Version résumée et retravaillée d’une conférence donnée devant le groupe de Nuremberg de la Société anthroposophique le 10 octobre 2023

Bonsoir à tous,

Je me réjouis de me retrouver une fois encore parmi vous ce soir, bien que la raison n’en soit pas réjouissante ; c’est que je n’ai pas l’occasion tous les jours de prendre la parole dans une réunion de ce genre. Le thème que nous allons aborder ce soir et que nous avions fixé il y a quelques semaines déjà, c’est la guerre en Ukraine et ses conséquences. Entre-temps, sont arrivées d’autres actualités brûlantes, qui risquent d’évoluer en conflagration mondiale : en Arménie, en Moldavie, au Niger, éventuellement à Taïwan, et maintenant cette catastrophe en Israël, qui menace de s’embraser.

Sans être directement partie prenante à ces guerres et à ces conflits, nous sommes, en Allemagne comme en Europe, impliqués au premier chef dans ces événements. Nous sommes embarqués dans une escalade globale qui bouleverse l’ordre économique mondial dominé par l’Ouest. La question qui se pose aujourd’hui, c’est de savoir s’il va en ressortir quelque chose de nouveau et de vivable ou si le vieil ordre va juste s’effondrer avec fracas et sans alternatives.

C’est pour cette raison que je voudrais vous prévenir avant d’entrer dans les détails : ce dont nous avons besoin, c’est un armistice immédiat, non seulement en Ukraine, mais dans toutes les zones de conflit, les anciennes comme les nouvelles, l’ouverture de négociations et la recherche active de solutions pour qu’une vie digne, un avenir, soit possible sur notre planète.

Mais comment allons-nous nous y prendre ? L’aspiration à la paix n’a rien de nouveau. C’est autour de cette question que je vais m’adresser à vous.

Une chose encore que j’aimerais vous indiquer en préambule : je suis déjà venu ici, il y a cinq ans, en octobre 2018. A ce moment-là, nous avons tenu un séminaire intéressant, dont l’intitulé était « Umom Rossiu nje ponjat », ce qui veut dire : avec la raison — à compléter par ‘avec la raison seule’ —, on ne peut pas comprendre la Russie. Il s’agissait alors d’examiner le rôle que jouait la Russie dans un monde dans lequel s’esquissaient déjà les tensions qu’on voit s’accumuler actuellement. Au cours du séminaire, nous en sommes venus à considérer que la Russie, une fois stabilisée à l’intérieur sous la férule de Vladimir Poutine, avait retrouvé son rôle de modératrice des crises dans le monde. À l’époque, on voyait bien l’effet apaisant que pouvait jouer la Russie sur la crise yrienne.

La deuxième question qui se posait à nous, c’était : quel rôle joue l’Europe, et notamment l’Allemagne, dans l’approfondissement de cette confrontation entre la Russie et les USA, plus précisément, entre la Russie et le bloc anglo-américain ? Dans quelle mesure était-il réaliste d’espérer que l’Europe, et tout particulièrement l’Allemagne, se souviendrait encore de ses résolutions de 1945, qui la situaient en intermédiaire entre les deux blocs ? Pouvait-on encore espérer une inflexion de la politique européenne, notamment de direction ?

Aujourd’hui, le nouveau chancelier fédéral allemand parle d’inflexion, voire d’une ère nouvelle. Mais cette ère nouvelle retourne en son contraire le message de paix pour lequel l’Europe, l’Allemagne, voulait se prononcer à la fin de la guerre : le soutien à la guerre comme voie vers la paix.
Pour rendre plus accessible la situation à laquelle nous sommes arrivés, je voudrais porter à votre connaissance deux citations de l’actualité politique dans notre pays. La première est de notre actuelle ministre des Affaires étrangères, Mme Baerbock. Dans le cadre de sa croisade contre la Russie, on l’a récemment entendue prononcer ses mots :

« Moi aussi, je sais à quel point le prix des courses hebdomadaire a augmenté dernièrement,
mais nous savons tous aussi bien que, si nous disions : maintenant, on arrête de soutenir
l’Ukraine, le beurre ne redeviendrait pas meilleur marché pour autant. »

Ça les a fait rire. Moi aussi, c’est vrai, j’ai ri de la stupidité de cette phrase. Mais qui a oublié qu’on a déjà entendu des phrases semblables en Allemagne ? « Des canons plutôt que du beurre », disait-on à l’époque. Aujourd’hui, l’actuelle ministre des Affaires étrangères d’Allemagne se sert d’une image semblable, même si, soit dit en passant, l’image ne colle pas vraiment. Elle fait cela à un moment où, jour après jour, il devient de plus en plus clair que les milliards mis dans l’armement de l’Ukraine détruisent notre système social, notre économie. Y a-t-il encore besoin d’un commentaire sur l’esprit d’où sortent de telles phrases ?

La seconde citation que j’aimerais porter à votre attention vient du site internet The Pionier Briefing, une plate-forme multimédias qui se situe quelque part entre la presse et la télévision et qui paraît tous les jours. C’est un mixte de mainstream digital et de sérieuses exigences, un journal du niveau de la FAZ, du Spiegel et du Zeit. Sur sa page d’accueil, Pionier a publié le 4 octobre 2023 un article intitulé « L’Europe dans l’orage d’acier ». Ça aussi, on connaît déjà, non ?

Puis venait le texte : « Le vieil adage punk : ‘Tu n’as aucune chance de réussir, alors saisis-la’
fonctionne toujours dans l’Europe d’aujourd’hui. La classe politique du continent a le moral
alors que l’Europe est attaquée militairement sur son flanc Est, défiée par un flot de migrants
à sa frontière Sud et tourmentée par une dépréciation monétaire à l’intérieur. »

Mais pas un mot sur dans quelle mesure et par qui l’Europe est attaquée militairement, ni sur ce qui justifie les flots de réfugiés et la dévaluation monétaire.

Et plus loin : « Comme si tout cela ne représentait pas déjà un défi suffisamment important, voilà que trois faux amis pointent le bout de leur nez et mettent l’Europe sous pression.»

Faux ami n°1 : Victor Orban, qui a fait de Robert Fico, le ministre-président slovaque, un compagnon de lutte. Il joue avec Poutine contre l’UE, il s’oppose aux sanctions occidentales et il est payé de cet opportunisme par des contrats énergétiques juteux. Victor Orban est le Brutus de la communauté économique européenne.

Notre faux ami n°2 est installé en Turquie. La Turquie d’Erdogan n’est pas membre de l’UE, mais elle fait partie de l’OTAN, ce qui n’empêche pas son dirigeant de pactiser avec Poutine.
Rien qu’en 2022, les Russes ont ouvert 13 363 nouvelles entreprises en Turquie dans le but de contourner les sanctions occidentales. En même temps, la Turquie augmentait ses importations de pétrole russe de 98 000 barils/jour en moyenne en 2021 à 200 000 barils en 2022. Le magazine Foreign Policy parle de « deal [d’Erdogan] avec le diable » Joe Biden.

Et le troisième, c’est l’Amérique, qui est devenue elle aussi un partenaire ambigu des Européens. Sous la pression des Républicains, Joe Biden, le président américain, a acheté son compromis budgétaire en s’engageant dans un premier temps à ne plus débloquer de fonds pour l’Ukraine. Ce qui annule pour le moment la première source financière du pacte anti-Poutine.

Et en plus de tout cela, voici le paragraphe d’introduction :

« C’est précisément cette pression d’un environnement hostile qui provoque une pression au cœur de l’Europe. La rencontre du militarisme russe, de l’isolationnisme américain et de l’opportunisme est-européen contraint les Européens du cœur de l’Europe à une intimité politique. Au milieu de cet orage d’acier européen va naître — si les contractions de l’accouchement se terminent bien — quelque chose de grand. »

Qu’en dites-vous ? Que va-t-il en sortir de grand ? En tout cas, ce n’est pas la tonalité d’un appel à la paix, c’est plutôt la teneur de ce que l’on peut entendre jour après jour dans les journaux ou à la télévision de notre pays.

Regardons maintenant de l’autre côté, la Russie : il y a peu s’y est tenue la conférence de Valdai, l’équivalent approximativement de la Conférence de Munich sur la sécurité, où, une fois par an, se retrouvent pour un bilan stratégique les sommités de la politique, de l’économie et des médias de l’Ouest. La conférence de Valdai, qui existe elle aussi depuis plusieurs années déjà, est pour ainsi dire, le pendant oriental de l’environnement de l’alliance russe.

À cette conférence, Vladimir Poutine a passé quatre heures, comme il le fait tous les ans, à répondre aux questions de son auditoire. Entre autres, il s’est laissé aller à commenter les processus actuels de transformation globale et le rôle que la Russie entend y jouer.

De ce discours, je ne retiendrai qu’une phrase. Au reste, je vous recommande, si vous avez accès à Internet, de regarder vous-même ce discours parce que ce qu’en ont tiré nos médias est soit nul, soit tordu.

Voici ce que Poutine explique, entre autres : « Je suis persuadé que le chemin que prend l’humanité ne la mène ni à une fragmentation en segments concurrents, ni à une nouvelle confrontation de bloc à bloc, quelles qu’en soient les motivations par ailleurs, ni à un universalisme sans âme issu de la nouvelle globalisation ; je pense au contraire que le monde est en route vers une synergie d’États-cultures, vers de grands espaces et de grandes communautés, qui se sentent comme telles. »

À partir de la lecture que je fais de ce texte, je peux compléter : du point de vue de la Russie, il importe que ces États-civilisations, un autre terme pour multipolaire, développent tous ensemble un ordre nouveau fondé sur l’attention et la coopération réciproques. Cette exigence, selon Poutine, c’est la requête de la Russie.

Vous allez peut-être objecter que la guerre dans laquelle la Russie s’est embarquée en Ukraine est une sérieuse hypothèque par rapport à cette perspective de coopération globale. !! Effectivement, et pour la Russie, il n’en sera pas question de sitôt, même après la fin des combats. Quoi qu’il en soit, si on ne regarde pas l’historique de cette guerre, on ne peut pas comprendre comment cette hypothèque s’est réalisée. C’est l’histoire de l’encerclement échelonné de la Russie par les élargissements successifs de l’UE et de l’OTAN, par le soutien auxdites révolutions des fleurs, notamment l’enjeu du changement de régime en Ukraine en 2014 et son incorporation effective dans l’OTAN, à quoi il faut ajouter le rejet de toute proposition de la Russie pour établir une nouvelle architecture de la sécurité en Eurasie.

Rappelons-nous ici Zbigniew Brzezinski, ce stratège américain, qui déclarait peu après l’effondrement de l’Union soviétique dans son livre Le Grand Échiquier : l’Amérique et le reste du monde que les USA étaient devenus la « seule puissance mondiale » ; mais il ajoutait aussitôt : ceux qui veulent dominer le monde ne peuvent pas ne pas dominer l’Eurasie. Quiconque veut dominer l’Eurasie doit dominer la Russie. Pour pouvoir dominer la Russie, il faut sortir l’Ukraine de la zone d’influence russe. C’est sur cette ligne que s’est déroulée la politique occidentale dans les années qui ont précédé l’actuelle confrontation. Cette réalité ne fait pas de l’entrée des troupes russes en Ukraine un début de dialogue — le problème, c’est juste que le côté occidental a refusé tout dialogue sur la sécurité commune.

Pour la Russie, l’hypothèque de cette invasion ne sera levée qu’à grand-peine. Il n’en reste pas moins vrai que les positions comme celles que j’ai citées, celle de Baerbock tirées du Pionier et celle de Poutine, ne pouvaient pas être plus opposées. La Russie s’efforce de faire advenir sur son propre modèle d’organisation à plusieurs peuples, d’États à plusieurs peuples, un monde multipolaire de partenaires associés et égaux en droits, États et communautés orientées ONU, qui coopèrent entre eux. Pour l’Ouest au sens large, il s’agit de maintenir sa domination du monde d’après les consignes de « l’ordre réglementé » unipolaire proclamé par ses représentants sous l’égide des USA, ce qui, en fonction d’intérêts changeants, passe par l’ONU. C’est l’état des choses, celui dans lequel nous vivons aujourd’hui encore.

L’Ukraine symbolise aujourd’hui cette confrontation qui s’aggrave. À quoi s’ajoute cette guerre qui s’étend au Proche-Orient, et dans laquelle les conflits s’interpénètrent.

Sur toutes ces questions, il y aurait bien des choses à ajouter. Pour ma part, je vais me borner à esquisser la ligne de fond qui ressort de plus en plus clairement ; il convient ici d’ajouter que, derrière cette polarisation des blocs qui prend forme actuellement — d’une part, la Russie, la Chine et des partenaires du Sud, d’autre part, le bloc anglo-américain avec l’Union européenne dans le rôle d’auxiliaire —, monte une tension qui ramène au rang de calcul stratégique l’utilisation d’armes atomiques.

Il y a des gens à l’Ouest, et même ici, en Allemagne, qui exigent publiquement le recours aux armes nucléaires ; il y en a aussi en Russie. Il nous faut assumer ces deux positions. Ce n’est pas une question qui se pose. Mais ce dont il faut également prendre conscience, c’est que, ici même et là-bas, les réactions à de telles propositions sont diamétralement opposées.

Il y a en Russie un certain M. Karaganow, qui est à la fois un stratège bien connu et un scientifique de renom, tant en Russie que sur la scène internationale. A ce forum de Valdai dont j’ai parlé plus haut, il s’est prononcé ouvertement pour l’utilisation des armes nucléaires. Il parle, en l’occurrence d’une frappe modérée, qui pourrait servir d’exemple et amener l’Ouest à réviser son jugement sur la Russie et à mettre un terme à son escalade. Autrement, argumente-t-il, on ne pourra plus faire face à la menace de l’Ouest.

À quoi Poutine a répondu publiquement, au cours de ce même forum : « Je comprends votre sentiment, je comprends que vous vous sentiez menacé, mais avec nous, ce que vous proposez ne se passera pas. Nous avons une doctrine militaire qui interdit expressément toute frappe préventive, qui prévoit expressément que nous nous contentons de répondre en miroir. Si nous sommes menacés par des armes nucléaires ou si notre État est menacé dans son existence, l’adversaire doit savoir que sa frappe nucléaire déclenchera une riposte. Mais seulement dans ces conditions. Tout le reste sort du cadre de notre politique. »

À propos d’une réponse de Poutine qui irait dans ce sens, on n’a rien lu, rien entendu dans nos médias dominants.

Que dit la doctrine militaire américaine, pour sa part ? Elle prévoit expressément la frappe préventive comme une possibilité, comme une autorisation de principe. Voilà qui caractérise fondamentalement les attitudes respectives des uns et des autres.

Dans cette situation atomique bloquée, et instable du fait de la menace nucléaire, qui n’est plus circonscrite par aucun traité en vigueur, nous sommes noyés dans une angoisse d’anéantissement des deux côtés.

Oui, chers amis, il semble bien que notre monde pourrait s’enfoncer dans une catastrophe vertigineuse si nous ne tirons pas la sonnette d’alarme — ou bien, pour rester dans l’image, si nous ne nous mettons pas en marche pas vers une nouvelle conscience. Fermer les yeux devant une telle situation, ça n’a aucun sens. La seule question qui se pose, c’est : que faire ?

Dans ce contexte, il y aurait beaucoup de choses à dire. Mais je ne vais pas le faire maintenant. Je vais plutôt vous proposer un texte qui m’est tombé sous les yeux pendant que je préparais cette conférence d’aujourd’hui : il s’agit de l’une des quinze conférences réunies sous le titre GA191 qu’a tenues en octobre 1919 Rudolf Steiner. Il y tire le bilan de la Première Guerre mondiale qui venait alors de s’achever sous le titre : « Perceptions sociales à partir de connaissances scientifiques ». C’est la quatrième conférence, Steiner tire des enseignements de la catastrophe qui vient d’avoir lieu.

Je vais donc vous en lire quelques extraits que je relierai à ce qui se joue aujourd’hui. Voici comment commence cette conférence :

« Je voudrais développer ici devant vous certains éléments nécessaires à la compréhension et à l’action au sein de notre civilisation actuelle. Il ne sera pas très difficile de déduire de faits qui, d’une certaine manière, se reflètent partout aujourd’hui, que notre civilisation actuelle comporte des phénomènes de déclin, des forces de déclin, et qu’il est nécessaire de s’opposer  à ces forces de déclin de notre civilisation et de se tourner vers ce qui est nécessaire pour les nouvelles forces de cette civilisation. Quand nous cherchons à avoir une vision globale de cette civilisation qui est la nôtre, nous voyons qu’elle contient en elle principalement trois forces de destruction, trois forces qui, petit à petit, vont amener cette civilisation à sa perte. Tous les phénomènes affligeants auxquels nous avons déjà été confrontés, tout ce que nous avons déjà vécu dans la marche de l’humanité vers son développement, tout ce que nous vivrons encore — pour beaucoup de choses, on n’en est encore qu’au début — tout cela n’est que le symptôme isolé d’un lin qui s’accomplit dans le grand Tout à notre époque. »

Steiner parle ensuite de trois grands courants dans le monde, le courant occidental, américano-cosmogonique, dit-il, qui est tourné vers le monde, l’oriental, altruiste, indien, chinois, asiatique, et l’intellectuel libéral d’Europe centrale. Il y aurait donc ces trois forces, confirme-t-il, mais aujourd’hui, elles n’auraient pas un regard rassembleur sur le monde, elles seraient isolées, aujourd’hui, elles s’opposeraient les unes aux autres, se chevaucheraient, se restreindraient mutuellement, au lieu de se féconder les unes les autres. Plus encore : dans l’isolement de ces courants tel qu’il se dessine aujourd’hui, l’altruisme asiatique menace de se transformer en un collectivisme contraint, l’intérêt américain pour la cosmogonie en une aspiration à la domination du monde sur des bases purement économiques et l’impulsion européenne à la liberté en un individualisme d’un égoïsme forcené. Là serait le grand problème de l’époque actuelle.

D’où la question, poursuit Steiner : « Comment pouvons-nous sortir de ces symptômes du déclin de notre civilisation ? On ne peut pas cacher ces phénomènes de déclin de notre civilisation. Il faut envisager tout cela sans complexe ni réserve, il ne faut se bercer d’aucune illusion. Il faut se dire : voilà ce qui se donne à voir comme forces du déclin ; et on n’a pas le droit de croire qu’on pourrait les corriger ou les équilibrer ; ce sont des forces de déclin puissantes, que l’on peut caractériser comme telles, comme on vient de le dire. À l’inverse, il s’agit de se tourner dans la direction où on peut gagner des forces pour avancer. Et ça, ce n’est pas la théorie qui le fera. À l’époque actuelle, il peut y avoir des gens qui trouvent les plus belles théories du monde, qui ont les plus beaux principes du monde — mais on ne fait rien avec des théories. Les premiers pas, dans la vie, on ne peut les faire qu’avec les forces qui sont vraiment déjà là, présentes, auxquelles on peut faire appel. Si notre société était totalement comme je viens de la décrire, alors nous ne pourrions rien faire d’autre que nous dire qu’il faut que nous laissions cette civilisation mourir et participer à sa disparition ; car toute tentative pour corriger ce phénomène, quelle que soit l’idée ou la proposition de départ, est absurde. On ne peut que demander : ‘En réalité, la situation n’est-elle pas encore plus grave ?’ Et elle l’est, plus grave. Elle en est à un point où les hommes, aujourd’hui — comme je l’ai réalisé bien souvent à partir d’autres points de vue — ne poussent que trop vers l’absolu. Quand ils demandent ce qui est vrai, ce qu’ils demandent, en réalité, c’est ce qui est vrai dans l’absolu et non ce qui est vrai pour une période donnée. Quand ils demandent ce qui est bon, ce qu’ils demandent en réalité, c’est ce qui est bon dans l’absolu. Ils ne demandent pas : « Qu’est-ce qui est bon pour l’Europe ? Qu’est-ce qui est bon pour l’Asie ? Qu’est-ce qui est bon pour le vingtième siècle ? Qu’est-ce qui est bon pour le vingt-cinquième siècle ? Ce qu’ils demandent, c’est la bonté absolue, c’est la vérité absolue. Ils ne demandent pas ce qui est vrai dans le développement primitif de l’humanité concrète. Quant à nous, il faut que nous nous posions la question différemment car nous devons regarder la vérité en face. »

Regarder la vérité en face, pour résumer tout cela, c’est ce que fait Steiner, c’est prendre en considération les hommes, les différents groupes humains, les différentes cultures dans toute leur diversité. On ne peut arriver à se projeter dans le futur que par une collaboration équitable des différences.

Chers amis, je vous recommande vivement de lire ce texte. Il est vrai que ce discours a été prononcé il y a un siècle ; il peut donc apparaître aux yeux de certains comme un cri vain dans le désert. Pourtant, il n’a rien perdu de son sens, ni de son actualité, au contraire, il est plus actuel que jamais.

Tout cela nous paraît limpide, quand nous regardons le déroulement de l’Histoire entre la Première Guerre mondiale et aujourd’hui. Nous pouvons nous reconnaître dans un processus évolutif qui ne dépend pas uniquement de personnes isolées. Même si certains individus pensent qu’ils sont les seuls à faire la politique, c’est quand même un fleuve puissant, ce sont différents fleuves qui se sont associés ou opposés et qui continuent à agir. C’est ainsi que l’on peut voir que les défaites se répètent, mais que les victoires aussi, à l’inverse, se répètent. Nous avons eu, au début du XIXème siècle, ou plus précisément vers la fin du XVIIIe siècle, la crise du colonialisme, qui a débouché sur la Première Guerre mondiale. En sont sortis les quatorze points de Wilson, qui donnaient le cadre pour une réorganisation du monde, la volonté de transformer les colonies en États-nations libres. Des États-nations libres, concrètement, cela signifiait quand même que ces États-nations restaient soumis au pays dont ils avaient été jusque-là une colonie. Ainsi naquit du monde des colonies un monde multinational, mais quand même un monde dans lequel toutes les nations — chacune étant responsable de sa propre économie — rongeaient le même os.

Le résultat de cette ouverture fut ce qui devait arriver : ce fut d’abord une l’avancée positive, l’union des peuples, mais par la suite, hélas, le recul : la Deuxième Guerre mondiale, dans le sillage de laquelle l’héritage colonial fut déroulé en un deuxième élan de décolonisation. Puis, après la Deuxième Guerre mondiale, une grande perspective : plus jamais la guerre, plus jamais le fascisme. Bien ! Mais après, la polarisation du monde entre soviétisme et capitalisme, guerre froide, pas guerre chaude, mais quand même une guerre froide avec des à-côtés très chauds. Puis encore, l’ouverture avec Gorbatchev : de l’air ! de l’amitié ! de la liberté. Et aujourd’hui, que vivons-nous ? Une nouvelle aggravation.

Telle une chenille, cette évolution n’avance pas avec le temps. Vous savez comment les chenilles avancent ? Elles se reculent, font des bosses et continuent à avancer. Puis elles reculent, font un autre monticule et avancent encore. Puis elles font encore un monticule et continuent à avancer. Progressivement. Mais vu comme cela, jamais la chenille ne se transformera en papillon ! Autrement dit, ce n’est pas sur une défaite qu’on construit un progrès. Il faut avant cela qu’il y ait eu une chrysalide. Cette image m’a sauté aux yeux en observant les 200 dernières années.

Oui, et maintenant, la question qui se pose, naturellement, c’est celle-ci : quand nous regardons ce qui s’est éternellement répété et ce qui arrive aujourd’hui encore, où allons-nous, en tant qu’humains, affronter ce Tout ? Cela pourrait vraiment en écraser plus d’un. Je trouve donc qu’il faut que nous nous battions, tout particulièrement en ce moment, avec tout ce qui se passe dans le monde. Et je pense aussi que ce point de vue de Steiner peut nous apporter une aide certaine pour modeler la conscience nécessaire à une sortie du cycle de ces répétitions incessantes.

Il manque, dans la conférence, un détail qui fait figure aujourd’hui de nouvelle réalité. La question se pose : aujourd’hui, va-t-on voir, dans la foulée de cette troisième vague de décolonisation africaine, apparaître un nouveau courant ? Y aura-t-il de nouvelles forces extérieures au conflit judéo-arabe le long de l’axe Nord-Sud du globe ou bien est-ce que l’axe Est-Ouest, qui a déterminé jusqu’à maintenant les événements du monde et qui culmine actuellement dans la catastrophe ukrainienne reste la dynamique déterminante ? Ce sont des questions qui se posent aujourd’hui avec une acuité particulière. Si on ne veut pas se cramponner à d’anciennes façons de faire, il va bien falloir se les poser, ces questions.

Et enfin, il se pose encore une dernière question : qu’est-ce que cela a à voir avec moi ? Avec chaque individu ? Certes, ce ne sont là que des pensées générales dont je viens de rendre compte ici. Que pouvons-nous faire ? Que pouvons-nous faire pour développer de plus en plus finement cette indispensable conscience du fait que nous sommes tous unis dans ce grand processus global, je le dis tranquillement, ce processus cosmique ? Ou bien sommes-nous livrés définitivement et sans issue aux mouvements des courants, aux évolutions négatives, à la répétition de l’éternel recommencement ?

Je voudrais aborder cette question en disant : ce qui est dans le grand, c’est aussi dans le petit. De même que le grand mouvement global ne peut avoir une action positive que s’il y a une collaboration des parties qui sont, ou vont devenir, conscientes de leur intégration cosmique, de même cela vaut aussi pour les différents éléments de la vie sociale, et pour chaque individu, qui doit maintenir ses éléments essentiels dans un échange vivant. Je ne vois pas d’autre voie que celle du travail critique sur soi-même dans un cadre de respect mutuel.

Voici, chers amis, la trame d’une prochaine conférence et un défi pour chacun de nous dans notre propre manière de vivre.

Je vous remercie pour votre attention.

 

Traduit de l’allemand par Didier Aviat

L’article original est accessible ici