique des choses, vérité, moralité, justice. « Le Dharma – écrit Panikkar – est ce qui maintient ensemble, ce qui donne la cohésion et donc la force à toute chose, à la réalité et finalement aux trois mondes (triloka). Le monde dans lequel la notion de Dharma occupe une place centrale et omniprésente n’a aucun intérêt à mettre en évidence le « droit » d’un individu contre un autre ou d’un individu contre la société, mais s’intéresse plutôt à déterminer le caractère dharmique (juste, vrai, cohérent) ou adharmique d’une chose ou d’une action dans le complexe dans son ensemble. Ici, le point de départ n’est pas l’individu mais la totalité dans sa concaténation complexe de la réalité”. Cette perspective indienne – mise en évidence par Panikkar – est particulièrement importante, car la physique elle-même, depuis Einstein, mais surtout depuis Heisenberg, Bohr, Bohm, a clarifié qu’il n’existe pas de substances indépendantes et séparées comme nous le croyions naïvement depuis Newton et Descartes.

Notre monde d’aujourd’hui est écrasé d’un côté par l’hypertrophie des nationalismes et de l’autre par l’homogénéisation du marché mondialisé. Selon vous, est-il possible d’atteindre la « démocratie des cultures » dont parlent les auteurs ? Si oui, sur quelles hypothèses ?

L’État souverain, comme nous le savons, est l’un des fruits de la pensée occidentale des Lumières. Les États souverains existent depuis environ deux siècles, mais combien de temps peuvent-ils durer ? Panikkar propose « comme alternative la biorégion qui se compose de régions naturelles dans lesquelles les troupeaux, les plantes, les animaux, les eaux et les êtres humains forment un tout unique et harmonieux ». Cette perspective très écologique est la seule qui puisse prévoir un avenir pour l’écosystème qui nous héberge (voir A. Naess), qui au contraire est totalement menacé par le système scientifique industriel, avec les risques énormes qui sont évidents aujourd’hui. Le système scientifico-technico-industriel constitue précisément la Pensée Unique, le supersystème qui détruit les cultures anciennes et qui est à la base de la mondialisation, du soi-disant « Progrès » et en même temps de l’effondrement climatique.

Le livre parle même de la nécessité non seulement de libérer les êtres humains des structures sociales qui les oppriment, mais aussi de les libérer de ce temps qui dévore toute existence humaine et monopolise tout leur être, générant l’aliénation et la perte de dignité. De quelle époque parle-t-on et dans quelle époque devrions-nous vivre ?

Il est nécessaire de prendre conscience qu’il existe différentes conceptions du temps et que celle que nous tenons pour acquise aujourd’hui n’est pas universelle, ni commune à de nombreuses autres cultures. Comme l’écrit Latouche : « la conception du temps dans lequel on vit joue un rôle fondamental dans la manière dont on donne du sens à ce que l’on vit. Une immersion dans le concept circulaire du temps que l’on retrouve dans de nombreuses cultures change la perspective. Il faut souligner fortement qu’« il existe une conception judéo-chrétienne-marxiste contemporaine » et c’est elle qui donne à la mort cet aspect de frustration et d’interruption (mauvaise ou erronée) car elle empêche la réalisation de nos projets. Si nous abandonnons l’idolâtrie pour le temps linéaire, la séparation entre vie active et vie contemplative perd son sens. La réflexion de Panikkar et avec lui de toute la culture indienne, nous invite à reconsidérer la conception occidentale de l’Histoire. Comme Terzani l’a également compris, « l’histoire ne les a jamais intéressés ». Ils ne l’ont jamais écrite ; ils n’y ont jamais vraiment pensé. Pour eux, cette succession d’événements est comme du sable emporté par des rafales de vent : changeante et sans importance.

Une autre idée qui a un impact très fort sur la politique et notre actualité est celle du « développement » – défini par Latouche, dans notre texte, comme une imposture. « Ce terme », souligne Panikkar, « suggère un ensemble de valeurs – comme la conception d’une forme spécifique de progrès, du temps linéaire, d’une dépendance entre les biens matériels et le bien-être humain, etc. – qui ne sont pas des universaux transculturels. » La distinction entre pays développés et pays en développement a en effet été lancée par le président étasunnien Truman en 1949. C’est précisément à partir de cette date que – comme le rappelle Panikkar dans un autre texte – à travers la parole officielle des Nations Unies, 80 % de l’humanité a été considérée comme « sous-développée » ou « en développement ». Mais ces pays « sous-développés » ne sont pas responsables de l’effondrement climatique ! Il faut réfléchir !

Nos sociétés d’abondance doivent redécouvrir la valeur de la Vérité. Quelle vérité ?

Certainement oui, et toutes les perspectives de pensée que nous avons évoquées plus haut l’exigent. Pour comprendre la Vérité, il faut étudier Gandhi plus que Marx. Je conclus avec un très beau texte de Latouche tiré de son dernier livre Travailler moins, travailler autrement ou ne pas travailler de tout, Bollati Boringhieri, 2023 : « La compression du temps est un effet fondamental de la destruction du monde concret provoquée par le productivisme de la société de croissance. »

En Occident, l’invention de l’horloge au Moyen Âge fut le point de départ de l’artificialisation du monde et donc de sa désacralisation. Cet instrument d’exploitation de la réalité inaugure la révolution des Temps Modernes. Devenant mécanique et réversible, le temps commence à perdre sa « concrétude ». Il n’est plus lié aux cycles solaires et lunaires, au rythme des saisons et des récoltes, des changements et des événements. Les repères de l’expérience ne sont plus fournis par la tâche (semer, tondre, récolter, tailler les arbres fruitiers, etc.), ni les rythmes par les célébrations religieuses ou profanes, mais par un mécanisme abstrait. Le temps devient une grande masse homogène qui n’a plus de liens avec l’expérience, qui à son tour se transforme de plus en plus en une masse informe. À ce moment-là, toutes les activités se fondent dans le travail, toutes les valeurs dans l’argent.

Le travail, le temps et l’argent se transforment ainsi en une seule et même substance, sur laquelle le marchand peut spéculer. Les jours fériés sont supprimés, le travail du dimanche est instauré, le travail de nuit et évidemment le travail des femmes et des enfants. Compté et échangé, le temps devient l’objet central de l’économie. Nous devons produire toujours plus dans un temps donné. Il faut accélérer le rythme de vie et réduire les durées (y compris celle des objets). Emportée par la religion de la croissance, la modernité est contrainte de s’adapter à la vitesse, synonyme de puissance, d’audace, de progrès, de résultats, de records, de maîtrise du temps et de l’espace. C’est pourquoi l’idée que les innovations techniques pourraient nous permettre d’abolir le travail tout en restant dans le même contexte général est une grande mystification.

 

Tous les articles concernant la thématique de la série Pluriversum sont disponibles ici.

 

Traduction, Evelyn Tischer