« Le ministre des Armées annonce la contribution future de la centrale de Civaux à la dissuasion nucléaire. »

Sous ce titre, Franceinfo a publié, lundi 18 mars à 16h 55, un article succinct disant :

« Sébastien Lecornu, accompagné de deux membres de la direction d’EDF [NdE : EDF, Électricité de France, production et fourniture d’électricité], a atterri en hélicoptère en milieu d’après-midi ce lundi [18 mars] sur le site nucléaire de Civaux. Un rendez-vous qui ne figurait pas à son agenda officiel. Ce soir, ils annoncent conjointement le lancement d’une production de métaux irradiés, destinés à compléter nos armes de dissuasion. » (…)

« Une visite qui intervient dans un contexte de tension accrue entre la France et la Russie à propos de la guerre en Ukraine. » (…)

« À l’issue, le ministre et les directeurs d’EDF ont fait des annonces. La centrale de Civaux va être mise à contribution pour produire des métaux irradiés destinés au Commissariat à l’Énergie Atomique », « destinés à compléter nos armes de dissuasion ». *

De quels métaux s’agit-il et comment vont-ils se transformer en armes de dissuasion ? On se perd en conjectures…

Cependant, un communiqué du ministère des Armées apporte dans la soirée des éclaircissements dont l’article de Franceinfo, mis à jour à 20h55, nous fait profiter.

« Des annonces pour la Défense

Une réunion, à huis clos, avec des élus du territoire, des syndicats de la centrale et la commission locale d’information a complété leur programme en préfecture de Poitiers en début de soirée.

À l’issue, le ministre et les directeurs d’EDF ont fait des annonces importantes. La centrale de Civaux va être mise à contribution pour produire des matériaux irradiés destinés au Commissariat à l’Energie Atomique (CEA).

Cet objectif de défense, en projet depuis les années 1990, dispose désormais d’un calendrier. Une demande d’autorisation est en cours d’instruction auprès de l’Autorité de Sûreté Nucléaire, probablement examinée courant septembre 2024. L’objectif visé est de réaliser un premier test lors d’un arrêt de production de l’un des réacteurs, dit « arrêt de tranche », en 2025.

« Une première en France

Une telle implication d’une centrale nucléaire civile dans l’industrie de la Défense est inédite dans notre pays. La technologie utilisée n’est cependant pas une totale nouveauté puisque pratiquée aux États-Unis depuis plus de vingt ans par une centrale nucléaire gérée par la Tennesse Valley Authority. Il s’agit de la plus grande entreprise d’électricité américaine, disposant des équipements les plus récents.

C’est à ce titre que la centrale de Civaux a été retenue, car c’est l’équipement nucléaire opérationnel « le plus jeune » du parc français, et par voie de conséquence, celui qui a la plus grande longévité possible à ce jour.

« Une technique intégrée à la production électrique

Avec l’appui du CEA, un service d’irradiation va donc œuvrer à Civaux. Seront insérés, dans le cœur des réacteurs, parmi le combustible habituel, des matériaux contenant du lithium. Ils resteront en place pour tout un cycle (16 mois environ), puis [seront] déchargés dans des conteneurs étanches à la radioactivité, et transférés au CEA en vue de produire du tritium. « C’est un gaz rare indispensable aux armes de la dissuasion », nous précise le communiqué du ministère.

« Un moyen de défense redondant

Le ministre a insisté sur ce point : « La dissuasion s’inscrit dans le temps long ». Ce procédé va permettre à la France de disposer d’un moyen redondant pour sécuriser les apports militaires en tritium. « Le projet engagé aujourd’hui vise à permettre aux personnes en charge de notre Défense dans 10 ou 15 ans de disposer du plus de moyens possibles, pour conserver toutes les options ouvertes » a déclaré Etienne Dutheil, reprenant les propos du Ministre.

Pour l’instant, seul le CEA est producteur de tritium militaire en France. Une convention sera signée entre l’Etat, le CEA et l’ASN pour encadrer ce dispositif, ainsi qu’un contrat entre EDF et le ministère des Armées pour établir la rémunération de cette activité. Activité anecdotique par rapport à la génération d’électricité (et à l’impact marginal sur le volume d’énergie produite) qui restera la mission principale de la centrale de Civaux.

Pour avoir la redondance la plus robuste possible, les deux réacteurs de la Vienne seront concernés à terme par cette activité d’irradiation à but militaire.  »

D’autres organes de presse (les Echos, la Tribune...) reprennent aussitôt les mêmes informations, suivis par les médias le lendemain.

On comprend alors que les « métaux irradiés » se réduisent au lithium, un métal qui, une fois irradié, produit le tritium, l’un des trois isotopes gazeux de l’hydrogène. Avec le deutérium, autre isotope, aisément disponible celui-là dans la nature, le tritium est l’un des deux éléments constituant le mélange explosif des bombes H (lui-même amorcé par une bombe A à base de plutonium). On a donc besoin de tritium pour fabriquer ces bombes H, mais aussi pour les maintenir en état d’exploser puisque, du fait de sa demi-vie limitée à 12 ans, il se désintègre peu à peu et que, pour garder sa masse critique, il doit être périodiquement remplacé.

Ces informations appellent toutefois un certain nombre de remarques.

1. Le communiqué postule mais ne dit pas comment le tritium, très volatil, et qui déjà arrive à fuir et à contaminer l’environnement dans l’usage ordinaire des réacteurs, pourra être récupéré.

2. Il n’est pas exact de dire qu’ « une telle implication d’une centrale nucléaire civile dans l’industrie de la Défense est inédite dans notre pays ».

A l’origine et jusqu’à ce que EDF choisisse la technologie Westinghouse, les premiers réacteurs électro-nucléaires français (ceux de la centrale de Chinon), mettant en oeuvre la filière uranium-graphite-gaz, avaient cette double finalité, militaire et civile. Leur objectif premier était en fait de produire le plutonium nécessaire à la fabrication des bombes.

Cependant, il est bien vrai que, pour la première fois, l’industrie nucléaire civile est ouvertement proclamée comme étant au service de notre industrie de destruction mutuelle assurée.

3. L’armée a déjà besoin du combustible des centrales pour les réacteurs des 4 SNLE, des 6 SNA et du porte-avions « Charles de Gaulle », tous à propulsion nucléaire. Ce n’est pas nouveau, mais cela devrait devenir désormais évident pour tout le monde : le nucléaire civil est à la solde du militaire. L’origine comme la raison d’être du nucléaire civil, c’est le militaire. Le général Ailleret, l’un des « pères » de la dissuasion française, le disait déjà : j’ai toujours veillé à ce que les deux avancent de pair ; supprimez l’un, l’autre disparaîtra. Et M. Macron au Creusot le 9 décembre 2020 : « Sans nucléaire civil, pas de nucléaire militaire, sans nucléaire militaire, pas de nucléaire civil. »

Qui veut se débarrasser de l’un doit se débarrasser de l’autre.

4. Dans l’esprit des dirigeants français, cette collusion entre les centrales et les bombes ne devrait pas avoir de fin. Pour eux, « la dissuasion s’inscrit dans le temps long », et peu importe que la France ait signé en 1992 le TNP (Traité de Non-Prolifération), qui l’oblige à négocier dans les meilleurs délais avec les autres Etats dotés d’armes nucléaires leur élimination. Ce traité, qu’on se le dise, n’est qu’un chiffon de papier quand il exige l’élimination totale des armes nucléaires (mais pas quand il prône la prolifération du nucléaire civil). Ainsi, d’après le communiqué, « la centrale de Civaux a été retenue car c’est l’équipement nucléaire opérationnel « le plus jeune » du parc français, et par voie de conséquence, celui qui a la plus grande longévité possible à ce jour ». Plus loin il ajoute que « pour avoir la redondance la plus robuste possible, les deux réacteurs de la Vienne seront concernés à terme par cette activité d’irradiation à but militaire ».

En réalité, malgré toutes les précautions prises, le nouveau dispositif est menacé de deux sortes de fin :
> celle due au réchauffement climatique, qui pourrait priver la Vienne d’un débit d’eau estival suffisant au refroidissement de l’un ou des deux réacteurs de Civaux, ce qui serait déjà le cas sans l’apport du lac artificiel de Vassivière et des autres barrages en amont, et ce qui se produirait si par malheur leur niveau vient à baisser sérieusement ;
> celle que les bombes de notre chère (très chère) dissuasion nucléaire nous promettent, en tant qu’instruments de suicide collectif.

Sans parler bien sûr des « arrêts de tranches » intempestifs, dus à des « problèmes techniques », qui ont obligé la centrale à fermer ses deux réacteurs de novembre 2021 à janvier 2023 et font grandement douter de sa redondante « robustesse ».

5. La décision proclamée ce 18 mars ne peut que désigner aux stratèges russes la centrale de Civaux et ses deux réacteurs comme étant une cible prioritaire parmi les 18 centrales et les 56 réacteurs nucléaires français qui sont tous autant de « bombes sales » potentielles. Pour l’atteindre et la mettre hors d’usage, une petite bombe A, voire une bombe conventionnelle un peu grosse, devrait suffire à contaminer toute la région, jusqu’à Poitiers et bien au-delà.

Comme disait Nicolas Sarkozy, la bombe atomique, « c’est notre assurance-vie ». Les poitevins ont désormais de quoi s’en convaincre. Et sûrement s’en réjouir…

* Source : France 3 Nouvelle Aquitaine (18/3/2024)

L’article original est accessible ici