Cette conférence de Mario Rodríguez Cobos (Silo) fait partie du livre Silo parle

 

Vision actuelle de l’humanisme

Université Autonome de Madrid, Espagne. 16 avril 1993

Je remercie l’Université Autonome de Madrid de l’occasion qu’elle me procure d’exprimer mon point de vue. Je remercie son Forum Humaniste pour l’invitation qu’il m’a faite de disserter ici aujourd’hui. Je remercie de leur présence les professeurs, les étudiants, les gens de la presse et les amis. Je vous remercie tous d’être ici.

Ma dernière intervention publique à Madrid remonte au 3 novembre 1989 à l’Athénée. J’avais alors parlé d’un de mes livres qui venait d’être publié par une maison d’édition espagnole. Aujourd’hui, nous n’aborderons pas de thèmes littéraires ou poétiques. Nous parlerons d’un courant de pensée, d’un courant qui pose comme principe l’action transformatrice et qui commence à être pris en compte en raison des profonds changements qui s’opèrent dans la société. Ce courant, c’est l’humanisme. Nous analyserons brièvement ses antécédents historiques, son développement et la situation dans laquelle il se trouve actuellement.

On attribue communément deux significations au mot « humanisme ». On parle d’humanisme pour désigner toute tendance de pensée qui affirme la valeur et la dignité de l’être humain ; à partir de cette signification, l’humanisme peut donner lieu aux interprétations les plus diverses et les plus contrastées. Mais considéré dans son sens le plus strict et placé dans une perspective historique précise, le concept d’humanisme fait référence à ce grand processus de transformation qui commença entre la fin du XIVe siècle et le début du XVe siècle et qui, au siècle suivant, domina la vie intellectuelle de l’Europe sous le nom de Renaissance. Il suffit de citer Érasme, Giordano Bruno, Galilée, Nicolas de Cuse, Thomas More, Jean-Louis Vivès et Bouillé pour comprendre la diversité et l’ampleur de l’humanisme historique. Son influence se prolongea durant tout le XVIIe siècle et une grande partie du XVIIIe siècle, jusqu’aux révolutions qui ouvrirent les portes de l’ère contemporaine. Ce courant sembla s’éteindre lentement jusqu’à ce qu’il refasse surface au milieu de notre siècle dans le débat des penseurs concernés par les questions sociales et politiques.

Les aspects fondamentaux de l’humanisme historique furent, approximativement, les suivants :

– la réaction contre le mode de vie et les valeurs du Moyen Âge, ce qui entraîna une étude approfondie des autres cultures, en particulier gréco-romaine, dans les domaines de l’Art, de la Science et de la Philosophie ;

– la proposition d’une nouvelle image de l’être humain dont on exalte la personnalité et l’action transformatrice ;

– une nouvelle attitude face à la nature, acceptée comme environnement de l’homme et non plus comme un sous-monde fait de tentations et de châtiments ;

– l’intérêt pour l’expérimentation et la recherche sur le monde environnant ainsi qu’une tendance à chercher des explications naturelles sans avoir besoin de faire référence au surnaturel.

Ces quatre aspects de l’Humanisme historique convergent vers un même objectif : redonner confiance en l’être humain et en sa créativité, et considérer le monde comme le royaume de l’homme et surtout comme un royaume qu’il peut dominer par sa connaissance des sciences. À partir de cette nouvelle perspective, on éprouve le besoin de construire une nouvelle vision de l’univers et de l’Histoire. De même, les nouvelles conceptions du Mouvement Humaniste amènent à la reconsidération de la question religieuse sur le plan des structures dogmatiques, liturgiques mais aussi organisationnelles, qui imprégnaient les structures sociales du Moyen Âge.

Corrélativement à la modification des forces économiques et sociales de l’époque, l’humanisme représente un « révolutionnarisme » de plus en plus conscient et de plus en plus orienté vers la remise en question de l’ordre établi. Mais la Réforme dans le monde allemand et anglo-saxon ainsi que la Contre-Réforme dans le monde latin cherchent à freiner les nouvelles idées en réaffirmant de manière autoritaire la vision chrétienne traditionnelle. La crise passe de l’Église aux structures étatiques. Finalement, l’empire et la monarchie de droit divin sont éliminés avec les révolutions de la fin des XVIIIe et XIXe siècles.

Après la Révolution française et les guerres d’indépendance américaines, l’humanisme disparut presque ; cependant, un tréfonds social d’idéaux et d’aspirations continua d’animer les transformations économiques, politiques et scientifiques. Avec les conceptions et les pratiques qui se sont installées, l’humanisme a continué de reculer jusqu’à la fin du colonialisme, de la Seconde Guerre mondiale et de l’alignement bilatéral de la planète. Mais, après tout cela, s’ouvre à nouveau le débat sur la signification de l’être humain et de la nature, sur la justification des structures économiques et politiques, sur l’orientation de la Science et de la technologie et sur la direction des événements historiques en général.

Ce sont les philosophes de l’Existence qui donnèrent les premiers signaux : Heidegger, pour disqualifier l’humanisme comme une métaphysique de plus (cf. sa Lettre sur l’humanisme) ; Sartre, pour le défendre (cf. sa conférence L’Existentialisme est un humanisme) ; Luypen, pour en préciser le cadre théorique (cf. La Phénoménologie est un humanisme). D’un autre côté, Althusser, qui manifeste une position antihumaniste (cf. Pour Marx) et Maritain, qui s’approprie l’humanisme comme l’antithèse du christianisme (cf. son Humanisme intégral), font quelques efforts méritoires.

Après ce long chemin parcouru et après ces dernières discussions dans le domaine des idées, l’humanisme doit nécessairement définir sa position actuelle ; il doit le faire non seulement en tant que conception théorique, mais aussi en tant qu’activité et pratique sociales. Pour cela, nous nous appuierons constamment sur le document constitutif du Mouvement Humaniste, qui vient de paraître.

Aujourd’hui, la question humaniste doit être posée en référence aux conditions dans lesquelles vit l’être humain, conditions qui ne sont pas abstraites. Par conséquent, il n’est pas légitime de faire dériver l’humanisme d’une théorie sur la Nature ou sur l’Histoire, pas plus que d’une foi en Dieu. La condition humaine est telle que la rencontre immédiate avec la douleur et avec la nécessité de la dépasser est inévitable. Mais une telle condition, commune à tant d’autres espèces, trouve dans l’espèce humaine la nécessité supplémentaire de prévoir pour l’avenir la manière de dépasser cette douleur et de parvenir au plaisir. Le fait de la prévoir dans le futur est fondé sur l’expérience passée et sur l’intention d’améliorer la situation actuelle. Son travail, accumulé en productions sociales, passe et se transforme de génération en génération, dans une lutte continuelle pour dépasser les conditions naturelles et sociales dans lesquelles il vit. C’est pourquoi, l’humanisme définit l’être humain comme un être historique ayant un mode d’action sociale capable de transformer le monde et sa propre nature. Ce point est d’une importance capitale car, en l’acceptant, on ne pourra plus affirmer en toute cohérence l’existence d’un droit naturel, d’une propriété naturelle, d’institutions naturelles ou enfin, d’un type d’être humain à venir qui serait identique à celui d’aujourd’hui, comme s’il était déterminé pour toujours.

Le vieux débat concernant la relation de l’homme avec la nature trouve un regain d’intérêt. En le reprenant, nous découvrons ce grand paradoxe : l’être humain apparaît sans fixité et sans nature ; en même temps, nous remarquons chez lui une constante, son historicité. De ce fait, en tirant sur les mots, on peut dire que la nature de l’homme est son histoire, son histoire sociale. Par conséquent, chaque être humain qui naît n’est pas un premier exemplaire doté génétiquement pour répondre à son milieu, mais un être historique qui développe son expérience personnelle dans un paysage social, dans un paysage humain.

Mais, dans ce monde social, l’intention commune de dépasser la douleur est niée par l’intention d’autres êtres humains. Nous disons que des hommes naturalisent d’autres hommes en niant leur intention ; ils les transforment en objet usuel. Ainsi, la tragédie d’être soumis à des conditions physiques naturelles pousse à de nouvelles réalisations dans le travail social et la Science, réalisations qui permettent de dépasser ces conditions ; mais la tragédie d’être soumis à des conditions sociales d’inégalité et d’injustice pousse l’être humain à la révolte contre cette situation, dans laquelle on remarque qu’il ne s’agit pas du jeu de forces aveugles mais du jeu d’autres intentions humaines.

Ces intentions humaines qui discriminent les uns et les autres peuvent être contestées sur un terrain très différent de celui de la tragédie naturelle dans laquelle l’intention n’existe pas. Et c’est pour cela que dans toute discrimination un monstrueux effort est réalisé pour poser comme postulat que les différences entre les êtres humains sont dues à la nature, physique ou sociale, et que celle-ci établit son jeu de forces sans qu’intervienne l’intention. On fera des différences raciales, sexuelles et économiques, en les justifiant par des lois génétiques ou des lois de marché, mais dans tous les cas, on devra recourir à la distorsion, à la fausseté et à la mauvaise foi.

Les deux idées de base exposées précédemment (en premier lieu, la condition humaine soumise à la douleur et à son désir de la dépasser ; en second lieu, la définition de l’être humain historique et social) sont le cœur de la question pour les humanistes d’aujourd’hui. Sur ces particularités, je renvoie à mes Contributions à la pensée, dans l’essai intitulé Discussions historiologiques.

Dans le Document constitutif du Mouvement Humaniste, on déclare que l’on ne pourra passer de la Préhistoire à la véritable histoire humaine sans que soit éliminée l’appropriation violente et animale de certains êtres humains par d’autres. En attendant, on ne pourra partir d’aucune autre valeur centrale que l’être humain, entier dans ses réalisations et dans sa liberté. La proclamation :« Rien au-dessus de l’être humain et aucun être humain au-dessous d’un autre » synthétise tout cela. Si l’on pose comme valeur centrale Dieu, l’État, l’Argent ou toute autre entité, on subordonne l’être humain en créant des conditions pour le contrôler et le sacrifier ultérieurement. Pour les humanistes, ce point est évident. Nous, humanistes, sommes athées ou croyants, mais nous ne partons pas de l’athéisme ou de la foi pour fonder notre vision du monde et notre action ; nous partons de l’être humain et de ses nécessités immédiates.

Nous, humanistes, posons le problème de fond : savoir si nous voulons vivre et décider dans quelles conditions. Toutes les formes de violence– physique, économique, raciale, religieuse, sexuelle et idéologique – à cause desquelles le progrès humain a été entravé, répugnent aux humanistes. Toute forme de discrimination, manifeste ou larvée, constitue pour les humanistes un motif de dénonciation.

Ainsi, la ligne de séparation entre l’humanisme et l’anti-humanisme est tracée. L’humanisme met en avant la question du travail face au grand capital ; la question de la démocratie réelle face à la démocratie formelle ; la question de la décentralisation face à la centralisation ; la question de l’anti-discrimination face à la discrimination ; la question de la liberté face à l’oppression ; la question du sens de la vie face à la résignation, à la complicité et à l’absurde.

C’est parce que l’humanisme croit à la liberté de choix qu’il possède une éthique valable. De même, c’est parce qu’il croit à l’intention qu’il fait la distinction entre l’erreur et la mauvaise foi.

De cette façon, les humanistes fixent leurs positions. Nous ne nous sentons pas issus du néant, mais tributaires d’un long processus et d’un effort collectif. Nous nous engageons dans notre époque et proposons une longue lutte tournée vers l’avenir. Nous affirmons la diversité et nous nous opposons franchement à l’embrigadement imposé jusqu’ici et étayé par des explications comme celle-ci : « la diversité met les éléments d’un système dans un rapport dialectique, de sorte qu’en respectant les particularismes on laisse le champ libre aux forces centrifuges et désintégratrices ». Nous, humanistes, pensons le contraire et soulignons que, précisément en ce moment, enchaîner la diversité mène à l’explosion des structures rigides. C’est pourquoi, nous mettons l’accent sur la direction convergente, sur l’intention convergente et nous nous opposons à l’idée et à la pratique qui consistent à éliminer de prétendues conditions dialectiques dans un contexte donné.

Dans le Document, nous, les humanistes, nous reconnaissons les antécédents de l’Humanisme historique et nous nous inspirons des apports des différentes cultures, et pas seulement de celles qui occupent actuellement une place centrale. Nous pensons à l’avenir en essayant de surmonter la crise actuelle. Nous sommes optimistes car nous croyons dans la liberté et le progrès social. Nous, humanistes, sommes internationalistes et aspirons à une nation humaine universelle. Nous comprenons de façon globale le monde dans lequel nous vivons et nous agissons sur notre milieu immédiat. Nous n’aspirons pas à un monde uniforme mais multiple : multiple par ses ethnies, ses langues et ses coutumes ; multiple par ses localités, régions et provinces autonomes ; multiple par ses idées et ses aspirations ; multiple par les croyances, l’athéisme et la religiosité ; multiple dans le travail ; multiple dans la créativité.

Nous, humanistes, ne voulons pas de maîtres ; nous ne voulons ni dirigeants, ni chefs et ne nous sentons les représentants ni les chefs de personne. Les humanistes ne veulent pas d’un État centralisé, ni d’un para-État le remplaçant. Les humanistes ne veulent pas d’armée qui joue le rôle de la police, ni de bandes armées qui s’y substituent…

L’humanisme aborde d’emblée la discussion sur les conditions économiques. Il soutient que, dans la période actuelle, il ne s’agit pas d’approfondir la compréhension des économies féodales, des industries nationales ou des groupes multinationaux. Ces formes ont survécu au passage de l’Histoire mais, aujourd’hui, elles doivent s’adapter aux impératifs du capital financier international, un capital spéculateur qui se concentre à l’échelle mondiale. Ainsi, même l’État national a besoin de crédits et d’emprunts pour survivre. Tous mendient l’investissement et fournissent des garanties pour que la banque assume les décisions finales. Le temps approche où les entreprises elles-mêmes ainsi que les campagnes et les villes deviendront propriété incontestable de la banque. De même, le temps du para-État arrivera, où l’ancien ordre sera anéanti. Parallèlement, l’ancienne solidarité disparaît. En définitive, il s’agit de la désintégration du tissu social et de l’apparition– malgré la pénurie générale –de la déconnexion et de l’indifférence entre des millions d’êtres humains. Le grand capital étend son pouvoir non seulement sur le domaine objectif, par le contrôle des moyens de production, mais aussi sur le domaine subjectif, par le contrôle des moyens de communication et d’information. Dans ces conditions, le grand capital peut disposer à son gré des ressources matérielles et sociales, dégradant irrémédiablement la nature et écartant progressivement l’être humain. Pour cela, il dispose d’une technologie suffisante. Et, de même qu’il a vidé de sens les entreprises et les États, il vide aussi de sens la Science en la transformant en technologie produisant la misère, la destruction et le chômage. Il n’est pas nécessaire de beaucoup argumenter pour démontrer que le monde dispose aujourd’hui de conditions technologiques suffisantes pour résoudre en peu de temps les problèmes qui touchent de vastes régions du monde, à savoir : le plein emploi, l’alimentation, la salubrité, le logement et l’instruction. Si rien n’est fait dans ce sens, c’est tout simplement à cause de la spéculation monstrueuse du grand capital. Dans les pays avancés, le grand capital a désormais épuisé l’étape correspondant à l’économie de marché et commence, parallèlement à la reconversion technologique, à imposer sa discipline à la société pour affronter le chaos qu’il a lui-même produit. La croissance du chômage, la récession, ainsi que le débordement du cadre politique et institutionnel, marquent le début d’une nouvelle époque au cours de laquelle les classes et les cadres dirigeants doivent être rénovés et adaptés aux temps nouveaux. Ces changements de schéma ne représentent qu’un pas de plus vers la crise généralisée du système dans son avancée vers la mondialisation. Devant une telle irrationalité, ce ne sont pas – comme on pourrait s’y attendre – les voix de la raison qui se lèvent dialectiquement, mais plutôt les racismes, fondamentalismes et fanatismes les plus obscurs. Et si ce néo-irrationalisme en arrive à diriger des régions et des collectivités, la marge d’action des forces progressistes s’amenuisera de jour en jour. Par ailleurs, des millions de travailleurs ont déjà pris conscience aussi bien des irréalités du centralisme étatique que de l’hypocrisie de la démocratie capitaliste. Ainsi, les ouvriers se dressent contre leurs dirigeants syndicaux corrompus, tout comme les peuples remettent en question leurs partis politiques et leurs gouvernements. Mais il sera nécessaire de donner une orientation à ces phénomènes qui, sinon, s’enliseront dans des actions spontanées et sans aucune continuité.

Il sera nécessaire d’en venir au thème central des moyens de production.

Pour l’humanisme, les moyens de production sont le travail et le capital. La spéculation et l’usure sont de trop. Dans la situation actuelle, il est d’une importance décisive que la relation absurde entre ces deux facteurs soit totalement transformée. Jusqu’à présent, on a imposé que le profit revienne au capital et le salaire au travailleur, justifiant une telle répartition par le risque que comporte l’investissement, sans tenir compte de celui encouru par le travailleur soumis aux aléas du chômage et de la crise. Hormis la relation entre ces deux facteurs, la gestion et le pouvoir de décision à l’intérieur de l’entreprise sont également en jeu. En fait, le profit non destiné au réinvestissement dans l’entreprise, à son expansion ou à sa diversification dérive vers la spéculation financière. Le profit qui ne crée pas d’emplois dérive vers la spéculation financière. Par conséquent, les travailleurs doivent orienter leur lutte – juste et réalisable – pour obliger le capital à un rendement productif maximal. Mais ceci ne pourra se réaliser sans le partage de la gestion et de la direction. Comment éviter autrement les licenciements massifs, la fermeture et l’évacuation des entreprises ? Car le préjudice majeur réside dans le sous-investissement, la faillite frauduleuse, l’endettement forcé et la fuite des capitaux. Et si l’on insistait pour que les travailleurs s’approprient les moyens de production suivant les enseignements du XIXe siècle, il faudrait alors tenir compte du récent échec du Socialisme réel. Quant à l’objection qu’encadrer le capital, comme est encadré le travail, produit sa fuite vers des lieux et des zones plus profitables, on peut répondre : ceci ne se produira plus très longtemps puisque l’irrationalité du schéma actuel mène le capital vers sa saturation et vers la crise mondiale. Cette objection, outre sa totale immoralité, méconnaît le processus historique de transfert du capital vers la banque. Par le biais de ce transfert, le chef d’entreprise devient lui-même un employé sans pouvoir de décision, au sein d’un circuit dont l’autonomie n’est qu’apparente. Par ailleurs, au fur et à mesure que la récession s’accentuera, les chefs d’entreprises commenceront à prendre en considération ces différents éléments.

L’action humaniste ne peut se limiter au strict domaine du travail ou de la revendication syndicale. L’action politique est nécessaire pour empêcher que l’État soit un instrument du capital financier mondial, pour que la relation entre les facteurs de la production soit juste et pour rendre à la société l’autonomie qui lui a été enlevée.

Dans le domaine politique, la situation montre que l’édifice de la démocratie s’est gravement délabré avec la rupture de ses fondements principaux : indépendance entre les pouvoirs, représentativité et respect des minorités. L’indépendance théorique entre les pouvoirs se trouve, dans la pratique, sévèrement altérée. Il suffit de rechercher un peu partout dans le monde l’origine et la composition des pouvoirs pour démontrer les relations intimes qui les unissent. Il ne pourrait en être autrement. Tous font partie d’un même système. De sorte que les crises fréquentes – empiétement des pouvoirs, cumul de fonctions, corruption et irrégularités – correspondent à la situation globale, économique et politique d’un pays donné.

Quant à la représentativité, on pensait, depuis l’extension du suffrage universel, que l’élection des représentants du peuple et la fin de leur mandat constituaient, pour ainsi dire, un acte unique. Mais au fil du temps, on a clairement vu qu’il existait un premier acte par lequel un grand nombre élisait un petit nombre, et un deuxième acte par lequel ce petit nombre trahissait le grand nombre en représentant des intérêts étrangers au mandat reçu. Ce mal couve déjà dans les partis politiques, réduits à des sommets dirigeants coupés des besoins du peuple. Dans la machine des partis, les grands intérêts financent déjà les candidats et leur dictent la politique à suivre. Tout ceci met en évidence une crise profonde dans le concept et la mise en pratique de la représentativité.

Les humanistes proposent de transformer cette pratique en donnant une plus grande importance à la consultation populaire, au référendum et à l’élection directe des candidats. Dans de nombreux pays, il existe encore des lois qui assujettissent les candidats indépendants à des partis politiques ; de même, il existe des subterfuges et des contraintes financières qui les empêchent de se présenter devant la volonté du peuple. Toute loi s’opposant à la pleine capacité du citoyen d’élire ou d’être élu se moque des fondements mêmes de la démocratie réelle qui est au-dessus de toute règle juridique. Et si l’on parle d’égalité des chances, les média doivent se mettre au service de la population lors de la période électorale pendant laquelle les candidats exposent leurs propositions, en accordant à tous exactement les mêmes chances. Par ailleurs, on doit imposer des règles de responsabilité politique par lesquelles celui qui ne respecte pas les promesses faites à ses électeurs risque la révocation, la destitution ou le jugement politique. En effet, l’expédient pratiqué actuellement, et qui consiste à sanctionner par les urnes, au scrutin suivant, des individus ou des partis ne tenant pas leurs engagements, n’interrompt en rien le deuxième acte, c’est-à-dire l’acte de trahison envers les électeurs. La technologie offre de plus en plus de moyens pour réaliser des consultations directes sur les questions urgentes. Il est nécessaire non pas de privilégier des sondages et des enquêtes manipulées mais plutôt de faciliter la participation et le vote direct grâce aux moyens électroniques et informatiques de pointe.

Dans une démocratie réelle, on doit non seulement donner aux minorités les garanties que mérite leur représentativité, mais aussi favoriser toute mesure facilitant, dans la pratique, leur insertion et leur développement. Aujourd’hui, les minorités harcelées par la xénophobie et la discrimination demandent anxieusement à être reconnues ; dans ce sens, il est de la responsabilité des humanistes d’élever cette question au niveau des discussions les plus importantes, en prenant partout la tête de la lutte jusqu’à vaincre les néofascismes avoués ou dissimulés. En définitive, lutter pour les droits des minorités, c’est lutter pour les droits de tous les êtres humains. Mais il arrive aussi que dans un pays, des régions ou des provinces autonomes subissent la même discrimination à cause de la contrainte exercée par l’État centralisé, aujourd’hui instrument insensible dans les mains du grand capital. Ceci devra cesser par la mise en place d’une organisation fédérative dans laquelle le pouvoir politique réel reviendra aux entités historiques et culturelles.

En synthèse, mettre au premier plan la question du capital et du travail, la question de la démocratie réelle et les objectifs de la décentralisation de l’appareil d’État, c’est engager la lutte politique vers la création d’un nouveau type de société : une société flexible et en perpétuel changement ; une société en phase avec les nécessités dynamiques des peuples, aujourd’hui asphyxiés par la dépendance.

Dans la situation de confusion actuelle, il est nécessaire de discuter du thème de l’humanisme spontané ou naïf et de le mettre en relation avec ce que nous nous entendons par Humanisme conscient. À l’évidence, les idéaux et les aspirations humanistes fleurissent dans nos sociétés avec une vigueur inconnue il y a encore quelques d’années. Le monde est en train de changer avec une grande rapidité et ce changement – outre qu’il balaie les vieilles structures et les anciennes références – est en train de liquider les anciennes formes de lutte. Dans une telle situation surgissent des actions spontanées de toutes sortes ; mais elles semblent plus proches de la catharsis et des débordements sociaux que de processus ayant une orientation. C’est pour cela qu’en considérant comme humanistes des groupes, des associations et des individus progressistes – même s’ils ne participent pas au Mouvement Humaniste – nous servons l’union de forces allant dans la même direction et non un nouvel hégémonisme qui prolongerait des raisonnements et des procédés uniformisants.

Nous considérons que c’est dans les lieux de travail et d’habitation des travailleurs que la simple protestation doit se convertir en force consciente orientée vers la transformation des structures économiques. Mais il existe aussi de nombreuses activités qui réunissent des membres combatifs d’organisations syndicales et politiques. L’humanisme ne propose à personne d’abandonner son collectif pour participer au Mouvement Humaniste. Bien au contraire ! La lutte des éléments progressistes de ces organisations, qui vise à transformer les sphères dirigeantes pour que celles-là aillent au-delà des revendications immédiates, place ces éléments progressistes en convergence avec les propositions humanistes. Un très grand nombre d’étudiants et d’enseignants, habituellement sensibles à l’injustice, seront de plus en plus conscients de leur volonté de changement à mesure que la crise générale du système les touchera. Et bien sûr, les représentants de la presse, en contact avec la tragédie quotidienne, sont aujourd’hui en mesure d’agir dans un sens humaniste, tout comme un certain nombre d’intellectuels dont les travaux se veulent en contradiction avec les modèles érigés par ce système inhumain.

Nombreuses sont les positions fondées sur la souffrance humaine et qui, en ce sens, invitent à une action désintéressée en faveur des démunis ou des discriminés. Parfois, des associations, des groupes de volontaires et des secteurs importants de la population se mobilisent et apportent ainsi une contribution positive. Une grande part de leur contribution consiste assurément à dénoncer ces problèmes. Cependant, ces groupes ne fondent pas leur action sur la transformation des structures responsables de ces maux. De telles positions s’inscrivent davantage dans l’humanitarisme que dans l’humanisme conscient. On y trouve néanmoins des protestations et des actions ponctuelles susceptibles d’être approfondies et étendues.

Mais si le secteur social existant– que l’on pourrait bien appeler « camp humaniste » – est ample et diffus, le secteur – que nous pourrions appeler « camp antihumaniste »–n’est pas moins vaste. Malheureusement, des millions d’humanistes ne se sont pas encore engagés dans une voie de transformation claire tandis que des phénomènes régressifs que l’on considérait dépassés réapparaissent. Alors que les peuples sont asphyxiés par les forces que mobilise le grand capital, des positions incohérentes apparaissent et se renforcent en exploitant ce malaise canalisé vers de faux coupables. Ces néofascismes sont fondés sur une profonde négation des valeurs humaines. De même, certains courants écologistes déviés font passer la nature avant l’homme. Pour eux, le désastre écologique est catastrophique non en ce qu’il met en danger l’humanité, mais parce que l’être humain a attenté à la nature. Selon certains de ces courants, l’être humain est pollué et, par là-même, il pollue la nature. Ils trouveraient préférable que la médecine n’eût pas connu de succès dans le combat contre les maladies et dans l’allongement de la durée de la vie. « La Terre d’abord », crient-ils avec hystérie, nous rappelant les proclamations du nazisme. Partant de là, il n’y a qu’un pas vers le rejet des cultures qui polluent ou des étrangers qui salissent. Ces courants s’inscrivent aussi dans l’antihumanisme car, au fond, ils méprisent l’être humain. Leurs mentors se méprisent eux-mêmes, reflétant les tendances nihilistes et suicidaires à la mode. Une partie importante de gens sensibles adhèrent aussi à l’écologie car ils comprennent la gravité du problème que celle-ci dénonce. Mais si l’écologie prend le caractère humaniste qui lui correspond, elle orientera sa lutte contre les promoteurs de la catastrophe, à savoir : le grand capital ainsi que la chaîne d’industries et d’entreprises vouées à la destruction, toutes proches parentes du complexe militaro-industriel. Avant de se préoccuper des phoques, le courant écologique devra s’occuper de la faim, de la concentration urbaine, de la mortalité infantile, des maladies, du déficit sanitaire et du manque de logement existant dans de nombreuses parties du monde. Il mettra l’accent sur le chômage, l’exploitation, le racisme, la discrimination et l’intolérance dans ce monde technologiquement avancé ; monde qui, d’autre part, est en train de créer des déséquilibres écologiques au nom de sa croissance irrationnelle.

Il n’est pas nécessaire de s’attarder sur les diverses droites, instruments politiques de l’antihumanisme. Leur mauvaise foi atteint de tels niveaux que, périodiquement, elles se proclament représentantes de l’ »humanisme ». La mauvaise foi et le banditisme dans l’appropriation des mots sont à ce point énormes que les représentants de l’antihumanisme ont tenté de se parer du nom d’ »humanistes ». Il serait impossible de dresser l’inventaire des moyens, des instruments, des formes et expressions dont dispose l’antihumanisme. En tout cas, jeter la lumière sur ses tendances les plus sournoises contribuera à ce que de nombreux humanistes, spontanés ou naïfs, révisent leurs conceptions et le sens de leur pratique sociale.

Quant à l’organisation du Mouvement Humaniste, elle met en dynamique des fronts d’action dans les domaines du travail, du logement, des syndicats, de la politique et de la culture avec l’intention d’avoir une envergure de plus en plus large et d’assumer cette position. En procédant ainsi, elle crée les conditions d’insertion pour les différentes forces, groupes et individus progressistes, sans que ceux-ci perdent leur identité ou leurs caractéristiques propres. L’objectif de cette action consiste à promouvoir l’union des forces capables d’exercer une influence croissante sur de vastes couches de la population, donnant orientation à la transformation sociale.

Nous, humanistes, ne sommes pas naïfs et nous ne nous exaltons pas de paroles creuses. Dans ce sens, nous ne considérons pas nos propositions comme l’expression la plus avancée de la conscience sociale et nous ne pensons pas non plus que notre organisation est indiscutable. Nous, humanistes, ne feignons pas d’être les représentants des majorités. En tout cas, nous agissons en accord avec ce qui nous paraît le plus juste, visant les transformations que nous croyons les plus appropriées et les plus réalisables dans l’époque que nous vivons.

Pour en terminer avec cet exposé, j’aimerais vous faire part de ma préoccupation personnelle. Je ne pense absolument pas que nous allons vers un monde déshumanisé tel que nous le présentent certains auteurs de science-fiction, certains courants messianiques ou autres tendances pessimistes. En revanche, je crois que nous sommes parvenus à ce point précis – qui d’ailleurs s’est déjà présenté maintes fois dans l’histoire humaine – où il est nécessaire de choisir entre deux voies qui mènent à des mondes opposés. Nous devons choisir dans quelles conditions nous voulons vivre ; et je crois que, dans ce moment périlleux, l’humanité s’apprête à faire un choix. L’humanisme a un rôle important à jouer en faveur du meilleur choix.

Je vous remercie de votre attention.