Pressenza présente en 12 parties le Dossier ‘La non-violence en débat’, paru dans la revue Recherches internationales, N° 126, Avril-mai-juin 2023.

Résumé :
L’auteur confronte à la réalité actuelle de la guerre en Ukraine les trois principales méthodes non-violentes : la résistance civile non-violente, effectivement pratiquée dès mars 2022, mais peu considérée voire invisibilisée ; l’intervention civile de paix mise en place progressivement et opérationnelle depuis le début 2023 avec un potentiel important ; et enfin la défense civile non-violente dont la faisabilité est encore lointaine. L’auteur en tire quelques enseignements pour le futur et un plaidoyer pour relancer les recherches sur la défense non-violente.

 

Dossier La non-violence en débat

1- Raphaël Porteilla, De l’utilité d’un dossier consacré à la non-violence [Présentation]
2- Alain Refalo, Panorama historique de la non-violence
3- Cécile Dubernet, Non-violence et paix : faire surgir l’évidence
4- Étienne Godinot, Raphaël Porteilla, La culture de la paix et de la non-violence, une alternative politique ?
5- Mayeul Kauffmann, Randy Janzen, Morad Bali, Quelles bases de données pour les recherches sur la non-violence ?
6- François Marchand, Guerre en Ukraine et non-violence
7- Jérôme Devillard, Sur l’opposition et les liens entre non-violence et pacifisme
8- Amber French, Combler le fossé entre universitaires et praticiens. Le cas du centre international sur les conflits non-violents
9- Document : Appel aux États-Unis pour la paix en Ukraine
10- Eisenhower Media Network, Les États-Unis devraient être une force de paix dans le monde
11- Jacques Bendelac, Les Années Netanyahou, Le grand virage d’Israël [Raphaël Porteilla / Notes de lecture]
12- Alain Refalo, Le Paradigme de la non-violence. Itinéraire historique, sémantique et lexicologique [Raphaël Porteilla / Notes de lecture]

Voir les articles publiés

 

Sixième partie :

6- François Marchand(*), Guerre en Ukraine et non-violence

RCNV (Résistance civile non-violente), ICP (Intervention Civile de Paix) , DCNV (Défense civile non-violente): de quoi parlons-nous ?

La RCNV (Résistance civile non-violente) est une résistance non armée des civils utilisant toute la panoplie des moyens non-violents[1] : non coopération, désobéissance civile, etc. La RCNV a fait l’objet de très nombreuses études sur de très nombreux cas depuis les années 2000 ; citons au moins « Why Civil Resistance Works »[2].

L’ICP (Intervention Civile de Paix) a pour objectif de protéger les civils par les civils et de faciliter les processus de paix possibles ; elle est nommée UCP (Unarmed Civil Protection) dans le monde anglo-saxon ; elle est pratiquée par des volontaires sans armes, de toutes nationalités, qui ne prennent pas part au conflit et laissent la priorité aux acteurs de paix locaux. Elle est aujourd’hui pratiquée par une trentaine d’ONG spécialisées comme Nonviolent Peaceforce (NP) ou PBI (Peace Brigade International), l’inventeur du concept. Depuis quelques années l’ICP (Intervention Civile de Paix) est reconnue comme un outil crédible et efficace par l’ONU[3].

La DCNV (Défense civile non-violente) peut se définir comme l’organisation, anticipée par les responsables politiques d’un pays, d’une nation ou d’une communauté humaine d’une défense sans armes fondée sur la non-collaboration avec l’envahisseur.
Elle est conçue d’abord comme un mode de dissuasion. À partir du moment où l’adversaire aurait occupé le pays, elle deviendrait une résistance civile organisée. La DCNV (Défense civile non-violente) n’a, à ce jour jamais été pensée et encore moins mise en place par un État ou une communauté de défense.

La RCNV (Résistance civile non-violente) dès l’entrée de l’armée russe en Ukraine. De la résistance non-violente à la résistance armée avant l’invasion russe de 2022

La « révolution orange » en 2004 fut une résistance non-violente typique et victorieuse ; elle fut déclenchée après la prétendue victoire électorale de Victor Ianoukovytch, contre l’opposant et ancien Premier ministre Viktor Iouchtchenko, considéré comme pro-occidental et donné gagnant par les sondages. Beaucoup de citoyens considèrent l’élection truquée et descendent dans la rue pour réclamer la tenue d’un nouveau second tour. La situation est dramatisée par le visage défiguré du perdant, empoisonné un mois auparavant par les services secrets ukrainiens soutenus par Vladimir Poutine. Ce mouvement sera victorieux après l’annulation du résultat du vote ; un nouveau second tour est organisé le 26 décembre 2004 et donne la victoire à Viktor Iouchtchenko, (52 % des voix) et une constitution plus démocratique.

Mais 2010 voit le retour au pouvoir par les urnes de Viktor Ianoukovytch ; il est favorable aux intérêts russes et refuse en novembre 2013 de signer l’accord d’association avec l’Union européenne. Cela va provoquer un nouveau mouvement populaire, la révolution de l’« Euromaïdan », pour le respect des règles démocratiques et pluralistes. Ce mouvement sera beaucoup moins non-violent et deviendra même violent et armé (plusieurs morts, affrontements violents, snipers) notamment sous l’influence de partis d’extrême droite nationaliste comme Svoboda et « Secteur droit » célèbre pour son drapeau rouge et noir ; ce mouvement se termine par la fuite du président Viktor Ianoukovytch, puis… la guerre du Donbass !

Des forces de résistance civile armée se sont aussi constituées depuis 2014 dont la plus connue est le commando Azov ; elles ont été progressivement intégrées aux forces armées ukrainiennes, contrairement aux « forces » civiles et non-violentes, mais je limiterai ici mon analyse à la seule RCNV (Résistance civile non-violente) (voir encadré 1).

Encadré 1
La guerre en Ukraine a relancé le débat parmi les non-violents concernant le soutien à une résistance armée et l’envoi d’armes pour défendre la démocratie. Aujourd’hui les « non-violents » soutiennent et doivent continuer de soutenir la résistance civile non armée, mais doivent-ils soutenir aussi la résistance armée et ses conséquences (livraisons d’armes, escalade) ? ; Que peuvent-ils souhaiter d’autre qu’une victoire des Ukrainiens qui ont choisi définitivement les armes pour se défendre ? Peut-on faire référence à l’histoire de la résistance au nazisme ? À partir de 1943, toutes tentatives de résistance non armée devenaient obsolètes face à la stratégie 100 % militaire des Alliés pour vaincre le nazisme et libérer l’Europe.

La RCNV (Résistance civile non-violente) pratiquée, mais peu documentée et invisibilisée

Au moment de l’invasion russe (24 février 2022), l’action non-violente n’était donc pas inconnue des Ukrainiens et nombreux sont ceux qui l’ont tentée, en général spontanément, face à l’avancée russe vers Kiev et au sud, puis sous l’occupation russe d’une partie du territoire. Toutefois, il faut bien reconnaître que ces actions, parfois héroïques, n’ont eu qu’un impact limité (voir ci-après) ; elles n’ont jamais été prises en compte dans la stratégie du gouvernement ukrainien et ont été largement ignorées des médias.
Tout était préparé et organisé autour d’une résistance militaire fortement armée. Elles ont toutefois permis à de nombreux citoyens ukrainiens de marquer leur opposition et leur détermination face à l’envahisseur. Dans une étude publiée en septembre 2022, Felip Daza Sierra (Université de Barcelone) recense 235 actions non-violentes en Ukraine entre février et juin 2022 et les classe en 3 types[4] :

– Des actions de protestation, principalement symboliques, pour persuader l’opposant qu’il n’est pas le bienvenu. (148 actions, donc les plus nombreuses aussi parce que les moins risquées).
– Les actions de non-coopération incluant des refus d’obéissance (51 cas recensés).
– Des interventions non-violentes menées par des groupes pour empêcher l’opposant d’accomplir ses objectifs, voire de mettre en place des structures parallèles (36 cas recensés).

La géolocalisation de ces actions est bien particulière : plus de 80 % se sont déroulées dans la région sud (Kherson, Zaporizhia et à un degré moindre Odessa), des régions fortement russophones et en partie conquises en 2023. Le rapport tente de mesurer les impacts sur l’évolution du conflit et leurs limites ; il en liste sept dont voici ceux que je considère comme les plus signifiants :

– La volonté et la détermination de résister d’une très large majorité de la population au-delà de la résistance militaire a obligé Poutine à renoncer à son premier objectif : prendre le contrôle civil de l’Ukraine. Du fait de leur simultanéité, les interactions entre résistance militaire et résistance civile sont d’ailleurs difficiles à démêler, mais les deux ont contribué à freiner l’avancée des Russes au début du conflit. Les manifestations civiles devant les chars russes, les drapeaux jaunes et bleus brandis devant les soldats russes, les refus de coopérer, même pour donner une direction, etc., ont-ils contribué à arrêter l’armée russe avançant vers Kiev en sus de l’action très efficace des militaires ? Ont-ils contribué à saper l’objectif de l’« Opération spéciale » de Poutine ? Probablement oui en partie, mais il est difficile d’en dire davantage aujourd’hui en raison du peu d’informations dont nous disposons du côté russe (voir encadré 2).

Encadré 2 [traduit d’une interview de Felip Daza Sierra[21]]
Slavutich est la ville (26 000 hab.) des employés de Chernobyl à 40 km de la Biélorussie. Le 26 mars, son maire annonce l’occupation de la ville et la mort de 3 habitants puis est kidnappé par les forces russes. Les habitants se rassemblent spontanément à l’Hôtel de ville ; comme le dit Denys Masily, un conseiller municipal, il n’y a eu aucune instruction, pas de leader, mais les gens savaient ce qu’ils avaient à faire. Les militaires russes  ont bien essayé de disperser la manifestation, mais les manifestants n’ont pas bougé et conservé leur discipline non-violente. Ils commencèrent à chanter l’hymne ukrainien et ont avancé courageusement vers les troupes russes. Cette réponse massive des citoyens de la ville a forcé un processus de négociations avec les forces militaires d’occupation pendant les évènements mêmes. […]. Les négociations ont permis de libérer le maire et donner aux forces russes la possibilité de vérifier l’absence d’armes dans la ville. Le 28 mars, l’armée russe se retirait de la ville.

– La mise en œuvre de nombreuses solidarités locales a fortement contribué à renforcer la résilience des civils et à les protéger.
Plusieurs des résultats de cette étude convergent avec les constats de NP (Nonviolent Peaceforce) dont il est question dans le chapitre suivant : ce sont les organisations et associations locales, parfois des regroupements spontanés de circonstance, qui ont été les plus efficaces pour la protection des populations ; dans les premiers mois, il n’y a pas eu de planification ni même de coordination nationale de ces initiatives locales.

– La résistance culturelle est déterminante : cette dimension de la résistance civile est omniprésente ; elle permet de créer une cohésion dans le melting-pot social et linguistique qu’est l’Ukraine.
Cette résistance concerne les acteurs culturels en Ukraine (par exemple les nombreux témoignages des responsables de musées (Médiapart[5] ou ICNC[6]). Elle est présente dans presque toutes les formes de résistances non-violentes (de l’hymne national aux programmes d’éducation) ; l’impact est double : développer la solidarité de pensée et d’adhésion aux objectifs nationaux, et saper le moral et les conditions psychologiques des occupants. Par exemple, pendant l’occupation de Kherson, le corps enseignant a largement refusé les programmes imposés par les Russes et a organisé un enseignement parallèle.

Il ne faut pas confondre russophones et pro-russes ; la présence significative de pro-russes parmi les Ukrainiens est un obstacle au développement d’une RCNV (Résistance civile non-violente) dans certaines zones.
De nombreux témoignages, notamment dans les sites occupés par les Russes puis reconquis par les Ukrainiens, montrent que la population ukrainienne n’est pas unanime dans la volonté de résistance et cela vient parasiter les actions de résistance civile non armées. Certes, c’est le cas de toutes les actions de résistance où ceux qu’on appelle les « collabos » sont écartés, voire éliminés. Il semble que les autorités comme les citoyens ukrainiens exercent des représailles parfois violentes sur ces « collabos ». Les médias occidentaux ont décrit cette « chasse aux collabos » après les reconquêtes par les forces ukrainiennes en novembre 2022. La collaboration reposant souvent à la fois sur un sentiment de peur et sur la poursuite d’intérêts personnels, elle peut aussi basculer lorsque le rapport de force inverse la situation.

Et en Russie ?

Une résistance non-violente s’appuie aussi sur les possibilités de gagner le cœur d’une partie de la population et des combattants du pays agresseur. Force est de constater le mur de communication qui semble s’être installé entre ces deux peuples parlant en partie la même langue ; les liens avec les résistances en Russie existent, mais quel est leur impact ? Un exemple parmi d’autres : le rapport Daza déjà cité n’identifie que deux cas de fraternisation avec les forces russes (en faveur des Ukrainiens) et aucun cas dans l’autre sens, malgré la proximité des deux populations et l’absence du barrage de la langue. La résistance interne en Russie sera probablement l’une des clés pour la sortie du conflit en faisant évoluer le soutien de l’opinion russe aujourd’hui majoritairement favorable à Poutine.
Quelles conséquences ont les manifestations des démocrates russes auprès du reste de la population ? Quel impact ont les nombreuses expressions de solidarité internationale auprès des résistants russes ?
Ce sont là des questions essentielles auxquelles nous n’avons pas suffisamment d’éléments de réponse.

Une résistance non-violente peut-elle être complémentaire à la stratégie armée ?

Toutes les résistances civiles contribuent au rapport de force face à l’envahisseur, la résistance non-violente aussi, et c’est en ce sens qu’elle est complémentaire à une résistance armée. La RCNV (Résistance civile non-violente) pourrait-t-elle prendre le relais dans les zones occupées par les Russes de façon durable ? Le cas du Donbass semble indiquer que les populations locales sont restées partiellement favorables aux Russes, ce qui enlève toute pertinence à la RCNV (Résistance civile non-violente) dans ces régions.
Ce ne serait pas le cas dans d’autres régions, même russophones, sous occupation russe comme à Kherson. Par ailleurs il semble bien que le comportement des forces d’occupation russes (déportations, enlèvement d’enfants, arrestations arbitraires, tortures, massacres, pressions de toutes sortes) fait progressivement basculer une partie des pro-russes ou tout au moins des « neutres » vers un soutien à la résistance ukrainienne. Daza Sierra donne l’exemple d’une action non-violente menée malgré la persistance de l’occupation : Le « ruban jaune ».

Le 25 avril, les coordinateurs du mouvement lancent un appel sur Télégram pour accrocher des drapeaux ukrainiens et des « rubans jaunes » dans les rues et les places publiques dans toutes les villes d’Ukraine ; malgré les risques évidents, les rubans apparaissent dès le premier jour dans Kherson occupée, puis dans de nombreuses zones occupées y compris dans les villes de Crimée ! C’est une action provocatrice très signifiante ! La complexe histoire de l’Ukraine profondément mêlée à celle de la Russie (voir l’excellent rapport d’information parlementaire de 2016)[7] rend l’adhésion à une résistance non-violente face aux envahisseurs russes extrêmement hétérogène d’un oblast à l’autre.

Les stratèges militaires observent qu’un déluge de violence est inefficace et qu’au contraire il suscite la résilience de la population, comme l’analyse fort bien La Vigie, revue indépendante d’analyse stratégique[8] : « La campagne russe de frappes dans la profondeur […] vise des infrastructures, mais aussi des cibles civiles. Le but consiste à désorganiser en profondeur le pays. La question de l’électricité est centrale. Les Russes cherchent d’abord à désorganiser le système opérationnel ukrainien (aspect militaire), mais aussi à faire pression sur la population. Cette stratégie de terreur (il n’y a pas d’autre mot) reprend une pratique que l’on a malheureusement vue à travers les siècles. Or, les guerres du xxe siècle montrent que cette stratégie échoue systématiquement. Les populations ne font jamais pression sur leur gouvernement pour qu’il arrête la guerre mais au contraire, démontrent une résilience aiguë qui construit de la cohésion nationale. Du blitz sur Londres au bombardement de Dresde, les exemples abondent. » Cette « résilience aiguë » pourrait-elle prendre la forme d’une RCNV (Résistance civile non-violente) plus intense en Ukraine ?

Sur le terrain du conflit : l’ICP (Intervention Civile de Paix) se met en place progressivement
La guerre commence le 24 février 2022, que faire ?

Dès les premiers jours de la guerre, on m’interpellait sur ce que les « non-violents » pouvaient faire, notamment pour envoyer des équipes d’ICP. Nonviolent Peaceforce (NP) ne devrait-il pas intervenir immédiatement ? Ma première réponse était que l’ICP (Intervention Civile de Paix) n’est pas conçue pour intervenir dans l’urgence, sauf si les équipes de paix sont déjà présentes sur place et sont insérées dans le tissu local. Il n’est pas concevable de débarquer sur place comme les interventions militaires. Dès mars, NP (Nonviolent Peaceforce) débloque un budget pour envoyer une mission de reconnaissance en avril, puis engage une longue mission d’évaluation en mai sur Liev, Kiev, Odessa, Dnipro, Kharkiv, Chuhulv, Zaporijia et Kherson avant l’occupation russe. La mission observe notamment un manque de soutien auprès des communautés proches des lignes de front comme le prouvent de nombreuses demandes émanant principalement des organisations civiles locales ; celles-ci interviennent en aide humanitaire auprès des réfugiés et auprès de la population en général ; le trauma de ces volontaires civils est souvent évoqué.

Ces équipes aident tout autant les civils que les militaires, ce qui pose un problème de neutralité pour des organisations humanitaires internationales « neutres ». NP (Nonviolent Peaceforce) est approché aussi directement par des organisations civiles locales  (organisations de jeunesse, de femmes, parfois très informelles) qui demandent  de la formation sur la protection non-violente. Une évaluation menée sur Mykolaiv faisait ressortir très concrètement de nombreux besoins comme, par exemple, la difficulté des organisations de volontaires locaux à atteindre les zones rurales totalement dépendantes de leur aide ; certaines déploient de multiples initiatives parfois novatrices comme la Croix rouge de Mykolaiv qui intervient avec des vélos.

En juin 2022, on évaluait à 9 000 les morts civils, et à 15.7 millions les civils en besoin de protection et d’aide humanitaire durable (selon l’ONU). Le fardeau de l’aide matérielle humanitaire et médicale repose presque exclusivement sur des équipes de volontaires civils locaux. Et l’hiver approchait !

Au début de l’été, NP (Nonviolent Peaceforce) prend la décision d’intervenir et d’orienter sa présence sur deux objectifs :
– Améliorer la sécurité et la sureté face aux risques imminents de violence notamment les violences de genre.
– Renforcer les capacités des communautés en matière de protection et de réponse aux violences.

En janvier 2023, 25 volontaires (Ukrainiens et internationaux) formés par NP (Nonviolent Peaceforce) sont déployés en petites équipes (5 à 7) sur le terrain. NP cible clairement les deux secteurs les plus menacés : le Sud et l’Est (Odessa, Mykolaiv, Kherson et Kharkiv) pour soutenir les communautés locales proches des lignes de front[9]; NP (Nonviolent Peaceforce) installe aussi une représentation à Kiev. L’effectif des équipes est appelé à s’accroître au fur et à mesure des demandes[10]. D’aucuns trouveront que cette intervention de NP (Nonviolent Peaceforce) demeure encore embryonnaire et pas complètement claire, mais les premiers mois vont permettre de préciser les modes d’intervention qui sont multiples et différents selon les lieux et contextes : accompagnements protecteurs des civils réfugiés ou intervenants pour aider leurs compatriotes, médiations, observations, formations aux techniques non-violentes de protection, etc.

Évolution de l’ICP (Intervention Civile de Paix) ou révolution ?

À y regarder de plus près, ce projet en Ukraine remet en cause certaines bases de l’ICP, notamment la condition d’impartialité (en anglais, on utilise plutôt « non partisanship » soit « non prise part au conflit »). Les interventions se font uniquement du côté ukrainien, sans contact avec la partie occupée par la Russie ; certes NP (Nonviolent Peaceforce) n’a pas le choix : l’accès au terrain russe demeure impossible et l’ICP (Intervention Civile de Paix) se pratique sur le terrain avec les acteurs impliqués. Peut-on encore parler d’impartialité ? Sans doute oui, car d’une part NP (Nonviolent Peaceforce) fait face à l’impossibilité actuelle de travailler avec les prorusses dans les territoires occupés et, d’autre part, NP (Nonviolent Peaceforce) affiche clairement qu’il ne prend pas part au conflit et applique le droit international et le respect des droits humains. Sur le territoire contrôlé par l’État ukrainien, NP protège (ou essaie de protéger) aussi bien la majorité pro-ukrainienne de la population que les minorités pro-russes qui n’ont pas fui dans les territoires contrôlés par les Russes. La protection des « pro-russes » va devenir une nécessité dans les zones contrôlées par l’Ukraine.

À ma connaissance, il n’y a pas d’autres ONG, labellisées UCP/ICP (Intervention Civile de Paix) qui interviennent sur le conflit, mais de nombreuses ONG humanitaires et de solidarité internationale, y compris les associations locales, font des actions de type ICP comme Monsieur Jourdain faisait de la prose.

À l’avenir ?

L’engagement de NP (Nonviolent Peaceforce) sur deux ans va s’accroître en volume, mais devra-t-il être prolongé ? Le conflit pourrait malheureusement durer encore longtemps. La guerre ne sera probablement jamais complètement gagnée par l’un des adversaires et l’évolution du conflit devrait offrir des opportunités pour faire jouer pleinement les capacités de l’ICP (Intervention Civile de Paix) . La présence de forces de paix, bien insérées dans les réseaux locaux, pourrait progressivement permettre d’établir le contact avec des civils pro-russes, les autorités administratives et militaires russes d’occupation, les organisations séparatistes et donc préparer une vraie paix. L’armement de nombreux civils ukrainiens, le flou entre les activités militaires et civiles (comme nous l’avons signalé à propos des aides humanitaires), l’omniprésence des militaires dans les zones reconquises aux Russes, tout cela contribue à une militarisation de la société qui risque de se poursuivre au-delà d’un accord de paix et ne peux que mettre en danger la démocratie ukrainienne. La présence de volontaires de paix dans ces zones militarisées contribuera-t-il à limiter ce risque de forte militarisation ?

La non-violence n’a pas réponse à tout, mais…
Un triple défi pour la non-violence

Les stratégies non-violentes ne pourront résoudre tous les conflits, mais elles contribuent aux processus vers une paix durable.
Les méthodes non-violentes sont opportunistes car elles s’adaptent au conflit qu’elles cherchent à résoudre ; je viens de confronter des approches non-violentes aux réalités de la guerre en Ukraine pour pouvoir en tirer quelques enseignements sur leurs potentiels pour une paix durable.

L’ICP (Intervention Civile de Paix) fonctionne et protège ; elle est reconnue par les autorités nationales et internationales

Ce point est acquis. L’ICP, inventée en 1983, n’a pas cessé d’évoluer et de s’adapter ; elle avait déjà été pratiquée en Europe pendant le conflit des Balkans[11]. Elle est maintenant reconnue par les institutions internationales comme l’ONU et le Conseil de sécurité[12] qui, par exemple vient de confier en 2022 à NP (Nonviolent Peaceforce) une mission au Darfour. Les questions d’impartialité que nous avons soulevées sont une des raisons actuelles de son évolution et de sa diversification, mais ne remettent pas en cause son efficacité.

Certes, le droit est clairement du côté ukrainien, mais cette intervention non-violente risque d’être perçue, à juste titre, comme un soutien au peuple ukrainien qui lutte pour défendre son territoire et sa liberté. Cette problématique se rapproche de l’utilisation des méthodes d’ICP (Intervention Civile de Paix) dans nos propres pays comme NP (Nonviolent Peaceforce) le pratique depuis quelques années aux États-Unis. La conclusion à retenir est que l’ICP est en pleine évolution et diversification, que des formes nouvelles (variantes) apparaissent, mais reposent toujours sur les trois principes : non-violence, ne pas prendre part au conflit, priorité aux acteurs locaux.

La RCNV (Résistance civile non-violente) n’a pas pu donner son plein effet, car trop marginalisée par la résistance armée

Ni l’État ukrainien, ni ses citoyens n’ont jamais envisagé de se défendre sans armes face à un envahisseur russe comme en Tchécoslovaquie en 1968. L’utilisation de méthodes non-violentes n’a jamais été envisagée sérieusement et la défense du territoire s’est immédiatement focalisée sur le mode armé dès 2014 au Donbass.
L’absence de résistance armée en Crimée ne peut en aucun cas être considérée comme une défense sans violence. Cette première année de guerre a démontré que l’Ukraine était capable de se défendre  par les armes… Et le choix semble irrévocable aujourd’hui. Tout au plus, des formes civiles de résistance ont été et sont toujours pratiquées par les Ukrainiens, mais cela n’est que complémentaire à la stratégie militaire engagée. Elles resteront complémentaires dans le rapport de force en cours, sauf retournement militaire ; une longue occupation russe d’une grande partie du territoire semble aujourd’hui peu probable, et la présence de l’armée ukrainienne restera prédominante dans tout le pays. Les civils et la résistance civile non-violente peuvent s’adapter et s’organiser autour des thèmes que nous avons cités comme l’humanitaire, la défense culturelle, la défense des droits de l’homme au fur et à mesure des évolutions du conflit et des occupations dont on ne voit pas la fin aujourd’hui.

Selon l’étude d’Erica Chenoweth (« The Future of Civil Resistance »)[13], les formes non-violentes de résistance sont devenues majoritaires depuis dix ans, mais leur efficacité est en déclin. Ce déclin est notamment attribué à l’apprentissage par les régimes autoritaires de formes de répression adaptées. L’Iran des mollahs, Hong Kong sous Xi Jiping, la Russie de Poutine en sont de terribles exemples. Ce déclin concerne surtout les mouvements à objectifs maximalistes comme les cas que je viens de citer ; la même étude montre toutefois que, si le succès des résistances non-violentes a baissé dans la dernière décennie (seulement 34 % depuis 2010), le succès des résistances violentes s’est complètement effondré depuis 40 ans (seulement 8 % depuis 2010) – espérons que la résistance armée ukrainienne rentrera dans ces 8 % ? Le choix d’une résistance non-violente demeurera toujours une bonne option quand elle est possible.

La DCNV (Défense civile non-violente), un nouveau champ de recherche

En ce début de 2023, une partie de l’Ukraine est occupée.
Aucune dissuasion n’a donc fonctionné, ni dissuasion nucléaire, ni dissuasion militaire (l’armée d’Ukraine n’a pas fait peur à Poutine) et encore moins dissuasion civile : la résistance civile des citoyens a été exercée, mais est restée marginale dans les rapports de force.
Si on définit la DCNV (Défense civile non-violente) comme une résistance civile non-violente anticipée et organisée de façon préventive et opérationnelle par une puissance publique, on peut constater que, jusqu’à ce jour, ce concept est resté essentiellement au stade d’écrits de chercheurs et de débats dans des colloques. À ma connaissance, aucun État, aucune autorité exerçant le pouvoir sur un pays, une région ou une communauté n’a mis en place, ni commencé à mettre en place une défense civile non-violente parmi sa population, son administration, ses réseaux sociaux et économiques.

Certes, on peut trouver quelques rares exemples historiques se rapprochant de cette définition ; je pense au cas de la « résistance passive » dans la Ruhr en 1923-1925 et surtout la résistance tchécoslovaque en 1968, mais ces cas relèvent plutôt d’un accompagnement par les autorités d’une résistance populaire spontanée et auto-organisée ; elles n’ont eu aucune anticipation donc aucun effet dissuasif. Le cas du Kosovo entre 1990 et 1998 constitue peut-être une forme embryonnaire de DCNV (Défense civile non-violente) face aux menaces d’occupation militaire serbe depuis la suppression de l’autonomie du Kosovo par Milosevic en 1990 : mise en place d’institutions parallèles, souvent issues des institutions autonomes d’avant 1990, dans tous les domaines : sanitaire, économique, sportif, culturel, policier, etc., dont le fameux système d’éducation parallèle ; les institutions du gouvernement parallèle (dont un parlement, des mairies, etc.) ont organisé un référendum clandestin en 1991 avec 87 % de participation des électeurs, puis des élections présidentielles (voir plus de détails dans l’ouvrage de Pierre Dufour[14]). Des 1990, ce fut une stratégie pensée et organisée par le « gouvernement parallèle du Kosovo » et notamment la Ligue démocratique du Kosovo (LDK) présidée par Ibrahim Rugova.

Cela a contribué à dissuader Milosevic de déclencher une guerre d’occupation comme le décrit et l’analyse fort bien Howard Clarck, chercheur et excellent observateur sur le terrain de cette région[15].

Le temps est venu de relancer les recherches sur la DCNV (Défense civile non-violente) : les ouvrages sur la DCNV sont pour la plupart datés (1970-1990)[16]. En France l’IRNC (Institut de recherche sur la résolution des conflits) a commencé ses recherches à la suite d’une première commande du Ministère des armées en 1983 : « La Dissuasion civile »[17].
Dès 1990, la disparition (provisoire ?) de la menace venant de l’Est a fait abandonner ces recherches sur la DCNV (Défense civile non-violente) en tant que mode de défense d’un territoire, français ou européen, menacé d’occupation par un ennemi extérieur. « La défense territoriale est la défense du territoire, la défense civile est la défense de ce qu’on pourrait appeler le style de vie » disait Galtung18 en 1976 ; en effet, une défense civile par la population civile assure non seulement la défense d’un territoire, mais celle la démocratie, et permet de rassembler et motiver un peuple ou une communauté pour se défendre ; l’« esprit de défense » cher à nombre de stratèges militaires français est toujours demeuré un vœu pieux tant que la dissuasion nucléaire est l’élément central de la défense[19]. La DCNV (Défense civile non-violente) est apte à relancer un esprit de défense parmi les civils et ce que certains comme le SGDSN (Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale)[20] commencent à appeler la « résilience ».
L’invasion et l’occupation partielle de l’Ukraine rendent crédible
ce type de menace en Europe et relancent l’intérêt et la pertinence
d’une DCNV (Défense civile non-violente). Il est temps que les chercheurs, les stratèges civils et militaires, les organisations prônant la non-violence réinvestissent ce concept et l’adaptent à notre monde moderne, notamment tel qu’il se dessine en Europe.

L’auteur

(*) Ingénieur. un des cinq fondateurs de l’IRNC (Institut de recherche sur la résolution non-violente des conflits, fondé en 1984 par Jean-Marie Muller, Christian Mellon, Jacques Semelin et François Marchand qui en fut le président jusqu’en 2005).

Notes

[1] Voir par exemple : Gene Sharp, The Methods of Nonviolent Action, Boston 1973.
[2] Erica Chenoweth et Maria Stephan ? « Why Civil Resistance Works » ?, Columbia University Press, 2011, traduit en français sous le titre Pouvoir de la non-violence, Calman-Levy, 2021.
[3] Extraits de la résolution 2524 du Conseil de sécurité (2020) : « Assist peacebuilding, civilian protection and rule of law, in particular in Darfur and the Two Areas […] including through community-policing initiatives, or other methods of unarmed civilian protection. »
[4] F. Daza, Ukrainian Nonviolent Civil Resistance in the face of war : Analysis of trends, impacts and challenges of nonviolent action in Ukraine between February and June 2022, ICIP & Novact, Barcelona, 2022.
[5] « Les folles histoires de guerre des musées ukrainiens », Médiapart, 18 décembre 2022, <https://www.mediapart.fr/journal/international/181222/les-folles-histoires-de-guerre-des-musees-ukrainiens>.
[6] « Cette guerre est une guerre des cultures » : Amber French and Olga Sagaidak, Le monde de l’art, un leader de la lutte non-violente contre l’occupation en Ukraine, 19 septembre 19 2022 sur le blog de l’ICNC : <https://www.nonviolent-conflict.org/blog_post/cette-guerre-est-une-guerre-des-cultures-le-monde-de-lart-un-leader-de-la-lutte-non-violente-contre-loccupation-en-ukraine/>.
[7] Rapport d’information parlementaire du 30 juin 2016 sur la crise ukrainienne et la Russie : <https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_def/l15b5113_rapport-information#_Toc256000027 % C2 % A0>.
[8] La Vigie, lettre bimensuelle d’analyse stratégique, <www.lettrevigie.com>, Bilan hebdomadaire, n° 39 du 27 novembre 2022 (guerre d’Ukraine).
[9] Plus de détails dans l’interview (décembre 2022) de Anna Penfrat, représentante de NP (Nonviolent Peaceforce) à Bruxelles : <https://www.youtube.com/watch?v=YLdVFxeG6o0>.
[10] Ces premières missions d’ICP (Intervention Civile de Paix) sont financées pour (au moins) 24 mois, par la SDC (Swiss Agency for Development and Cooperation) et le NRC Norwegian Refugee Council ; d’autres « donneurs » dont l’UE se sont déclarés intéressés ?
[11] Balkan Peace Team avait déjà pratiqué l’ICP (Intervention Civile de Paix) pendant les guerres des Balkans et l’OSCE a monté une telle opération au Kosovo avec une équipe de 1 400 personnes en 1998-1999.
[12] UN Security Council Resolution 2327 (2016) renewing the mandate for the United Nations Mission in South Sudan (UNMISS) : « Recognizing that unarmed civilian protection can often complement efforts to build a protective environment, particularly in the deterrence of sexual and gender-based violence against civilians, and encouraging UNMISS, as appropriate, and when possible, to explore how it can use civilian protection », techniques to enhance its ability to protect civilians, in line with the UN Secretary-General’s recommendation.
[13] Erika Chenoweth, « The future of Civil Resistance », Journal of Democracy, vol. 31, n° 3, 2020, <https://www.journalofdemocracy.org/articles/the-future-of-nonviolent-resistance-2/>.
[14] Voir notamment Pierre Dufour, On a marché sur la paix, Thélès, 2007, p. 74 à 98.
[15] « Their (Kosovo Albanians) conscious nonviolent strategy denied Milosevic a
casus belli. […] they could see what a war option would mean », « Kosovo : Civil
resistance in Defense of the Nation, 1990’s » par Howard Clarck, in Recovering
Nonviolent History edited by Maciej J. Bartowski, 2013, p. 287-288.
[16] Citons notamment Theodor Ebert, « Soziale Verteidigung » (2 volumes, Waldkircher Verlagsgesellschaft, 1981) ; « Les stratégies civiles de défense », Actes du colloque de Strasbourg IFNC, novembre 1985, etc.
[17] Jean-Marie Muller, Jacques Semelin et Christian Mellon, La Dissuasion civile, FEDN éd., « Les 7 épées », 1984.
[18] Christian Ejlers, « Two concepts of defense », in J. Galtung, Peace, War and Defence, 1976.
[19] Préface de François Hollande du « Livre blanc sur la défense et la Sécurité nationale. 2013 » : « La défense et la sécurité de la Nation reposent sur l’intervention des institutions publiques, civiles et militaires. Elles requièrent la sensibilisation, l’association, et l’adhésion de l’ensemble de nos concitoyens. Les Français sont acteurs et responsables de leur propre sécurité. L’esprit de défense, au sens le plus large du terme, est à cet égard le premier fondement de la sécurité nationale. Il est la manifestation d’une volonté collective, assise sur la cohésion de la Nation et une vision partagée de son destin ».
[20] Une stratégie nationale de résilience a été élaborée en avril 2022 par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. Un comité interministériel s’est réuni le 1er février pour préciser cette stratégie.
[21] Daza, ibidem ; voir aussi la vidéo ‘La fuerza de la noviolencia: el caso de Slavutych’ <https://www.youtube.com/watch?v=MOP3fbFzhS8>

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