Le 8 mars est la journée internationale des droits des femmes. Chaque année des manifestations, marches, actions de luttes pour les droits des femmes, contre le patriarcat ont lieu. Une journée de lutte commune donc. A Lyon, l’appel du collectif Droit des Femmes 69, presque 10 000 personnes ont participé à la manifestation et la grève féministe samedi dernier. Presque le double de l’année précédente. De la place Bellecour (Lyon 2e) à la place Guichard (Lyon 3e), le contexte international était dans toutes les têtes. Les cortèges sont nombreux et différents. Mais alors d’où vient ce rendez-vous annuel ? Et que représente-il aujourd’hui ?

L’historienne Françoise Picq et le mythe du 8 mars

Les origines de la Journée internationale des femmes, lancée en 1910, sont fondées en réalité sur un mythe. Françoise Picq, historienne, l’a expliqué dès la fin des années 1970 : « À l’époque, toute la presse militante, du PCF et de la CGT, comme celle des “groupes femmes” du Mouvement de libération des femmes, relayée par les quotidiens nationaux, écrivait que la Journée des femmes commémorait le 8 mars 1857, jour de manifestation des couturières à New York. » Mais cet événement n’a jamais eu lieu ! « Les journaux américains de 1857, par exemple, n’en ont jamais fait mention », explique-elle. De plus, il n’est pas mentionné par les dirigeantes du mouvement féminin socialiste international qui ont pris l’initiative de la Journée internationale des femmes.

En réalité, « c’est en août 1910, à la 2ème conférence internationale des femmes socialistes, à Copenhague, à l’initiative de Clara Zetkin, militante allemande, qu’a été prise la décision de la célébrer », ajoute l’historienne. La date du 8 mars n’est pas évoquée mais l’idée est admise : mobiliser les femmes « en accord avec les organisations politiques et syndicales du prolétariat dotées de la conscience de classe ». La Journée des femmes est donc l’initiative du mouvement socialiste et non du mouvement féministe pourtant très actif à l’époque. « C’est justement pour contrecarrer l’influence des groupes féministes sur les femmes du peuple que Clara Zetkin propose cette journée, précise Françoise Picq. Elle rejetait en effet l’alliance avec les ‘féministes de la bourgeoisie’ ».

En 1913 et en 1914, la Journée internationale des ouvrières est fêtée en Russie, puis le 8 mars 1917 à Petrograd (aujourd’hui Saint-Pétersbourg) ont lieu des manifestations d’ouvrières. Ces manifestations sont désignées par les communistes comme le premier jour de la révolution russe. Une nouvelle tradition est instaurée : le 8 Mars sera dès lors l’occasion pour les partis communistes de mobiliser les femmes. Après 1945, la Journée des femmes est officiellement célébrée dans tous les pays socialistes (où elle s’apparente à la fête des mères !) Mais cette origine du 8 mars est peu connue, voire même on n’y fait pas référence, car on pense que l’origine mythique du 8 mars réfère aux couturières new-yorkaises.  « C’est en 1955, dans le journal L’Humanité, que la manifestation du 8 mars 1857 est citée pour la première fois », explique Françoise Picq.

Et l’origine légendaire, relayée chaque année dans la presse, prend le pas sur la réalité. On pouvait lire dans la presse militante la même histoire : “Ce sont les Américaines qui ont commencé. C’était le 8 mars 1857… elles réclamaient déjà la réduction du temps de travail, l’augmentation des salaires et leur égalité pour un travail égal, des crèches et le respect de leur dignité”. “Une des premières grèves de femmes, opposant les ouvrières du textile à la police de New York qui charge, tire et tue” dans Antoinette, n°1, 8 mars 1964 ; Les Pétroleuses, mars 1975 ; Le Quotidien des femmes, 1975 (journal des femmes de la Confédération Générale du Travail). L’accent était mis sur la lutte et la répression, sur la promesse de se retrouver chaque année, ou sur un terrible accident du travail. Mais tous étaient d’accord sur la date et sur le lieu 8 mars 1857, New York, et sur le sens politique de l’événement fondateur… qui n’a jamais existé.

Il n’empêche que dans les années 70, à la suite de la découverte de l’origine du 8 mars, de nombreuses questions se posèrent :  doit-on commémorer le combat d’ouvrières pour leurs conditions de travail, au risque de privilégier une version féminine de la lutte des classes et exclure d’autres aspects de la lutte des femmes, d’autres revendications ? Que faire des mobilisations féministes pour les droits civils et civiques, pour le droit à l’instruction et l’ouverture aux femmes des professions qualifiées ; mais aussi de la défense du droit au travail des ouvrières, y compris contre les ouvriers ligués contre elles ? La volonté d’Yvette Roudy, Ministre des droits de la femme, en 1982, de faire du 8 mars une date fériée a incité les militantes et chercheuses à pousser plus cette enquête.

Elles ont compris qu’un changement au milieu des années 1950 dans la presse communiste et syndicaliste avait eu lieu. Il a semblé nécessaire, en pleine guerre froide, de donner à la célébration de la Journée des femmes une origine plus ancienne, plus spontanée que la décision de femmes de partis en détachant le 8 mars de son histoire soviétique. Pourquoi détacher le 8 Mars de son histoire soviétique ? Selon les hypothèses de Françoise, c’est Madeleine Colin, qui dirige alors la CGT, et qui veut l’affranchir de la prédominance de l’Union des Femmes de France UFF et du parti communiste pour qu’elle suive ses propres mots d’ordre lors du 8 Mars.

La célébration communiste de la Journée des femmes était devenue trop traditionnelle et réactionnaire à son goût… Et c’est pourquoi, en se référant aux ouvrières américaines, elle la présente sous un nouveau jour : celui de la lutte des femmes travailleuses… Et non pas la journée de mobilisation des femmes orchestrée par des hommes. “L’invention” des couturières n’a pas été le fait de la conférence de 1910 et elle pourrait avoir un tout autre but : opposer une lutte de femmes travailleuses à une célébration communiste des femmes, devenue beaucoup plus traditionaliste et réactionnaire. Les publications de l’UFF de l’époque, appellent “les travailleuses, les ménagères, les mères” à protéger l’enfance, à se mobiliser “contre la vie chère, pour la famille et pour la paix ; cette même célébration qui dans les pays de l’URSS honorait les femmes comme mères…”

Ce qui compte dans un mythe d’origine, c’est sa signification. La vérité historique est de peu de poids là où le besoin se fait sentir” explique l’historienne. Le besoin d’avoir une journée dont l’on peut s’approprier la signification à travers nos luttes ? De cette manière, cette célébration officielle serait utile. C’est certes l’occasion pour les gouvernements d’annoncer quelques mesures, pour la presse de donner la parole à des femmes, de faire le point sur la situation des femmes et de mettre au jour des réalités habituellement occultées… Même si cela permet aussi l’indifférence et la bonne conscience de tous les autres jours. C’est aussi à travers le monde un signe de ralliement pour les femmes en lutte pour leur libération (cf. Picq, F. (2000). Journée internationale des femmes : à la poursuite d’un mythe. Travail, genre et sociétés, N°3(1), 161-168, Journée internationale des femmes : à la poursuite d’un mythe | Cairn.info

Mais alors qui crie le 8 mars aujourd’hui ? 

Ce que ce mythe montre, c’est qu’à une époque, des militantes ont senti le besoin de se réapproprier la journée du 8 mars. Et depuis le temps a passé, le 8 mars est célébré à l’international, les organisations étatiques, internationales, voire même commerciales y participent. Qu’en est-il alors de la signification de cette journée, devenue si institutionnelle ? En d’autres termes, a-t-on besoin de se réapproprier la journée des droits des femmes ?… Mais qui sont les femmes en question ? On ne parle pas ici de journée de lutte contre le patriarcat, ni de journée de lutte contre les violences sexistes et sexuelles, ou contre les violences faites aux personnes en minorité de genre, contre celles faites aux femmes dans d’autres pays, ou dans le nôtre ? Qu’en est-il du racisme que certain·es jettent sur les femmes racisées qui en bref “n’ont pas des têtes de blanches” en France ? Qu’en est-il des scandales pour le port d’un voile par une mère de famille ? Qu’en-est-il des discriminations envers les athlètes musulmanes lors des JO 2024 en France ? (cf. France / JO 2024 : Une politique discriminatoire à la veille des Jeux olympiques — amnesty.ch) ? Qu’en-est-il des violences quotidiennes faites aux femmes trans, aux personnes non-binaires, que certain·es considèrent comme étant toujours dans l’erreur ?… Et pourquoi cette journée seulement pour crier sa fierté et ses luttes ?

Pour répondre à mes questions existentielles et (surtout) politiques de jeune meuf, je suis allée samedi dernier à la manifestation de Lyon, dans l’optique d’obtenir des réponses des copain·es présentes. Une militante de Solidaire·s Etudiant·es explique “Aujourd’hui c’est aussi une manifestation contre l’extrême droite, ce qui est très important aujourd’hui dans le monde dans lequel on vit.” Le 8 mars, ce n’est qu’une fois par an, c’est dommage nous explique-t-elle, comme le fait “qu’on doit faire ça dans un monde qui est le patriarcat tout simplement, et qu’on soit obligé de venir manifester pour nos droits.” Mais elle conclut en affirmant que “C’est important de venir. Dans le monde dans lequel on vit, c’est important de militer. Même si c’est quelque chose de très privilégié de militer […] Ce n’est pas la journée des femmes, c’est la journée des droits des femmes.”

Banderole déployée par les militant·es de la Jeune Garde (groupe d’action antifasciste) à Jean Macé (Lyon 7ème). [Crédits photo : Aurèle Castellane, @broth_earth]

Lutte, visibilité, convergence des combats

J’ai pu discuter avec un groupe de personnes très sympathiques. Duce, 23 ans, commence : « Je suis une personne, c’est déjà pas mal (rigole), je possède un utérus, ce qui impacte ma vie au quotidien. Et je vois chaque jour de cette vie qui passe, tout ce que subissent les minorités de genre, les minorités racisées, les minorités sexisées. Pour moi, c’est important, au moins aujourd’hui, de faire un coup de  ‘on est là, on est ensemble’. On sait que le 8 mars, c’est important. Pour nous. C’est qui, nous ? C’est encore à définir. Mais c’est un truc important de réunion. Tous les jours, on veut lutter, mais ce jour-là, c’est un peu le seul qu’on nous a autorisé, qui est marqué pour ça. C’est un peu la vitrine de tout ça. »

Et son ami prend la suite : “Moi, je suis un artiste lyonnais et je viens le 8 mars, comme tous les ans, pour défendre la lutte contre le patriarcat, pour la visibilisation des minorités de genre, des femmes, cis, trans, des personnes intersexes, des personnes à genre, etc.” Il explique que le 8 mars est une journée de convergence des luttes. “J’en profite aussi, comme beaucoup d’entre nous aujourd’hui, pour réunir aussi au croisement de plein de luttes. Là, actuellement, la lutte contre les génocides : par exemple, je vois des drapeaux canaques… Et des drapeaux de plein d’autres luttes qui ont besoin de se croiser et qui font sens à se croiser le 8 mars. Même si à la base de la base et aux yeux de la société, c’est la journée de la femme, il s’avère qu’en réalité, on est sur la visibilisation de la lutte contre le patriarcat d’après moi. “ Une conclusion très intéressante, qui répond déjà à notre question de départ : mais qui crie le 8 mars ?

Iels viennent de faire référence à l’intersectionnalité des luttes. L’intersectionnalité se réfère à l’impact de discriminations multiples de sexe, de classe, de race ou d’orientation sexuelle. Ces discriminations multiples entraînent des inégalités structurelles et des violations des droits humains des personnes LGBTQIA+, des femmes et des jeunes filles. Le concept d’intersectionnalité reconnaît que les différentes formes de discriminations ne fonctionnent pas individuellement, mais qu’elles s’influencent mutuellement et peuvent ainsi engendrer de nouvelles formes de discriminations. (cf. pour les curieu·ses, Suisse: Rokhaya Diallo discutera intersectionnalité au réseau Droits des femmes — amnesty.ch)

Drapeaux de la manifestation place Bellecour, vue sur Fourvière le samedi 8 mars 2025. [Crédits photo : Sara]

Journée des femmes entre institution, marketing et oubli du sens ?

Sara raconte qu’elle n’a jamais vécu cette journée de manière forte. “Ce n’est pas une journée où je me sens particulièrement féministe, où j’ai l’impression d’avoir un sentiment de communauté très fort avec les femmes et les minorités de genre. Je pense que c’est un peu l’écueil du fait que ça a été très institutionnalisé. Il y a 2-3 ans, à Paris le 7 mars, j’ai fait une marche plus radicale, contre le patriarcat en non-mixité, une marche nocturne. Et là, j’avais senti vraiment un truc très groupal, c’était très politique. On faisait vraiment la teuf ensemble, mais il y avait vraiment quelque chose de… un peu plus situé politiquement.

Et de fait, aujourd’hui le mouvement féministe est caractérisé par une grande diversité des luttes. “Il y a tellement de choses différentes, tellement plein de pensées différentes. Et peut-être que contrairement à d’autres luttes, c’est moins évident. En fait, tu sais pas trop pourquoi tu marches, quoi. Enfin, parce que le projet féministe, s’insère forcément dans un autre projet, justement, anticapitaliste, décolonial et queer.”

Durant le mois de mars, il est vrai, on voit apparaître dans l’espace public toute sorte de communication, publication, affichage concernant de plus ou moins loin “les femmes”. Mais alors que penser de cette apparition soudaine des femmes et minorités de genre dans l’espace public ?  “Tout d’un coup, tout le monde parle de ça, et en fait, c’est assez ridicule. Je trouve que ce qui est encore plus ridicule qu’avec le mois des fiertés, c’est que quand même, les femmes, on est 50% de la population. Et là, d’un coup, ça y est, on parle de nous partout. Moi, je trouve ça assez gênant, en fait, quand je vois des campagnes de pub, même de la ville et tout, à ce sujet. Je trouve que ça met encore plus en lumière le fait qu’on ne voit jamais de meuf. Alors c’est cool, du coup, ça te donne de la visibilité. Enfin, et ça permet de réaliser ça. Mais t’as l’impression de recevoir des miettes, quoi. Tout ça, c’est sur la question des campagnes de pub et de communication sur ça, qui sont faites par des institutions soit d’État, soit même commerciales, ou culturelles. Ça ne me rend pas particulièrement joyeuse de voir qu’il y a un théâtre qui a mis une programmation spécifiquement meuf à l’occasion du 8 mars, c’est très bien, mais en fait, je trouve ça trop chiant qu’on fasse une catégorie pour ça. Du coup, pourquoi je vais voir cette pièce ? Est-ce que c’est parce que ça m’intéresse ou est-ce que c’est parce que c’est une meuf qui l’a fait ? Maintenant l’État est féministe on fait des marches qui rassemblent énormément de monde et tout : c’est bon.  Ça a enfin pris cette ampleur.

Alors le 8 mars ce serait plus une marche qu’une manifestation avec des revendications ? “J’aime bien ce qui reste un peu radical et qu’elle reste une manifestation en fait, parce que là, c’est vraiment une marche. Bref, en tout cas, ce que je trouve cool avec les mouvements qui se déclarent radicaux, c’est qu’il y a des revendications qui continuent d’être portées. J’ai l’impression que dans le discours c’est moins une marche féministe qu’une marche pour les femmes, et c’est ça le problème.” Malgré ces questionnements, le 8 mars est toujours un moment fédérateur et fort socialement nous explique Sara. “Je continue d’y aller, parce que j’ai des revendications politiques. Mais mine de rien, il y a un aspect fort le 8 mars en termes de sociabilité. Donc c’est un moment que je trouve chouette parce qu’on recroise, rencontre des gens avec lesquels on discute, et on ne se croise pas dans un espace totalement anodin non plus.” (Propos recueillis le 8 mars 2025).

Arrivée de la manifestation Place Guichard (Lyon 3ème), des manifestant·es sont déguisé·es, de la musique résonne sur la place et on danse. [Crédits photo : Sara].

Hommage aux femmes palestiniennes 

Michelle est co-animatrice du groupe BDS (cf. BDS | Boycott Israël – Fin de l’Apartheid) et du collectif 69 Palestine. Elle défile avec le collectif, sous le drapeau coloré de la Palestine. “Alors pour nous, cette journée, c’est l’occasion de célébrer et de rendre hommage aux femmes palestiniennes qui subissent l’apartheid, qui subissent des conditions de vie plus que cruelles et qui sont doublement victimes de l’apartheid et de la politique israélienne. Hier, comme depuis 23 ans, on était sur les marches de l’hôtel de ville pour rendre hommage aux femmes palestiniennes, notamment les femmes prisonnières, parce qu’il y en a, il y a des enfants aussi… ça rappelle un peu les folles de la place de mai. Pour qu’on ne les oublie pas, qu’on pense à elles et qu’on fasse quelque chose. […] (à la question de la signification du 8 mars pour elle) C’est l’égalité, c’est les droits qu’on n’a pas. Moi ça fait 50 ans que j’entends parler des disparités entre les salaires, du plafond de verre et tout ça. Ça ne bouge pas beaucoup. En plus, aujourd’hui, il y a beaucoup de sexisme, il y a beaucoup de femmes qui portent un foulard, qui sont discriminées au quotidien. Donc on est vraiment dans une société machiste. Il y a beaucoup à faire pour les droits des femmes et pour tous les droits en général.

Au-dessus du tunnel de Bellecour, quais du Rhône (Lyon 2ème). [Crédits photo : Aurèle Castellane, @broth_earth]

 

Bon… mes discussions au cours de la manif m’ont un peu rassuré : il y a de l’espoir là-dedans, et surtout différentes façons de lutter. Je précise avoir choisi volontairement des paroles de personnes MINT (meuf, intersex, non-binaire, trans). Cet article portait sur le 8 mars, mais il est évident que nous sommes un grand nombre à ne pas attendre cette date pour se mobiliser ensemble à l’international. Et c’est sans doute le plus important.