Le 21 juin dernier, un décret adopté en conseil des ministres prononçait la dissolution des Soulèvements de la Terre. Plusieurs associations, partis politiques et particuliers avaient alors attaqué ce décret en demandant au Conseil d’État de suspendre en référé cette dissolution.

Le 11 août, les juges des référés ont fait droit à cette demande estimant que la mesure en cause caractérise une situation d’urgence (atteinte à la liberté d’association) et qu’il y avait un doute sérieux sur sa légalité.

Il est particulièrement intéressant de s’attarder sur le regard et l’appréciation que porte le Conseil d’État sur les actions de désobéissance civile et de désarmement revendiquées par les Soulèvements de la Terre (SdT).

La décision du Conseil d’État, même si elle reste à confirmer, est d’abord une excellente nouvelle. À ceux qui, au sommet de l’État, veulent s’affranchir des principes de l’État de droit, elle réaffirme le droit. Assurément, elle témoigne de la volonté de mettre un coup d’arrêt à un gouvernement de plus en plus liberticide. Celui-ci croyait s’appuyer sur l’article 212-1 du code de la sécurité intérieure (qui précise les conditions de dissolution d’une association ou groupement de fait) pour faire taire un courant de pensée et d’action incarné par les Soulèvements de la Terre. C’est lui au final qui se trouve dans l’illégalité car incapable d’apporter les preuves probantes et suffisantes qui justifient sa décision de dissolution. Le Conseil d’État est particulièrement explicite : « Ce décret porte une atteinte injustifiée et disproportionnée à la liberté de conscience, à la liberté d’expression, à la liberté de réunion et à la liberté d’association protégées par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. »

La sémantique des mots employés, encore une fois, a toute son importance[1]. Il est assez piquant et somme toute risible que le gouvernement par la voie de son représentant à l’audience du mardi 8 août ait cru bon de vouloir durcir son propos en évoquant le « basculement » des activistes des SdT de la « désobéissance civile » à la « résistance civile » : Le mouvement « est notamment à l’origine du concept de “désarmement” qui, en inscrivant les actions de sabotage dans une logique défensive des biens communs menacés, a ingénieusement convaincu des militants habituellement adeptes d’actions de désobéissance civile de basculer vers la « résistance civile » », indique le ministère de l’intérieur. L’émergence de cette expression, qui au demeurant n’apparaît pas dans le décret de dissolution, et qui voudrait montrer que les SdT ont franchi un cap dans la radicalité (« basculement »), ne manque pas d’étonner. À double titre :

– D’abord, il faut souligner que le ministère, de façon étonnante, semble ici atténuer la portée de l’action de « désobéissance civile », alors qu’il n’a de cesse de la criminaliser en ne manquant pas une occasion de marteler qu’elle est une forme d’action violente. On se souvient de « l’Affaire de Poitiers » lorsqu’au mois de septembre dernier le préfet de la Vienne avait demandé l’arrêt des subventions publiques au mouvement Alternatiba sous prétexte qu’il organisait des ateliers de formation à la désobéissance civile, notamment lors d’un village associatif les 17 et 18 septembre 2022. Il s’appuyait alors sur la loi confortant les principes de la République (CPCR), dite loi « séparatisme » pour lutter contre l’islamisme radical. Dans ses courriers aux deux collectivités qui subventionnent l’événement,  le préfet indiquait que « les associations ne doivent entreprendre ni inciter aucune action manifestement contraire à la loi, violente ou susceptible d’entraîner des troubles graves à l’ordre public ». Il précisait que les associations qui ont signé le contrat d’engagement républicain se sont engagées « à ne pas provoquer à la haine ou à la violence envers quiconque et ne pas cautionner de tels agissements ». Pour l’État, apprendre à saboter des installations nocives pour la planète est une action violente (alors qu’elle ne concerne que des biens), donc un atelier de formation à la désobéissance civile est un atelier de formation à la violence, c’est donc une action délinquante qui tombe sous le coup de la loi. CQFD.

– Le 2e point particulièrement intéressant est la référence à la « résistance civile », un concept peu employé en France, et certainement pas par les SdT à notre connaissance. De quoi s’agit-il ? La résistance civile est une pratique de résistance, collective et non armée, spontanée ou organisée, dirigée contre une force adverse puissante (gouvernement oppressif, système totalitaire, puissance militaire étrangère, coup d’État). La résistance civile est un type de lutte non-violente, mais souvent sans référence explicite au principe de non-violence. On a parlé de « résistance civile » pour qualifier l’action de civils en résistance non armée en Europe durant l’occupation nazie, lors de l’intervention des forces du Pacte de Varsovie à Prague en août 1968 ou bien pour nommer la résistance des Albanais du Kosovo contre la domination serbe dans les années 90. Ainsi, le gouvernement en utilisant l’expression « résistance civile » pour dénoncer l’action des SdT, qui pourtant ne relève pas de cette catégorie, ne reconnaît il pas implicitement qu’il se range dans la catégorie des gouvernement oppressifs ?…

Les actions de désarmement (sabotage non-violent) encouragées et mises en œuvre par les SdT ne relèvent pas de la « résistance civile » (puisque l’objectif n’est pas de renverser le gouvernement), mais bien d’une forme d’illégalisme sans violence, car il ne s’agit en aucune manière de porter atteinte à l’intégrité physique et à la vie de qui que ce soit lors de ces actions. Il s’agit de mettre hors d’état de nuire (de désarmer) des installations qui portent gravement atteinte à l’environnement et qui contribuent au dérèglement climatique. A ce titre, ces actions de sabotage peuvent être considérées comme des formes spécifiques de désobéissance civile, la seule différence étant qu’elles ne sont pas forcément réalisées à visage découvert (c’est l’un des principes de la désobéissance civile). Ce qui peut tout à fait se comprendre.

Le regard du Conseil d’État sur les actions de désobéissance civile dans son ordonnance du 11 août est particulièrement intéressant. En effet, une lecture attentive de sa décision pourrait laisser penser que cette institution légitime, voire « légalise » la pratique de la désobéissance civile dans notre démocratie. Outre le fait que le Conseil d’État rappelle que les actions de sabotage initiées par les SdT l’ont été en nombre limité, il souligne dans son ordonnance qu’elles « se sont inscrites dans les prises de position de ce collectif en faveur d’initiatives de désobéissance civile et de « désarmement » de dispositifs portant atteinte à l’environnement, dont il revendique le caractère symbolique ». Surtout, et c’est le plus important, le Conseil d’État fait remarquer que « « eu égard au caractère circonscrit, à la nature et à l’importance des dommages résultant de ces atteintes (à des biens), les juges des référés considèrent que la qualification de ces actions comme des agissements troublant gravement l’ordre public au sens du 1° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure soulève un doute sérieux » (extrait du communiqué de presse du Conseil d’État).

Pour le Conseil d’État, les actions de sabotage qui relèvent d’une symbolique de la désobéissance civile ne portent pas atteinte à l’ordre public, et en aucun cas, elles ne peuvent être assimilées à des actions armées ou violentes, à l’encontre de personnes ou de biens, telles que le code de la sécurité intérieure le précise pour justifier la dissolution des SdT. Si ces actions de désarmement ne sont pas violentes et qu’elles ne troublent pas l’ordre public, cela signifie que ces formes de désobéissance civile ont leur place dans notre démocratie et qu’elles jouent à la fois un rôle d’alerte et de contrainte pour obliger un gouvernement à changer sa vision de la lutte contre le réchauffement climatique, lui qui a par ailleurs été condamné pour « inaction climatique ». Dans cette perspective, la désobéissance civile des citoyens est un bien pour la démocratie et le climat. Elle ne doit d’ailleurs pas être que « symbolique », elle peut devenir une réelle force de pression sur le pouvoir en mobilisant l’opinion publique en soutien aux désobéisseurs civils et civiques.

Qualifier le sabotage ou le désarmement d’installations particulièrement nocives pour l’environnement de « violences » comme le fait le gouvernement est un abus de langage. Pour ma part, militant de la non-violence, je considère que le désarmement est fondamentalement une action non-violente. Toutefois, cette action doit remplir plusieurs conditions : être en lien avec la cause défendue, priver l’adversaire d’un moyen nocif et ne pas porter atteinte à la vie et à l’intégrité physiques des personnes, qu’elles soient propriétaires du lieu ou non. C’est pourquoi une action de sabotage doit être bien ciblée pour contribuer à la dynamique de la lutte non-violente. On peut considérer que la destruction de biens matériels soit contre-productive (notamment vis-à-vis de l’opinion publique) et qu’il est préférable de privilégier le démontage, la déconstruction ou « le grain de sel » plutôt que la destruction.

Les SdT, incontestablement, s’inscrivent dans la démarche du devoir et du droit à la désobéissance civile. En cherchant à « promouvoir l’idée d’un désarmement de l’industrie du béton et du complexe agro-industriel », comme l’ont fait les Faucheurs volontaires dans le combat contre les OGM, ils cherchent à élargir et amplifier les actions qui obtiennent des résultats immédiats et qui créent un rapport de force puissant avec les forces économiques et industrielles qui détruisent la planète. La force des SdT sera toujours la force du nombre. Raison de plus d’être vigilant face aux nombreuses provocations à la violence de l’État et de ses forces de répression. La préparation et l’organisation des prochaines mobilisations devront être particulièrement soignées pour ne pas prêter le flanc aux accusations de violences et donner des arguments à un pouvoir qui, sur le terrain de la violence, sera toujours vainqueur.

1 Je publierai début septembre sur ce blog un « Glossaire de la non-violence politique ».

L’article original est accessible ici