La Journée internationale de la non-violence est célébrée le 2 octobre en commémoration de l’anniversaire de la naissance du Mahatma Gandhi. Au-delà de l’énorme importance historique et morale de la prouesse émancipatrice anticoloniale de l’Inde, grâce à une lutte populaire massive et courageuse menée selon une méthodologie non-violente, il convient de s’interroger de manière située sur l’actualité de la non-violence en termes sociaux et personnels.

La non-violence progresse-t-elle en Amérique latine et dans les Caraïbes ? Ou n’est-elle que l’illusion d’une minorité, qu’un songe bohème ou, dans le meilleur des cas, qu’une noble aspiration ?

Est-il possible de relever des avancées non-violentes dans le cadre d’un système caractérisé par l’appropriation, l’imposition de modèles, la marchandisation du vivant ? Est-il seulement légitime d’énumérer des faits encourageants lorsque des millions de personnes souffrent au quotidien du fléau des menaces physiques, d’une misère incessante, de la discrimination, de la solitude et d’un déchirant vide existentiel ? Légitime ? Évidemment. Mais surtout, indispensable.

Violence et non-violence dans la sphère politique

La violence pointe à nouveau le bout de son nez dans la scène politique latino-américaine. En Équateur, des faits comme l’assassinat du candidat à l’élection présidentielle Villavicencia et du maire de Manta, Agustín Intriago, l’annonce d’un attentat manqué contre la candidate du mouvement « Revolución Ciudadana », Luisa González, ainsi que de multiples faits de délinquance ont assombri le panorama social. Un climat de panique constamment alimenté par les médias dominants s’est emparé des citoyens, faussant les résultats électoraux et déplaçant l’axe des discussions et des discours politiques de la précarisation socioéconomique à la précarisation de l’existence physique.

Insufflés par des acteurs similaires, derrière lesquels l’omniprésent pouvoir économique est toujours perceptible, la violence politique et les discours haineux font à nouveau rage en Argentine. Un peu plus d’un an après la tentative ratée de magnicide contre celle qui a été deux fois présidente et qui est l’actuelle vice-présidente de l’Argentine Cristina Fernández de Kirchner, le négationnisme du terrorisme d’État et la relativisation des acquis en matière de droits humains s’incarnent désormais dans une faction politique extrémiste – une fois de plus amplifiée par des médias trop concentrés – qui semble regrettablement jouer un rôle important dans le match électoral d’octobre prochain.

Pendant ce temps, dans les Caraïbes, la population haïtienne reste l’otage de bandes armées qui luttent pour s’approprier des parcelles de territoire, tandis que le pays, dévasté par des catastrophes naturelles et des dépossessions structurelles, reste aux mains d’un gouvernement illégitime soutenu par l’occupation de facto de puissances étrangères.

Au Salvador, le gouvernement est allé au-devant de la violence des gangs en appliquant des mesures violentes. Amnesty International compte environ 65 000 personnes emprisonnées. Le Salvador présente le taux d’emprisonnement le plus élevé au monde, avec plus de 2 % de sa population en prison. Dans le contexte d’un régime d’exception permanent, des prisons gigantesques ont été construites, des leaders communautaires sont privés de liberté et le travail des médias critiques est entravé. Ce schéma semble trouver un écho favorable dans la population, il est même reproduit par d’autres gouvernements centraméricains de diverses tendances politiques.

Au Pérou, un coup d’État législatif contre le président élu Pedro Castillo a précédé une vague de répression de la contestation populaire, réinstallant le pouvoir de factions au service d’un système corrompu et excluant.

Mais rien de tout cela ne ternit ni n’éclipse, comme le prétend la presse favorable aux intérêts des entreprises, les efforts et les progrès de la non-violence comme réponse politique à l’iniquité systémique.

Manifestations massives et nouveaux gouvernements populaires

Les mobilisations massives qui ont eu lieu concomitamment en 2019 au Chili, en Équateur et en Colombie, toutes éminemment pacifiques, ont réussi à gagner le bras-de-fer contre les gouvernements néolibéraux, en obtenant d’abord un succès relatif de leurs revendications, puis en faisant triompher les options progressistes dans les compétitions électorales.

De même, en Bolivie, au Honduras, au Brésil, au Pérou et, plus récemment, au Guatemala, la résistance et l’organisation d’options politiques populaires ont permis de vaincre dans les urnes les mafias oligarchiques et les coups d’État qui avaient étouffé la volonté populaire.

Il convient de mentionner tout particulièrement le rôle de premier plan des présidents Andrés Manuel López Obrador, Gustavo Petro et Lula da Silva. Aux côtés du gouvernement d’Alberto Fernández – empêtré dans la crise économique forcée qui s’est abattue sur la population argentine – ils ont été en mesure d’ériger un mur de soutènement souverain contre les incursions continues et les prétentions dominatrices des États-Unis dans la région.

Le travail de transformation des présidents du Mexique et de la Colombie, des pays déchirés par une violence indicible, progresse vers la dénaturalisation des logiques destructrices qui ont fini par devenir une douloureuse « image de marque » pour ces pays, ouvrant ainsi progressivement de nouvelles perspectives pour leurs populations.

En ce sens, le fait que la Colombie ait troqué sa politique agressive à l’égard du Venezuela contre une politique de collaboration et de bon voisinage, validée par plusieurs réunions entre les deux présidents, est une avancée majeure.

En ce qui concerne les gouvernements de Cuba, du Venezuela et du Nicaragua, de plus en plus de voix s’élèvent contre le harcèlement constant que le régime états-unien fait subir à ces pays, par le biais de mesures unilatérales contraires au droit international. Des institutions comme la OEA, des organisations non gouvernementales et des médias inféodés à la stratégie géopolitique nord-américaine mettent en avant leurs objections quant au manque de libertés, aux mesures répressives et aux menaces envers les droits humains dans ces pays. Cependant, la longue histoire d’oppressions et d’ingérence de la puissance du Nord dans les affaires intérieures de l’Amérique latine et des Caraïbes oblige à examiner ces affirmations avec un œil critique.

Le refus de l’armement nucléaire et de la guerre

D’autres réussites indubitables de la non-violence dans la région sont la position ferme de rejet de la possession ou de l’installation de toute arme nucléaire sur le territoire latinoaméricain et caribéen, exposé dans le Traité de Tlatelolco, et l’opposition à la guerre comme manière d’aborder les conflits, explicitée dans la proclamation de l’Amérique latine et des Caraïbes comme « zone de paix », ratifiée lors du 2e sommet de la CELAC à La Havane en 2014.

Conformément à ces principes, plusieurs gouvernements sont parvenus à résister aux récentes pressions de l’atlantisme, en refusant de s’engager dans le conflit en Ukraine.

La politique menée par le gouvernement de Gustavo Petro, dont l’objectif est d’atteindre une « paix totale » en Colombie, est à ce titre exemplaire. Ce concept est un synonyme sans équivoque de celui de non-violence : le gouvernement prétend ainsi mettre fin au conflit armé entre l’État et les organisations de guérilla mais aussi, et surtout, s’attaquer aux causes qui l’ont motivé, à savoir la violence liée à la dépossession des terres et l’asphyxie des populations due à la concentration des richesses entre les mains d’un petit nombre.

Mise en perspective historique et indicateurs

Selon un rapport de l’Organisation panaméricaine de la santé (2019)[1], dans le dernier quart de siècle, le continent américain (en incluant les États-Unis et le Canada) a réalisé d’importants progrès, en parvenant à augmenter l’espérance de vie de 72,3 ans à 76,9 ans. Parmi les meilleurs élèves, se trouve l’État plurinational de Bolivie, dont l’espérance de vie à la naissance a augmenté de 14 ans pour les femmes et de 11 ans pour les hommes. La « révolution démocratique et culturelle » portée par Evo Morales et les mouvements autochtones depuis 2006 ont sans aucun doute porté leurs fruits.

Une autre donnée démontre d’importantes avancées dans les politiques de soins médicaux dans la région : la réduction de la mortalité des enfants de moins de 5 ans. Selon ce même rapport, le taux moyen de mortalité des moins de 5 ans s’est réduit quasiment de moitié entre 1995 et 2017 (de 28 à 15 pour 1 000 naissances vivantes).

Toutefois, les violences meurtrières ne semblent pas reculer. En Amérique centrale, le taux de mortalité par homicide est resté élevé et constant au cours des 25 dernières années, et il a même augmenté dans les Caraïbes anglophones. Jusqu’en 2019, le plus important recul des morts violentes a été obtenu dans la région andine et le Cône sud, avec une baisse très important en Colombie, qui est passée de 98 homicides pour 100 000 habitants en 1995 à 26 en 2022, un nombre similaire à celui du Mexique.

Le nombre de morts est directement lié à l’augmentation et à l’expansion régionale des trafics d’armes et de drogues, qui sont étroitement liés. Face aux ravages qu’ils occasionnent, surtout parmi la population jeune, il est clair que le capitalisme, avec sa soif d’accumulation rapide et ses pratiques d’exclusion sociale, loin de chercher des réponses, est la principale cause de la multiplication de la délinquance et de la violence qui en résulte.

La persistance de la violence économique

Dans le champ socioéconomique, en dépit des mesures, des plans et des promesses, on n’enregistre pas d’apaisement substantiel dans la région. Selon des données de la CEPAL, les trois déciles de plus hauts revenus, qui en 2000 cumulent 69 % du revenu total, n’ont réduit leur participation que de 6 points, tandis que les 30 % aux plus bas revenus ont augmenté leur participation d’un très faible 6,7 % à 9 %. Les tranches intermédiaires sont passées de 25 à 28 % du total. Cette progression a principalement eu lieu dans la première décennie du siècle, grâce aux efforts de redistribution réalisés par différents gouvernements progressistes et à l’augmentation du niveau d’éducation de la population.

Au-delà de la légère amélioration des statistiques générales, les inégalités sont toujours galopantes en Amérique latine : les 1 % les plus riches concentrent en moyenne 19,5 % du revenu national brut, tandis que les 50 % aux revenus les plus faibles n’en réunissent que 12,6 %.

Dans les pays avec une importante classe moyenne, comme l’Argentine ou l’Uruguay, les 1 % les plus riches empochent 14 % du revenu national total, tandis que l’ensemble des 50 % les plus pauvres doivent se contenter de 16 %. La fracture s’accentue encore davantage au Chili ou au Pérou, champions de l’économie néolibérale, où la moitié la plus pauvre doit vivre avec respectivement 7 ou 6 % du revenu total, alors que les insatiables 1 % les plus riches en accumulent respectivement 23 et 25 %.

La violence a un genre et une couleur de peau. Il en va de même pour la non-violence.

Bien que les femmes soient de plus en plus conscientes qu’il est inacceptable d’endurer des mauvais traitements et des humiliations, et que de nombreuses campagnes soient menées à ce sujet, les relations toxiques et le patriarcat ne cessent de produire de hauts taux de féminicides. Le Honduras figure en tête de ces statistiques tragiques, avec 4,6 femmes assassinées chaque année pour 100 000 habitants.

Selon les données disponibles, une femme latino-américaine et caribéenne sur cinq est mariée ou engagée dans une union stable avant l’âge de 18 ans. Ces unions précoces sont associées à la maternité des jeunes filles et des adolescentes, au décrochage scolaire, à une moindre participation sur le marché du travail, à un risque accru de subir des violences liées au genre, et à un manque d’autonomie pour prendre leurs propres décisions concernant leur corps et leur vie.

Les violences sexuelles sont une des principales atteintes aux droits des femmes. Ces violences ne sont ni anecdotiques ni individuelles, elles sont ancrées dans des attitudes, des préjugés, des pratiques discriminatoires ainsi que dans les systèmes juridiques de la plupart des pays d’Amérique latine et des Caraïbes.

En raison des fortes pressions exercées par les chefs religieux sur les gouvernements et les fidèles, l’interruption volontaire de grossesse n’est pleinement légale que dans six pays : Cuba, l’Argentine, la Colombie, le Guyana, l’Uruguay et, récemment, le Mexique. Dans six autres pays, le Salvador, Haïti, le Honduras, le Nicaragua, la République dominicaine et le Suriname, l’avortement est passible de lourdes peines, pouvant aller jusqu’à la réclusion perpétuelle. Ailleurs, il est également interdit, sauf dans certains cas spécifiques, après un viol ou en cas de danger de mort.

Face à ces situations, l’un des principaux fronts actuels de la lutte non-violente est précisément celui de l’amélioration de la situation des femmes.

En termes de participation politique, des progrès sont à noter. Au début du siècle, 15 % des sièges parlementaires étaient occupés par des femmes ; en 2023, ils sont désormais 36 %. Il en va de même aux plus hauts niveaux de l’administration judiciaire : en moyenne, un tiers des juges des Cours Suprêmes sont désormais des femmes, Cuba, la Barbade, la Jamaïque et le Suriname arrivant en tête avec des proportions proches ou supérieures à 70 %.

Les personnalités féminines présentes à des postes importants de l’exécutif dans les deux premières décennies du siècle au Chili, en Argentine, au Brésil, au Costa Rica et en Jamaïque ont aujourd’hui passé le relais à Xiomara Castro au Honduras, Mia Mottley à la Barbade, Christine Kangaloo à Trinité-et-Tobago, et aux candidates présidentielles Luisa González en Équateur et Claudia Sheinbaum au Mexique.

L’élection de Francia Márquez à la vice-présidence de la Colombie est également notable, car elle se distingue à la fois par son leadership militant et par son origine afrodescendante.

Quoi qu’il en soit, même si la participation accrue des femmes dans les sphères de décision ne suffit pas à garantir des politiques positives visant à éliminer les violences liées au genre, cela facilite sans aucun doute les transformations. Mais, en fin de compte, ce sont les mobilisations massives, la protestation et les revendications du mouvement féministes qui permettent d’imposer la perspective de genre de manière transversale, en induisant des changements dans les comportements et les valeurs obsolètes.

Discrimination et lutte non-violente des peuples autochtones et afrodescendants

Pour tout héritage d’une longue chaîne d’exploitation, d’abus et de négation absolue de leurs droits subie au cours des siècles passés, les populations autochtones et afrodescendantes continuent aujourd’hui de faire l’expérience de la violence du système, sous forme de ségrégation, de discrimination, d’exclusion et d’inégalité.

Les peuples autochtones exigent le respect de leurs cosmovisions et identités, défendent leurs territoires et revendiquent de meilleures conditions de vie, devenant des acteurs dynamiques de la lutte non-violente. Par différentes mobilisations, comme les grèves de la faim, les marches, les blocages routiers, les déclarations et les actions de plaidoyer lors de divers forums nationaux et internationaux, les premières nations ont obtenu la reconnaissance et l’extension de leurs droits, créant ainsi une conscience sociale plus forte à propos des méfaits des discriminations et des avantages liés à la valorisation de la diversité.

Pour leur part, dans les nations insulaires des Caraïbes, les populations, qui descendent presque entièrement d’Africains réduits en esclavage, réclament avec véhémence des réparations aux puissances coloniales et ont entamé un vaste processus d’émancipation définitive des liens formels qui les maintiennent encore sous l’autorité de la cruelle couronne britannique. Les mouvements d’afrodescendants de différentes parties du continent revendiquent aussi fortement l’égalité des droits, après avoir joué un rôle clé dans le rétablissement de la démocratie au Brésil et l’élection de Lula à la présidence, et avoir été décisifs dans les régions de Colombie où le « Pacte historique » a largement triomphé.

En somme, la progression de la non-violence dans la région a pour axe principal l’affirmation globale des droits humains, qui ne sont pas restreints à des libertés civiques, mais conçus comme universels et égalitaires, bien loin de la manipulation dont ils font l’objet lorsque ce qui compte est d’arriver au pouvoir. Comme l’indique le penseur humaniste argentin Silo dans ses Lettres à mes amis : «

Les révolutions à venir

Sans prétendre à une analyse exégétique sur les violences et les signes du progrès de la non-violence, qui nécessiterait une étude plus approfondie et détaillée, il est évident que de multiples domaines ont été laissés de côté. Des sujets comme la science et la technologie, le modèle actuel de production et de distribution économique, l’éducation, la communication, la géopolitique, entre autres, révèleraient également une impérieuse nécessité de transformation, pour dépasser les modalités violentes ancrées dans chacun de ces domaines.

S’il était possible de relier d’une manière ou d’une autre les cônes d’ombre que projettent ces descriptions sommaires sur le vivre-ensemble et l’évolution humaine, nous pourrions les résumer en un bref aphorisme : notre système de valeurs et d’organisation sociale est comme un habit devenu trop petit pour notre espèce. Un habit qui ne peut plus être partiellement raccommodé, un habit qui devrait être entièrement renouvelé, dans son aspect extérieur mais aussi dans son essence même.

Pour entreprendre ce changement radical, ainsi que nous le soutenons sans cesse dans ces colonnes, il nous faudra travailler continuellement et simultanément à des changements systémiques sur le sujet essentiel de la transformation – à savoir, nous-mêmes – pour parvenir à une modification de la matrice culturelle qui produit ou accepte la violence comme mode relationnel entre êtres humains.

Ce mode relationnel affirme à tort que la violence est inhérente à une prétendue nature humaine statique et immobile, et part d’une prémisse, trompeuse et fatale, qui nie l’intentionnalité des autres, ce qui ne peut qu’aboutit à la souffrance et à la destruction.

L’objectif de cette révolution intérieure à venir sera de conquérir la possibilité que la non-violence s’enracine dans nos comportements et nos visions du monde, par le biais d’une configuration avancée de la conscience qui rende répugnante la violence, quelle que soit sa forme.

Qu’une telle structuration non-violente de la conscience s’installe dans les sociétés serait une conquête culturelle profonde, qui irait bien au-delà de toutes les modalités actuelles ; elle commencerait à faire partie du tissu psychosomatique et psychosocial des êtres humains pour se projeter dans toutes nos activités.

[1]https://opendata.paho.org/en/core-indicators/health-trends-1995-2019

 

Traduit de l’espagnol par Héloïse Deydier