Par Yakov M. Rabkin

Il existe une profonde division entre les sionistes, défenseurs d’Israël, d’une part, et, d’autre part, les juifs, tant pratiquants que non pratiquants, qui rejettent le sionisme et donc l’idée même d’un État séparé pour les juifs. De nos jours, la plupart des juifs se situent quelque part entre les deux. Pendant longtemps, ils se sont plaints des actions d’Israël sans pour autant remettre en question la nature ethnocratique de l’État israélien.  Pour eux, le « droit d’Israël à exister » est fondamental afin d’assurer durablement la sécurité physique des juifs israéliens. Même si la plupart d’entre eux vivent dans des démocraties libérales, il leur est difficile de concevoir qu’Israël puisse changer de nature, comme l’a fait l’Afrique du Sud il y a quelques décennies, et devenir un État libéral avec des droits égaux pour tous sur l’ensemble du territoire, sous contrôle israélien, entre la Méditerranée et le Jourdain.

La véhémence de l’assaut d’Israël sur Gaza a conduit de nombreux juifs dans le monde, en particulier les jeunes, à refuser toute association avec l’État d’Israël. D’autres, tout aussi nombreux, refusent de rester dans le silence et dénoncent la réponse vengeresse d’Israël à l’attaque brutale du Hamas sur son territoire le 7 octobre 2023.

Peu après le début de l’opération israélienne contre Gaza des centaines de manifestants juifs ont bloqué la gare centrale de New York pour demander un cessez-le-feu immédiat. Une semaine plus tôt, des juifs enveloppés dans des châles de prière avaient organisé un sit-in devant le Congrès américain à Washington. Après avoir réclamé la fin des violences, ils ont ouvert leurs livres de prières et commencé à réciter les mots anciens qui ont soutenu les juifs pendant des générations. Il y a quelques jours, des juifs ont déployé des banderoles sur lesquelles on pouvait lire « Les Palestiniens doivent être libres » au pied de la Statue de la Liberté à New York.

Des juifs ultra-orthodoxes antisionistes ont pris une part active dans les manifestations d’appui aux Palestiniens dans le monde entier. Ils estiment que l’État sioniste n’est pas simplement une « appropriation » de leurs symboles et de leur identité juive, mais qu’il est en plus à l’origine d’un conflit sanglant dans lequel souffrent des juifs et des Palestiniens innocents.

En effet, Israël est un État sioniste. Il incarne le nationalisme ethnique est-européen façonné à la fin du XIXe siècle, plutôt que le judaïsme qui s’est développé pendant des millénaires. Dès le départ, les sionistes ont méprisé les juifs traditionnels et le judaïsme, car ils cherchaient à créer une nouvelle espèce : l’intrépide fermier guerrier hébreu. Ils ont réussi au-delà de leurs rêves les plus osés. Israël a construit une société mobilisée et une formidable machine de guerre de haute technologie. Au fur et à mesure que la société israélienne s’est déplacée vers la droite, elle a consolidé le soutien des extrémistes de droite, racistes et même ouvertement antisémites, dans le monde entier, comme les suprématistes blancs aux États-Unis.

Israël est la colonie de peuplement la plus récente. La Rhodésie et l’Algérie ne sont plus qu’un lointain souvenir. L’Afrique du Sud s’est libérée de l’apartheid officiel. Alors que les colons des Amériques et de l’Océanie ont perpétré un génocide contre les aborigènes au XIXe siècle, Israël a entamé un nettoyage ethnique massif assez tardivement, en 1947 seulement. Certains, comme l’historien israélien Benny Morris qui l’a documenté, ont regretté que les sionistes n’aient pas achevé le travail comme les Blancs américains, argentins ou australiens, qui se sont débarrassés de la majeure partie des populations locales.  Par contre, Israël contrôle aujourd’hui un nombre à peu près égal de Palestiniens et de juifs, mais la plupart des Palestiniens n’ont pas de droits politiques.

De nombreux juifs, en Israël et ailleurs, ont tenté de résoudre les contradictions entre le judaïsme auquel ils prétendent adhérer et l’idéologie sioniste qui s’est emparée d’eux. Une nouvelle forme de judaïsme a pris racine en Israël : le national-judaïsme, dati-leumi en hébreu. Pour certains juifs, cette nouvelle foi apaise ces contradictions et donne un sens religieux à leur engagement sioniste.

Parmi ses plus fervents adeptes, on trouve l’assassin du premier ministre Itzhak Rabin, qui avait tenté de trouver un compromis avec les Palestiniens, et des membres éminents du gouvernement israélien dont certains avaient été condamnés dans le passé pour terrorisme. Le national-judaïsme est également l’idéologie de nombreux colons membres de milices privées qui, depuis le début de la guerre contre Gaza, ont intensifié le harcèlement, la dépossession et le meurtre de Palestiniens en Cisjordanie. Ces militants armés de fusils sont fiers de compléter ce que l’armée israélienne fait avec des chars, des bombes et des roquettes à Gaza.

De nombreux Juifs se demandent maintenant si cet État séparé pour les Juifs, qui génère chroniquement de la violence, est « bon pour les juifs ». La tardiveté de cette interrogation reflète le succès de la mascarade d’Israël en tant qu' »État juif et démocratique », un oxymore tant théorique qu’idéologique. Le bombardement de Gaza a fait éclater ce ballon de propagande et a révélé le caractère d’Israël en tant que colonie de peuplement belliqueuse, victime de sa propre pratique de l’exclusion et de l’oppression.

De nombreux juifs déplorent cette pratique parce qu’elle contredit tout ce que le judaïsme enseigne, en particulier ses valeurs fondamentales : l’humilité, la compassion et la bienveillance. Ils se rendent compte que les juifs – en fait, la grande majorité d’entre eux – qui ont rejeté le sionisme il y a plus d’un siècle avaient peut-être raison. D’autres juifs se trouvent également dans une situation émotionnelle difficile. Profondément attristés par l’attaque du Hamas contre Israël et également dévastés par la réponse implacable d’Israël, ils s’inquiètent aussi de la montée du sentiment antijuif autour d’eux.

L’attaque meurtrière du Hamas du 7 octobre 2023 montre comment le déplacement et l’oppression des Palestiniens par Israël nourrissent leur haine.  Par conséquent, ils mettent physiquement en danger les juifs en Israël. Le massacre de milliers de Palestiniens à Gaza qui s’en est suivi met en péril les juifs d’Israël et d’ailleurs. Les musulmans eux-aussi deviennent des cibles, comme le témoigne l’assassinat tragique d’un Palestinien américain de six ans.

Lorsqu’Israël prétend être l’État de tous les juifs du monde, il les transforme en otages de ses politiques et de ses actions. Lorsque les organisations de la communauté juive déclarent « nous soutenons Israël », elles agissent comme des mandataires d’Israël plutôt que comme des représentants des juifs. Pour être plus précis, elles représentent les juifs dont l’identité est devenue principalement politique : les croyants en Israël, qu’ils aient raison ou tort.

Israël et le sionisme ont longtemps polarisé les juifs. Alors que les juifs du monde entier sont largement divisés entre les inconditionnels d’Israël et ceux qui le dénoncent, aucun des deux camps n’influence les actions d’Israël. Ils s’apparentent à des supporters qui soutiennent l’un ou l’autre camp et observent de l’extérieur l’évolution de la situation. Blâmer et attaquer les juifs pour les actions d’Israël est une erreur et un acte antisémite. Les récentes attaques contre les institutions juives à Montréal en sont de manifestations préoccupantes. Cela ne fait que renforcer l’affirmation sioniste fondamentale selon laquelle les juifs ne peuvent être en sécurité qu’en Israël.

Il reste à voir si la fracture entre ceux qui s’accrochent à la tradition morale juive et les convertis au nationalisme ethnique pourra un jour être réparée. Aussi fatidique soit-elle pour les juifs et le judaïsme, cette fracture est moins importante pour Israël, qui compte aujourd’hui beaucoup plus de chrétiens évangéliques que de juifs parmi ses partisans inconditionnels.

Les protestations mondiales massives n’ont jusqu’à présent affecté ni la violence vengeresse des Israéliens à Gaza, ni la fourniture d’armes américaines pour la soutenir. Il y a de quoi désespérer. Mais la tradition judaïque encourage les juifs à persévérer, même dans des circonstances apparemment sans espoir : « Il n’est pas de ton devoir d’achever l’œuvre, mais tu n’as pas non plus la liberté de t’en désister… » (Pirke Avot 2:16). Beaucoup se rendent compte que leurs protestations les ont émancipés de l’emprise émotionnelle d’Israël.

Cette émancipation a été observée dans des communautés juives très différentes, ashkénazes et sépharades, de stricte observance ou plus libérales. Ainsi, un critique ultra-orthodoxe d’Israël, habituellement hostile au judaïsme réformé, félicite un rabbin réformé d’avoir déclaré que « lorsque les partisans juifs d’Israël à l’étranger ne s’élèvent pas contre des politiques désastreuses qui ne garantissent pas la sécurité de ses citoyens et ne créent pas un climat propice à la recherche d’une paix juste avec les Palestiniens … ils trahissent des valeurs juives millénaires ».

L’armement nucléaire d’Israël ne met pas seulement en danger les Palestiniens. Il menace la région d’un Armageddon et le monde de l’option Samson. Ces scénarios apocalyptiques peuvent être déclenchés si un gouvernement israélien décide que le pays ne peut pas faire face à une menace existentielle. Cela peut signifier non seulement la menace d’une destruction physique, mais aussi la fin imminente de l’ethnocratie, de la domination institutionnalisée des juifs israéliens sur les Palestiniens.

Il y a de l’espoir. L’Angleterre a opprimé l’Irlande pendant des siècles. La France et l’Allemagne se sont livrées à de nombreuses guerres. Que faudra-t-il pour qu’Israéliens et Palestiniens vivent pacifiquement côte-à-côte ? De nombreux juifs et d’encore plus nombreux Palestiniens sont convaincus que la structure de l’État sioniste, qui s’apparente à un apartheid et qui a vécu par l’épée depuis sa création, doit changer. Ils savent que le cycle de la mort ne s’arrêtera que lorsque tous les habitants de la Terre sainte jouiront de droits égaux et auront un intérêt dans l’accord politique qui sera conclu (un État, deux États ou quelque chose d’autre). Mais d’abord il faut arrêter la violence à Gaza.

 

Yakov M. Rabkin, auteur de Au nom de la Torah : une histoire de l’opposition juive au sionisme et de Comprendre l’État d’Israël, est professeur émérite d’histoire et associé au Centre d’études internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM). Son adresse électronique est la suivante : yakov.rabkin@umontreal.ca