Aucun verbe n’est facile ou impossible à conjuguer en Colombie : survivre, reconnaître, pardonner, accomplir…

Je vais partager avec vous trois choses que, dans l’espace de 48 heures, j’ai vu à Bogota et qui en témoignent.

Jeudi : réouverture de l’auditorium León de Greiff de l’Université nationale de Colombie, avec une œuvre immense, le concerto “La resurrección de la fe” (« La résurrection de la foi ») ; sur scène, l’orchestre philharmonique de Bogota dirigé par Voronkov du conservatoire Tchaïkovski de Moscou ; Vox Clamantis d’Estonie ; barytons, sopranos, ténors et chœurs de l’orchestre philharmonique de Bogota, de l’opéra de Colombie, d’écoles, d’universités et régionaux. 700 voix unies pour raconter et chanter – en mémoire des victimes et pour la paix et la réconciliation – les témoignages des massacres de Bojayá et d’El Salado. Et dans un flot de lumière, Il était là, le Christ de Bojayá, le Christ mutilé par la guerre, symbole d’une violence déchirante que nous avons appris à pardonner, parce que nous savons déjà que le ressentiment est une torture chronique et silencieuse, qu’il nous étouffe.

À la tête de cet événement monumental, deux grands de l’art et de la culture : David García, chef d’orchestre de la Philharmonie de Bogota, et Belén Sáez de Ibarra, conservatrice de cet invincible musée de blessures et de tissages, de torrents, de maria mulatas (quiscales à longue queue) et de résurrections, appelé Colombie.

Vendredi : à l’occasion du 7e anniversaire de la signature de l’accord avec les anciennes forces armées révolutionnaires de Colombie FARC, une cérémonie est organisée en présence de deux anciens présidents, d’un prix Nobel de la paix, des chefs des équipes de négociation, des signataires, de diplomates et de victimes, des Nations unies, de fonctionnaires et d’hommes politiques. Point d’orgue de la journée, l’oeuvre chorale « Fils et filles de la paix » (également offerte par la Philharmonie de Bogota et également créée par David García pour les enfants des signataires) ; un triomphe de vie et de tendresse, parrainé par Rodrigo Londoño, un homme qu’aujourd’hui  je regarde en face et dont je sais que depuis 7 ans et pour toujours il n’y aura plus jamais de balles, ni dans ses mains ni dans son âme: il y aura seulement la force de la parole, de l’espoir et de la persévérance. Aucun traité, aucun texte, aucun discours n’explique mieux que cette œuvre chorale et les yeux humides de son parrain ce que signifie abandonner la guerre pour laisser la place à la vie.

Le grand absent de la journée a été Gustavo Petro. Sans explication ni message, le président qui brandit le drapeau de la paix totale n’est pas venu. En fin de compte, l’important est que 13 000 ex-combattants des anciennes FARC continuent d’honorer ce qui a été convenu ; et grâce aux organes dérivés de l’accord, un pays très blessé a appris une nouvelle façon d’aborder la vérité, les victimes et la justice.

Samedi : un Maître (avec une majuscule) de l’histoire, nous envoie la vidéo d’un ancien lieutenant de l’armée ; l’enregistrement date de 2021 et restera en vigueur pour les siècles des siècles, amen. Avec une rose tatouée et ayant reçu des ordres et des instructions dès l’âge de 14 ans pour tuer des guérilleros, l’ancien officier qui a procédé à des exécutions extrajudiciaires – il a vécu dans la clandestinité, s’est rendu, a été emprisonné, et s’est soumis à la Juridicción especial para la Paz (juridiction spéciale pour la paix) JEP – s’est consacré à la réparation des victimes. Il affirme que l’endoctrinement conduit aux pires erreurs et que le pardon a du sens s’il y a réparation. Affronter les victimes et travailler véritablement avec elles et pour elles, c’est comme « sortir son cœur et le mettre sur la table ».

La Colombie est traversée par le méridien 74º de longitude ouest, le méridien de la résistance. Notre pays est un voilier qui navigue de deuil en deuil, qui traverse des carnavals et des veillées funéraires, des roulements de tambours et des séismes, mais qui n’abandonne pas, ne coule pas, ne se rend pas et exige que la paix soit une décision qui demande une soumission obligatoire. Sinon, pourquoi sommes-nous ici ?

 

Traduit de l’espagnol par Evelyn Tischer

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